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Arménie-Azerbaïdjan : incarnation du nouvel ordre géopolitique mondial ?

Depuis la victoire éclatante de l’Azerbaïdjan sur l’Arménie en septembre 2020, le Caucase connait une reconfiguration géopolitique majeure. Redéfinissant ainsi l’équilibre régional de manière déterminante, ce bouleversement est cependant le fruit d’une dynamique amorcée depuis les années 2000, durant laquelle plusieurs facteurs cruciaux ont évolué en faveur de l’Azerbaïdjan — notamment l’augmentation des recettes provenant des exportations de ressources naturelles, un soutien régional renforcé et un pouvoir politique central consolidé —, tandis que l’Arménie a subi un déclin démographique, une stagnation économique et, depuis 2020, les affres d’une instabilité interne qui a remis en question l’intégrité de ses institutions étatiques.

Si cette situation semble claire, que signifie réellement un tel déséquilibre géopolitique ? Plus précisément, quels sont les éléments sous-jacents d’un tel déséquilibre géopolitique, et quelles en sont les implications à terme pour un Azerbaïdjan désormais désinhibé autant que pour une Arménie dépassée par un contexte régional qui demeure volatil ? 

La Déclaration de Shusha, le nouvel ordre régional ?

L’intentionnalité des acteurs impliqués, bien que celle-ci ne soit pas toujours évidente à établir, peut être saisie au travers des déclarations, qu’elles soient formelles ou informelles. Celles-ci offrent des éléments de langage et une certaine idée du narratif invoqué, autant d’éléments pouvant être révélateurs de l’état d’esprit des protagonistes. 

La Déclaration de Shusha, datant de juin 2021, en est un exemple éloquent (1). Elle retranscrit le socle stratégique de l’axe turco-azéri dans le Caucase, en s’inspirant des « déclarations du fondateur de la République turque, Mustafa Kemal Atatürk, “La joie de l’Azerbaïdjan est notre joie, sa douleur est notre douleur” et le slogan du leader national du peuple azerbaïdjanais, Heydar Aliyev, “Une nation, deux États”, considérés comme des valeurs nationales et spirituelles des deux peuples. » Cette déclaration s’incarne aujourd’hui sur plusieurs volets : militaire, économique et culturel. 

Brièvement, le volet militaire implique que les parties encourageront l’échange de personnel militaire, réaliseront des exercices conjoints pour renforcer l’efficacité opérationnelle de leurs armées, et collaboreront dans la gestion des armements. De plus, Ankara et Bakou s’engagent à échanger des technologies et soutiendront des projets communs dans l’industrie de la défense, en particulier les drones qui ont été déterminants lors de la guerre de 2020.

Sur le volet économique et diplomatique, les parties soulignent l’importance du corridor gazier « Sud », essentiel pour la sécurité énergétique régionale et européenne. Elles s’engagent à continuer leurs efforts pour développer ce corridor et renforcer la coopération énergétique. De plus, elles projettent de consolider les axes de transport est-ouest, notamment par l’ouverture du corridor de Zanguezour et la construction du chemin de fer Nakhitchevan-Kars, favorisant ainsi les liens de transport entre les deux pays. Par ailleurs, le choix de Shusha (Shushi en arménien) pour accueillir cet événement n’est pas un hasard. Ville historiquement importante du Haut-Karabagh, la teneur symbolique y est forte, d’autant plus dans la perspective d’ouverture du Consulat général de Turquie.

Enfin, la Déclaration de Shusha réaffirme une conception civilisationnelle forte du monde turcique, transcendant les frontières anatoliennes et caucasiennes. Il s’agit de rétablir une continuité, assimilable à un cordon ombilical entre l’Asie centrale turcique originelle et l’Anatolie. Ce rêve pan-turc et néo-ottoman revêt autant un caractère stratégique (accession aux ressources naturelles d’Asie centrale et de la mer Caspienne), qu’une forme de prophétie au centre de la cosmologie des peuples turciques, séparés par une Arménie et un Iran perçus comme des remparts, et dont le corridor de Zanguezour et le Nakhitchevan seraient les ponts névralgiques brisant ces mêmes remparts. Un paradigme qui s’est confirmé cet été dans la même ville de Shusha durant le Sommet informel des chefs d’État de l’Organisation des États turcs (OET). Un sommet qui a eu pour objet « l’appropriation régionale et la coopération régionale [comme étant] les deux principes fondamentaux des efforts conjoints », ceci dans un cadre de « renforcement de la coopération régionale et de la solidarité entre les nations turques dans le contexte des luttes de pouvoir mondiales. » (2)

De cet état de fait quant aux intentions, ou du moins aux désirs avoués et clamés au travers de cette déclaration, l’Azerbaïdjan est-il en capacité d’être le véritable pont entre les steppes ancestrales d’Asie centrale et la Turquie ?

