À la faveur de la flambée des prix de l’énergie, de la guerre en Ukraine et de l’enchaînement d’évènements climatiques extrêmes, l’année 2022 marque un retour en grâce du nucléaire, après dix années de désintérêt post-Fukushima.
En 2021, le parc nucléaire mondial fournissait 2653 térawattheures (TWh), soit environ 10 % de la production globale d’électricité et 4,3 % de la consommation d’énergie primaire. Dans son scénario le plus optimiste, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) ne projette qu’un doublement des capacités d’ici à 2050. Au 1er janvier 2023, on comptait 422 réacteurs en fonction dans 32 pays. La géographie du nucléaire reste inégalement répartie. À eux trois, les États-Unis, la France et la Chine concentrent la moitié des réacteurs, avec respectivement 92, 56 et 55 tranches. En ajoutant la Russie (37), la Corée du Sud (25), l’Inde (22), le Canada (19) et le Japon (17), on obtient les trois quarts du parc. La moitié des pays équipés opèrent moins de 5 réacteurs. Cela ne minimise pas l’importance nationale de ces parcs de taille réduite : l’unique réacteur slovène de Krsko produit plus d’un tiers de l’électricité du pays. L’Afrique demeure à la marge, avec une seule centrale en fonction à Koeberg (Afrique du Sud). Il en va de même pour l’Amérique du Sud, à l’exception des trois réacteurs argentins et des deux brésiliens. L’Océanie, où un moratoire sur le nucléaire est en vigueur en Australie, reste l’unique continent sans production.
Reconfigurations géographiques au cœur du nucléaire
Le point d’équilibre de la géographie du nucléaire bouge vers l’est. En Amérique du Nord, seules deux tranches sont en construction, tandis que la conjonction de prix faibles de l’électricité et de l’absence de soutien politique a mené à l’arrêt de douze réacteurs ces dix dernières années. Les autorités fédérales, parfois aidées par des mouvements militants locaux, tentent de limiter cette hémorragie, à l’image du plan de sauvetage de 6 milliards de dollars lancé au printemps 2022 par l’administration Biden en faveur des centrales menacées de fermeture. L’Europe occidentale connaît une trajectoire similaire. La troisième tranche de la centrale d’Olkiluoto en Finlande, ouverte en 2022, est le premier réacteur à démarrer dans l’Ouest du Vieux Continent depuis vingt ans. Trois y sont en construction : un en France et deux au Royaume-Uni. Parmi les pays ayant annoncé un reflux du nucléaire après Fukushima, seule l’Allemagne l’a mis en pratique. Ainsi, bien que l’année 2022 ait vu les gouvernements à Amsterdam, Londres ou Stockholm prendre des positions favorables au nucléaire, la balance reste négative : le continent a perdu 32 réacteurs en dix ans.
Les perspectives sont plus optimistes en Europe centrale et orientale, sous l’influence de la Russie. Le Kremlin tient d’abord le rôle de repoussoir, comme en Pologne qui envisage la construction de deux centrales pour limiter la dépendance à son voisin, un discours que l’on retrouve à Prague, Bratislava, Bucarest et Kyiv. Pour d’autres, comme au Bélarus, dont la première centrale a démarré en 2020, ou en Hongrie, Moscou est un fournisseur facilitant son déploiement. En Russie, les signaux restent contradictoires. D’un côté, Moscou ambitionne d’atteindre 25 % de nucléaire dans son mix électrique d’ici à 2045, nécessitant la construction de 24 réacteurs. De l’autre, le Kremlin a annoncé l’arrêt des subventions gouvernementales, faisant reposer l’extension du parc entièrement sur les revenus de son exploitant.
En Asie, les marques de Fukushima s’estompent. L’accident a fourni l’opportunité à Pékin de geler les projets qui ne faisaient pas consensus avec les gouvernements provinciaux. Le XIVe plan quinquennal vise 70 GW de capacité nucléaire d’ici 2025, une cible que la vingtaine de réacteurs en construction permettront d’atteindre sans difficulté. C’est au Japon que le revirement est le plus flagrant. Tokyo a adopté fin décembre 2022 un plan prévoyant de redémarrer ses centrales pour atteindre 20 % d’électricité nucléaire en 2030, contre 7 % aujourd’hui. La Corée du Sud suit le même chemin, avec l’élection en mars 2022 à la présidence de Yoon Seok-youl renversant la politique de sortie du nucléaire de son prédécesseur.
