Areion24.news

Les forces armées iraniennes sont-elles à la hauteur des ambitions du régime ?

Si la République islamique d’Iran reste très fragile sur le front intérieur, elle a su renforcer sa posture et son influence à l’extérieur, puisqu’elle s’impose désormais comme un acteur incontournable, reconnu comme tel par ses voisins et ses rivaux.

Le souci majeur de la République islamique consiste à demeurer indépendante (tant des Occidentaux que de la Chine et de la Russie, avec laquelle elle coopère étroitement) et à tenir à distance tous ses rivaux via une stratégie de dissuasion asymétrique et conventionnelle efficace, qui n’empêche pas la poursuite d’une confrontation clandestine avec les États-Unis, Israël, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Pour ce faire, l’Iran s’est doté d’une industrie d’armement efficace pour copier et améliorer les matériels existants, mais qui ne lui permet pas encore de concevoir des armements radicalement nouveaux, sauf dans le domaine des missiles balistiques et des drones. 

Une structure bicéphale

Sur le plan militaire, la République islamique s’est dotée de deux armées parallèles et complémentaires (voir tableau page suivante). D’une part, le corps des Gardiens de la révolution (le Sepah — littéralement la « Légion » — : les fameux Pasdaran) chargé de garantir la survie du régime, d’où son éparpillement dans les provinces et les principales villes du pays. Cette garde prétorienne fortement idéologisée, responsable de la défense des sites les plus sensibles (nucléaires, balistiques et liés au pouvoir), capte l’essentiel du budget militaire, les conscrits les mieux éduqués, l’intégralité des missiles balistiques, de même que les armements les moins anciens ; elle dispose en outre d’un vaste réservoir de forces à travers le corps des bassidjis. D’autre part, l’Armée régulière (Artesh) est chargée d’assurer la défense de frontières, de l’espace aérien et des approches maritimes. Le service militaire est censé y être plus rude, l’entraînement plus dur, les conditions de vie plus spartiates, mais l’efficacité plus grande. Ses matériels très largement obsolètes limitent toutefois ses capacités offensives. 

À ces deux armées parallèles s’ajoutent les gardes-frontières chargés de protéger les points de passage avec les sept pays limitrophes, mais aussi de lutter contre les trafics en tous genres, et plus particulièrement les trafiquants de drogue venant d’Afghanistan et du Pakistan. 

Des vulnérabilités structurelles 

La coexistence de deux forces armées parallèles est source de rivalités et de frictions, même si les Gardiens de la révolution gardent la haute main sur les décisions financières et stratégiques, notamment l’attribution des armements les plus modernes (drones et missiles). Les postes clés, notamment autour du chef d’état-major des armées, sont trustés par des pasdarans. Le ministre de la Défense et ses services, confiés à des généraux de l’armée régulière, sont cantonnés dans un rôle organisationnel et logistique. Les responsables de l’armée régulière fustigent régulièrement le manque de professionnalisme de certaines unités de pasdarans (comme lors de la destruction par erreur du Boeing d’Ukraine International Airlines le 8 janvier 2020), notamment lors de l’assassinat de scientifiques iraniens attribués aux services secrets américains et israéliens. De leur côté, les pasdarans se méfient des forces aériennes à l’origine de deux tentatives de coup d’État au début de la révolution islamique (1). 

Les capacités de déni d’accès aérien sont structurellement insuffisantes, même si les Iraniens disposent de capacités de brouillage GPS et d’importants moyens en guerre électronique et en cyber-offensif. L’Iran dispose en effet d’un nombre trop limité de systèmes antiaériens performants, qui lui permet tout juste de protéger les sites les plus sensibles liés au pouvoir (autour de Téhéran) et aux programmes nucléaire et balistique. Même les bases aériennes et navales ne disposeraient pas de systèmes de protection suffisamment efficaces. Les pilotes semblent manquer d’entraînement pour les vols d’interception nocturne. De fait, l’espace aérien iranien est considéré comme un vaste gruyère au sein duquel il paraît assez facile de se faufiler, d’autant plus que le territoire aride et montagneux pullule de canyons et vallées escarpées qui sont autant de portes d’entrée pour des raids aériens conduits par des aviations bien entraînées disposant de chasseurs furtifs et d’importants moyens de guerre électronique. 