Bakou, une puissance qui s’affirme

Au regard de ses nouvelles ambitions régionales, Bakou a adopté une doctrine d’influence offensive et sophistiquée, visant à affirmer sa souveraineté et à consolider son ascendant stratégique. 

L’Azerbaïdjan, fort de son succès militaire, cherche à mener une guerre qui dépasse le champ de bataille traditionnel. Cette démarche se traduit par la capacité à saisir les opportunités politiques pour consolider les gains obtenus par les armes, tout en évitant un nouveau cycle d’hostilités qui pourrait lui être autant préjudiciable que couteux. Au cœur de cette démarche se trouve un triple objectif : 

obtenir des concessions territoriales d’Erevan — environ 50 kilomètres carrés de territoire arménien dans les provinces de Syunik et Gegharkunik depuis 2022 ;

obtenir des victoires symboliques, par exemple pour ce qui a trait à la reconnaissance du Haut-Karabagh comme partie intégrante du territoire souverain azerbaïdjanais, y compris dans la Constitution arménienne ;

devenir un hub énergétique incontournable coute que coute.

Cette approche repose sur un réseau diplomatique et de renseignement en pleine expansion, ainsi que sur la création de think tanks et de centres de recherche spécialisés dans les enjeux géostratégiques et énergétiques (3). Ces institutions renforcent l’acuité de Bakou, lui permettant d’acquérir une « souveraineté cognitive » essentielle. Si la souveraineté cognitive reste une notion émergente, je propose de la définir ici comme la capacité d’un État à concevoir de manière autonome la défense de ses intérêts dans un environnement international complexe, tout en développant une vision stratégique de sa place dans le monde. En cultivant et en mobilisant cette communauté épistémique dynamique, l’Azerbaïdjan parvient à élaborer des stratégies qui intègrent expertises locales et internationales, tout en projetant des scénarii actuels et futurs sur les trois axes précédemment énoncés. 

Couplée à une capacité matérielle et financière rendant effective et opérationnelle une telle diplomatie, Bakou souhaite exercer un contrôle par différents leviers. D’une part, la dissuasion, se traduisant par l’intimidation des soutiens internationaux au rival arménien. La stratégie d’immixtion, par le truchement d’exploitation, voire d’instrumentalisation des failles des politiques intérieures des pays considérés comme ennemis, en est un bel exemple. C’est ainsi que Bakou utilise habilement un discours anticolonial pour s’immiscer dans les affaires des DROM-COM français, soutenant les mouvements indépendantistes et créant un « Front international de libération des colonies françaises » (4). Bakou estime qu’il s’agissait d’une riposte légitime au soutien de la France à la cause arménienne, en particulier concernant le Haut-Karabagh (Artsakh en arménien), territoire souverain de l’Azerbaïdjan dans lequel la population arménienne, jusqu’à récemment majoritaire, a subi un nettoyage ethnique. D’autre part, la projection des intérêts azerbaïdjanais s’exerce à la fois par une « diplomatie du caviar », visant à limiter les critiques concernant les dérives autoritaires du régime Aliyev et le nettoyage ethnique ayant eu lieu au Haut-Karabagh, et par le développement d’une expertise géopolitique, technique et économique solide dans le domaine de l’énergie. Cette double approche, entre moyen de coercition et apport technique, permet à Bakou de défendre habilement ses intérêts sur la scène internationale.

Cependant, cette montée en puissance implique également une prise en compte des intérêts régionaux et des réalités géopolitiques des autres puissances, posant la question de la pérennité et des limites de cette stratégie.

La Turquie et l’Iran, entre rêve et méfiance

Alors que la Turquie et l’Azerbaïdjan cherchent à promouvoir l’unité symbolique par une continuité géographique du monde turcique, ce projet tend à éveiller une rivalité géopolitique majeure, l’Iran percevant cette ambition comme un irrédentisme menaçant à sa sécurité et à son influence régionale. 

Cette méfiance croissante trouve son origine dans des projets stratégiques, comme le corridor de Zanguezour. Celui-ci vise à établir une voie de transport reliant l’Azerbaïdjan au Nakhitchevan via le Sud de l’Arménie. Ce réseau repose sur deux lignes ferroviaires majeures, voire cruciales pour la continuité territoriale entre l’Azerbaïdjan et le Nakhitchevan. Cela s’inscrit dans une dorsale économique et énergétique beaucoup plus large, comprenant l’acheminement du gaz vers la Turquie et l’Union européenne. La Turquie, tout comme l’Azerbaïdjan, aspire à renforcer son influence dans le Caucase tout en tirant profit de cet axe énergétique majeur — le Southern Gas Corridor (SGC) —, dont le tronçon principal de près de 1800 km, le Trans Anatolian Pipeline (TANAP), passe justement par la Turquie. Le volume actuel transitant par le TANAP est de 16 milliards de m³, avec une estimation de transit à terme de près de 31 milliards de m³ de gaz (5). Le volume pourrait être encore bien plus important avec le TransCaspian Pipeline, reliant le réseau de gazoduc et d’oléoduc d’Asie centrale par la mer Caspienne, bien que ce projet soit pour le moment à l’arrêt. Ainsi, ce projet pan-turcique ne se limite pas à une simple unification ethnique, mais vise également à établir une forme d’hégémonie géopolitique et géoéconomique, en devenant un précieux fournisseur d’énergie à une Europe en difficulté à ce niveau.