Des relais de croissance principalement à l’est
L’ouverture en 2020 de la première centrale du Golfe à Barakah (Émirats arabes unis) a aiguisé l’intérêt de son voisin saoudien, qui a initié en 2022 un appel d’offres pour l’achat de deux réacteurs. L’empressement de Riyad est d’autant plus fort que ses rivaux régionaux, l’Égypte et la Turquie, ont déjà lancé la construction de leurs centrales. L’Inde apparaît souvent comme le second eldorado. Le nucléaire n’y représente que 4 % du mix électrique, alors que la demande énergétique croît de 4 % par an. Si New Dehli est une porte vers les marchés sud-asiatiques, les projets tardent à s’y concrétiser, sauf au Bangladesh dont l’achèvement de la première centrale est prévu pour 2024. L’Indonésie et les Philippines, bien qu’ayant assoupli en 2022 les normes qui freinaient le développement de l’atome, restent loin de franchir le pas. L’Asie centrale pourrait se nucléariser plus rapidement, mettant à profit l’expérience acquise grâce à l’activité uranifère. 2022 a ainsi vu le Kazakhstan et l’Ouzbékistan sélectionner les sites de leurs premières centrales.
En dehors de l’Afrique du Sud et de l’Égypte, les perspectives en Afrique sont incertaines. Si le Kenya, le Nigéria, la Tanzanie, l’Ouganda, le Maroc, la Zambie et le Soudan ont exprimé leur intérêt, l’absence de cadre réglementaire stable ainsi que de main-d’œuvre formée, la volatilité de la demande et la faiblesse des réseaux électriques transnationaux freinent les investisseurs. C’est au Ghana, où le gouvernement espère signer un contrat pour sa première centrale d’ici 2025, que les efforts sont les plus avancés. Pour finir, outre le Brésil et l’Argentine qui envisagent une augmentation limitée de leur capacité de production, l’extension du nucléaire à d’autres pays latino-américains reste très hypothétique.
Une nouvelle bataille des ingénieristes nucléaires
Le paysage géopolitique du nucléaire s’est consolidé autour d’un duopole sino-russe. Réorganisée en 2007 par Vladimir Poutine au sein d’une unique société, Rosatom, l’industrie atomique russe, s’est positionnée en leader global. Elle contrôle 10 % du marché de l’extraction de l’uranium, 36 % de son enrichissement, 22 % de la fabrication du combustible et comptait 36 projets de réacteurs à l’étranger. En Chine, la filière a été rassemblée dans trois entreprises d’État, la China National Nuclear Corporation (CNNC), la China General Nuclear Power Corporation (CGN) et la State Power Investment Corporation (SPIC). Malgré les tentatives de réguler leur rivalité, ces groupes entrent en concurrence, même si CNNC a clairement pris l’ascendant. Pékin a fait du nucléaire un des porte-drapeaux de sa diplomatie technologique. Mais ces investissements peinent à se concrétiser. Seul l’allié historique pakistanais a acheté des réacteurs chinois et les efforts pour pénétrer le marché européen, via la Roumanie ou la Grande-Bretagne, n’ont pas abouti. Il en va de même en Asie du Sud-Est et en Afrique subsaharienne, où l’affrontement avec la Russie tourne à l’avantage de cette dernière. La réussite de Pékin et de Moscou repose sur les facilités de financement qu’ils proposent et que les autres ingénieristes ne peuvent égaler en raison des normes de contrôle de la concurrence qu’impose l’OCDE.
Face à eux, l’opposition cale. L’industrie états-unienne s’est délitée à mesure que le marché intérieur s’effondrait. Dans ses derniers mois au pouvoir, l’administration Trump a essayé de contrer ce déclin, une position partiellement reprise à leur compte par les démocrates. La victoire du groupe américain Westinghouse en 2022 dans l’appel d’offres polonais, devant le français EDF, témoigne de ce renouveau partiel. Elle montre aussi qu’Européens et Américains se concurrencent surtout entre eux, sans inquiéter les Russes et les Chinois. Parallèlement, l’octroi d’un second contrat par Varsovie au sud-coréen KHNP pour la fourniture d’une autre centrale confirme la place de Séoul, 14 ans après son entrée dans le marché en remportant le chantier émirati de Barakah.