La totalité des armements iraniens (chars, blindés, artillerie, aéronefs, navires) date de l’époque du Chah ou de la guerre Iran-Irak (1980-88). S’ils firent merveille au début de ce conflit (notamment les fameux intercepteurs F-14 Tomcat popularisés par le film Top Gun, les chasseurs bombardiers F-4E Phantom, les hélicoptères de combat AH-1 Cobra et les chars M-60), ils sont très largement obsolètes aujourd’hui et peuvent être considérés comme de troisième catégorie. Malgré l’habileté et l’ingéniosité des techniciens iraniens, il est probable que moins de la moitié du parc soit opérationnel, d’autant que les pièces de rechange des armements américains et britanniques livrés à l’époque du Chah se font désormais très rares (2). Les moins vétustes des effecteurs iraniens sont d’origine russe et se résument à 450 chars T-72S modernisés — dont on a constaté la grande vulnérabilité lors des combats en Ukraine —, des missiles antichars Kornet, des missiles sol-air portatifs Igla-S, 35 chasseurs MiG-29 et un sous-marin de classe Kilo à la valeur opérationnelle très incertaine. Sur une échelle de 1 à 5 évaluant leurs performances, tous ces matériels peuvent être crédités d’un niveau 2, là où ceux de leurs adversaires potentiels (Israël, EAU, Arabie saoudite) sont crédités d’un niveau 4 et même 5 pour les forces américaines déployées dans la région. L’aviation et la marine sont indubitablement sous-équipées au regard des ambitions régionales de l’Iran. Les projets d’équipement portant sur des chasseurs et missiles russes (Su-30MK et Su-34 ; S-400, Kalibr et Bastion) ou chinois (J-15 et J-20 ; FD-2000B) n’ont pas encore abouti ; il est peu probable que Moscou et Pékin, qui ont d’autres priorités et qui cherchent à maintenir l’équilibre régional, accèdent rapidement aux requêtes iraniennes.

Une doctrine « mosaïque » privilégiant le combat décentralisé, asymétrique et invisible

Même si le système décisionnel en matière de défense, extrêmement centralisé, reste dans la main du Guide suprême Ali Khamenei tout autant que de sa « Maison » (notamment de ses conseillers et du Conseil suprême de la sécurité nationale présidé par l’ancien amiral Ali Shamkhani depuis une décennie), l’organisation de la défense du territoire est volontairement décentralisée. Deux raisons expliquent ce choix : d’une part, les stratèges iraniens savent que leur système de commandement centralisé est vulnérable à des attaques massives, à la fois cinétiques (frappes aériennes ou balistiques), électroniques et cybernétiques ; d’autre part, la défense du régime incombe aux pasdarans, et leur structure de recrutement et de fonctionnement repose sur une base locale et territoriale. La stratégie opérative iranienne consiste donc à profiter du caractère très montagneux, aride et compartimenté du territoire iranien (et par là même de sa profondeur stratégique) pour créer des môles de défense autour de chaque grande ville et de chaque objectif stratégique, comme autant de « hérissons » capables de combattre avec un maximum d’autonomie. Les ordres sont donnés en amont et la logistique est organisée à l’échelon local. Chaque môle défensif est structuré autour d’une division de l’armée régulière et de plusieurs unités de Gardiens de la révolution, dont des bataillons « Saberin » de réaction rapide. Chaque division de pasdarans est jumelée à plusieurs bataillons de bassidjis de recrutement local qui lui servent de réservoir de forces pour combler ses pertes. Ce système favorisant une résistance acharnée vise à dissuader toute agression terrestre, aéromobile ou amphibie, bref à sanctuariser le territoire iranien de toute présence hostile au sol. Autant le régime iranien accepte l’idée de ne pas pouvoir contrer pleinement une attaque aérienne et maritime, autant il se refuse à abandonner son territoire à l’adversaire. 

En mer, l’amirauté iranienne sait qu’elle ne peut conquérir la suprématie navale dans le golfe Persique et le golfe d’Oman tant que l’US Navy et les autres marines occidentales (dont la Marine nationale et la Royal Navy) y maintiennent une présence significative. Elle sait aussi qu’il lui serait très difficile d’interdire durablement la navigation dans le détroit d’Ormuz (notamment avec ses mines, ses missiles et ses sous-marins de poche), d’autant plus qu’elle a intérêt à laisser ouvert ce détroit pour pouvoir exporter ses hydrocarbures. En revanche, en cas d’affrontement direct, elle sait qu’elle dispose des capacités de saturation (missiles, drones et aéronefs-suicide, sous-marins de poche et 2000 vedettes légères armées) pour couler ou neutraliser un Carrier Strike Group qui viendrait à s’aventurer dans le golfe Persique. Hormis ce scénario extrême, la marine iranienne se dote progressivement de moyens pour pérenniser une présence hauturière en océan Indien, en mer Rouge et si besoin en Méditerranée et dans l’Atlantique, à l’instar du Makran, ancien supertanker reconverti en navire logistique, de commandement, porte-hélicoptères, porte-missiles et même porte-vedettes lance-missiles.