Ruptures technologiques, mais stabilité diplomatique ?
Les évolutions technologiques ne changeront pas rapidement la géopolitique du nucléaire, d’abord car les réacteurs en construction aujourd’hui seront toujours en activité dans une cinquantaine d’années. Trois principales évolutions sont néanmoins devant nous. Premièrement, le développement de réacteurs de petite taille construits en usine avant d’être assemblés sur site (les Small and Modular Reactors ou SMR) pourrait ouvrir de nouveaux débouchés : pays aux réseaux électriques réduits ne pouvant pas encaisser une centrale standard, alimentation d’industries et de communautés isolées, production de chaleur pour décarboner l’industrie, fabrication d’hydrogène, désalinisation de l’eau de mer, etc. Si des startups se sont engouffrées dans la brèche, le jeu d’acteurs reste contrôlé par les ingénieristes historiques. Sur les 72 modèles de SMR en développement, seuls 21 le sont par une nouvelle entreprise. Deuxièmement, les réacteurs dits « à surgénération » pourraient renforcer l’indépendance de leurs exploitants. Leur atout est d’exploiter entièrement l’uranium, et surtout son isotope 238, qui compose 99,2 % du minerai naturel et qui ne convient pas aux technologies actuelles, voire de consommer une partie des déchets nucléaires. Certains, comme l’Inde, en ont fait l’objectif ultime quand d’autres, comme la France, abandonnaient cette filière. Seuls trois surgénérateurs de taille industrielle étaient en fonction en 2022 en Russie, en Inde et en Chine. Enfin, troisièmement, la fusion ne devrait pas avoir d’application avant 2050 dans les scénarios les plus optimistes. Le 5 décembre 2022, les équipes du National Ignition Facility (NIF) aux États-Unis dévoilaient avoir, pour la première fois dans l’histoire, produit plus d’énergie par une réaction de fusion que celle introduite pour la déclencher. Même s’il s’agit là d’une avancée scientifique majeure, les défis restent nombreux et la méthode utilisée est difficilement transposable à un réacteur électrogène.
Combustibles et déchets : des questions géopolitiques
En conséquence, le développement du nucléaire dépendra toujours de la capacité à assurer l’approvisionnement en combustibles ainsi que leur gestion après utilisation. La disponibilité de l’uranium ne posera pas problème à moyen terme. Les ressources conventionnelles identifiées en 2020 sont évaluées à 8 millions de tonnes, soit 120 à 150 années de consommation au rythme de 2022. C’est sans compter les ressources secondaires provenant du recyclage, ainsi que celles non conventionnelles, issues par exemple de l’extraction du phosphate. Le reste de l’appareil industriel nécessaire à la fabrication du combustible est déjà en surcapacité. Pour les combustibles usés, l’enjeu est d’abord politique. L’année 2023 devrait voir s’ouvrir le premier site de stockage des déchets en couche géologique profonde au monde, à Olkiluoto, en Finlande. Si cette solution est présentée comme la référence à l’international, son coût représente un obstacle pour les pays souhaitant se nucléariser. L’AIEA a ainsi ciblé l’internationalisation de la gestion des déchets comme un axe prioritaire pour son développement. Mais les projets de centralisation de la gestion des déchets restent lettre morte, bien qu’un groupe de travail soit toujours en activité au sein de la Commission européenne afin d’évaluer la faisabilité d’un site de stockage régional. Rosatom a bien compris l’aspect stratégique de cet enjeu pour son développement international, intégrant à l’accord de vente du réacteur de Rooppur (Bangladesh) le rapatriement en Russie des combustibles après utilisation, un service que le droit français, par exemple, ne permettrait pas à Framatome d’offrir à d’éventuels clients.
Légende de la photo en première page : Centrale nucléaire à Jaslovske Bohunice, en Slovaquie. Alors que l’Europe fait face à une crise énergétique, plusieurs États ont lancé des projets de nouvelles centrales nucléaires. L’UE compte aujourd’hui 106 réacteurs nucléaires en activité dans 13 États membres. Des projets de construction (en projet, en phase de construction ou de démarrage) sont en cours en Finlande, en France, en Slovaquie, en Hongrie, en Bulgarie, en République tchèque, en Lituanie, en Pologne, en Roumanie et aux Pays-Bas. (© Shutterstock)