Pour combattre ses adversaires en dehors de l’Iran ou faire pression sur ses interlocuteurs, Téhéran met en œuvre une doctrine « mosaïque » (3) fondée sur la combinaison de différents moyens : recours au « Service Action » de la VEVAK [services secrets] et à la Force Al-Qods (créditée de plus de 15 000 hommes), frappes balistiques revendiquées (notamment celles destinées à venger l’assassinat du général Qassem Soleimani en janvier 2020, puis celles visant de supposées installations israéliennes dans le Kurdistan irakien en mars 2022), frappes de rétorsion non revendiquées (notamment contre les militaires américains en Irak), instrumentalisation des milices favorables à la République islamique (Hezbollah au Liban, Houthis au Yémen, Hachd al-Chaabi en Irak), attaques cybernétiques, attentats et assassinats. Les dirigeants iraniens, formatés par la Révolution puis les négociations très dures avec les Occidentaux pendant la guerre Iran-Irak, continuent d’appliquer les vieilles méthodes qui ont prouvé leur efficacité, à commencer par la prise, puis l’échange d’otages. Cette dernière pratique semble rester l’un des modes opératoires privilégiés du régime iranien.

Pour planifier leurs opérations spéciales et asymétriques, les forces armées iraniennes peuvent compter sur le service d’anticipation stratégique rattaché au Guide suprême, sur leur service de renseignement et sur différents centres de recherche rattachés à la présidence de la République, au ministère des Affaires étrangères et au corps des Gardiens de la révolution. Elles ont recours également aux informations collectées par leur Boeing-707 d’écoute électromagnétique et leurs nombreux drones MALE. En matière d’observation spatiale, les Iraniens disposent du satellite Noor-2 (4) mis en orbite au printemps 2022, qui semble opérationnel puisqu’il aurait photographié plusieurs bases américaines dans le Golfe. Ils attendent également la livraison d’un satellite russe de reconnaissance de type Kanopus-V de résolution métrique.

La recherche d’une double dissuasion

Compte tenu de son histoire récente et du traumatisme de la guerre Iran-Irak, toujours vivace dans l’esprit de ses dirigeants, la République islamique est déterminée à être en capacité de dissuader toute agression émanant de ses adversaires comme de ses voisins. Pour y parvenir, deux voies s’offrent à elle. La première, conventionnelle et asymétrique, s’appuie sur des relais d’influence régionale, sur des États tampons permettant de tenir ses adversaires à distance — le fameux « axe de la résistance » —, sur des milices « proxys » à sa main, et sur un arsenal de drones et de missiles balistiques et de croisière représentant sa force de frappe à longue distance, puisque ses avions de combat n’ont plus guère de valeur opérationnelle ; cette stratégie asymétrique doit permettre d’attendre l’arrivée d’armements récents. C’est la voie officielle, qui fait sens pour le Guide suprême et la plupart des stratèges, qui constatent que l’Iran parvient à rester dissuasif sans avoir besoin de l’arme nucléaire, comme l’illustre l’absence de réaction américaine, saoudienne et émirienne aux divers incidents de ces dernières années. Cette voie asymétrique entraîne une lutte clandestine féroce avec Israël, notamment en mer Rouge, condamnée à durer tant que les deux pays n’accepteront pas d’officialiser une certaine forme de dissuasion mutuelle. 

La seconde voie possible pour l’Iran consiste à miser sur une dissuasion « non conventionnelle », dans l’hypothèse où la communauté internationale, États-Unis, Israël et pétromonarchies en tête, lui dénierait les outils de sa stratégie de dissuasion asymétrique, tout particulièrement ses missiles balistiques et son influence régionale reposant sur ses proxys. Pour l’instant, la position officielle de l’Iran vis-à-vis de l’arme atomique n’a pas changé, comme l’a rappelé le président Raïssi après son élection : « L’Iran est membre du traité de non-prolifération nucléaire (TNP). […] C’est la politique de l’Iran de considérer la production et le stockage d’armes atomiques comme interdits sur la base du décret religieux du Guide suprême, et les armes nucléaires n’ont pas leur place dans notre doctrine de défense et notre politique de dissuasion. Israël, en tant que régime qui dispose de têtes nucléaires, n’est pas en position de commenter le programme nucléaire pacifique iranien. » (5) Ceux qui restent sur cette ligne estiment que la mise au point et la fabrication d’armes nucléaires coûteraient trop cher à la République islamique, tant en termes de coût économique que de sanctions et d’isolement diplomatique. 

Il existe toutefois un nombre croissant de voix qui font valoir qu’en cas d’échec des négociations avec les États-Unis, l’Iran aurait tout intérêt à se doter d’une capacité nucléaire militaire crédible, sans forcément franchir le seuil déclaratoire de la possession de la bombe atomique. L’Iran s’imposerait ainsi comme un État du seuil, posant le dilemme de son maintien ou non dans le TNP. Ces voix font valoir que si l’Ukraine n’avait pas abandonné son arsenal nucléaire en 1994, elle n’aurait très certainement jamais été envahie par la Russie ; elles soulignent également que le dirigeant nord-coréen a sauvé son régime et qu’il est parvenu à imposer un dialogue avec Washington en affichant sa capacité nucléaire militaire ; elles estiment enfin que l’intégration de l’Iran à l’Organisation de coopération de Shanghaï permettra de compenser le coût économique et diplomatique d’une telle stratégie de maintien au seuil. 

En attendant un accord sur le JCPOA qui s’éloigne chaque jour davantage, une majorité de responsables iraniens estime sans doute utile de continuer à progresser sur la voie de la capacité nucléaire militaire pour trois raisons : faire pression sur les États-Unis et les membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies ; obtenir des contreparties économiques importantes en échange du gel d’un programme nucléaire jugé suffisamment mature pour aboutir à l’arme nucléaire ; obtenir plus aisément de la Russie et de la Chine l’acquisition d’armes de dernière génération (avions, chars, navires, sous-marins, missiles tactiques) en cas de renoncement à la bombe. En fins négociateurs, les dirigeants iraniens pourraient être tentés de penser qu’au bout du compte, si la communauté internationale continuait de procrastiner sur cet épineux dossier, l’Iran finirait par obtenir toute la palette de la dissuasion : classique, asymétrique et nucléaire. 

Au bilan, les forces armées iraniennes ne sont pas totalement en mesure d’appuyer les ambitions du régime iranien. Elles misent davantage sur leurs milices, leurs proxys et leurs services spéciaux pour faire pression sur leurs adversaires. Elles ne sont pas équipées pour envahir ou occuper leurs voisins, même si elles conservent de réelles capacités amphibies et aéromobiles pour prendre des gages dans le golfe Persique, afin de négocier ensuite si nécessaire. Même si l’Iran milite désormais pour la liberté de circulation maritime pour accéder plus aisément à la Syrie, au Vénézuéla et aux puissances asiatiques, ses forces armées peuvent harceler le trafic maritime et interdire le golfe Persique, conduire des frappes de rétorsion contre tous ses rivaux et mener des raids limités (y compris aéroterrestres) en Irak, en Afghanistan et en Azerbaïdjan, tout en envoyant si nécessaire un petit corps expéditionnaire en Syrie ou au Liban. 

<strong>Effectifs des forces armées iraniennes</strong>

<strong>Sites stratégiques iraniens</strong>

Notes

(1) La quasi-totalité des pilotes étaient alors formés aux États-Unis et nombre d’entre eux avaient adopté un style de vie « américain ».

(2) Les chiffres cités dans cet article sont extraits de l’Atlas stratégique de la Méditerranée et du Moyen-Orient (FMES, 2022) ; ils sont inférieurs à ceux habituellement cités par d’autres sources (SIPRI, FAS et Military Balance de l’IISS), car de nombreux véhicules et aéronefs servent de réserves de pièces de rechange et d’autres ont été détruits ou retirés du service au fil des ans.

(3) Pour reprendre l’expression chère au professeur Pierre Pahlavi.

(4) Leur satellite Noor-1 lancé en 2020 semble hors de contrôle.

(5) AFP (21 septembre 2021) et France 24 (30 septembre 2021). 

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°69, « Où va l’Iran ? », Août-Septembre 2022.
Quitter la version mobile