En réponse aux initiatives turco-azerbaïdjanaises, l’Iran adopte une posture défensive, cherchant à préserver l’axe de transport vital Nord-Sud avec l’Arménie. La sécurisation des routes de transport, comme stipulé dans l’Accord trilatéral de 2020, devient alors le centre de gravité des tensions, ainsi que des projections stratégiques régionales. Cet accord vise à renforcer la connectivité en facilitant le transit entre l’Azerbaïdjan et le Nakhitchevan, à travers le territoire arménien du Syunik. L’accord prévoit également la sécurité de ce corridor, ainsi que des mesures de déploiement de forces de maintien de la paix russes pour assurer la stabilité. Cependant, cette force d’interposition ne semble pas amoindrir les tensions régionales. La perspective d’un corridor reliant Bakou au Nakhitchevan est perçue, en particulier dans son caractère exclusif, comme une menace directe aux intérêts de l’Iran. Cette configuration couperait l’axe de transport Nord-Sud, ce qui impliquerait un isolement accru de son territoire et donc une perte de son influence dans le Caucase (6). Cela, l’Iran ne peut l’accepter, au point même d’entamer des manœuvres militaires importantes sur la frontière avec l’Azerbaïdjan, la crainte d’une guerre ouverte dans la région azérie du Nord de l’Iran n’étant pas exclue (7).

Cette situation inquiète en premier lieu l’Arménie, qui voit le risque porté à son intégrité territoriale, principalement sur cette région du Syunik, sans pouvoir réagir véritablement pour défendre cette seule ouverture vers un pays allié. Un irrédentisme poussé par l’Azerbaïdjan donc, qui pourrait exacerber les tensions avec Erevan à mesure que le corridor de Zanguezour évolue dans le sens d’un axe turco-azerbaïdjanais.

Erevan, le brouillard insondable et amer 

Une série de facteurs structurels et conjoncturels révèle une paralysie gouvernementale croissante en Arménie, marquée par l’absence de leadership et l’impact profond de divisions internes. Cette instabilité politique s’accompagne d’une inertie institutionnelle entretenue par un niveau élevé de corruption et une baisse significative des investissements, que seule l’implication active de la diaspora parvient à compenser à bout de bras. 

L’Arménie apparait dépossédée de sa souveraineté. Ses élites économiques et politiques sont exposées aux ingérences, ou au moins à des attractions étrangères, ce qui limite leur capacité à tracer un avenir autonome pour le pays. Cette fragilisation s’inscrit dans un contexte régional où l’Azerbaïdjan, soutenu militairement par la Turquie et logistiquement par Israël (à travers la vente de dispositifs de défense de pointe et de drones), dispose d’un arsenal avancé. En comparaison, l’Arménie se retrouve isolée, disposant d’un matériel militaire obsolète et devant composer avec un paysage international défavorable ayant pour conséquence des alliés traditionnels peu enclins à lui venir en aide. La Russie, quant à elle, est absorbée par ses priorités stratégiques immédiates, et a progressivement réorienté son attention vers Bakou en raison du transit gazier via le SGC, qui lui permet d’exporter via ces pipelines ses hydrocarbures, et de contourner les sanctions occidentales. L’Iran, bien que soutien historique de l’Arménie et opposé à l’hégémonie turque, reste lui-même isolé dans le concert des nations. 

Face à un Azerbaïdjan alliant puissance économique, diplomatique et militaire au service d’une stratégie bien rodée, l’Arménie apparait comme une nation aux alliances figées, limitée en ressources et dépassée par les événements. Les conditions humanitaires catastrophiques de la fuite des 120 000 civils arméniens du Haut-Karabagh, ayant subi les effets dévastateurs d’un blocus pendant plusieurs mois, ont engendré un trauma profond en Arménie. Les effets psychologiques de la guerre, mêlant désillusion et désespoir de la population, compromettent toute initiative de renouveau, au risque de rompre le patriotisme qui avait permis à l’Arménie de tenir jusqu’alors. Bien que l’arrivée au pouvoir de Nikol Pachinian ait suscité l’espoir d’un renouveau démocratique, sa tentative de maintenir un équilibre entre Moscou et les puissances occidentales s’est avérée infructueuse. L’Occident n’a pas fourni le soutien escompté, tandis que le Kremlin considère désormais Erevan comme peu fiable et surtout secondaire pour ses intérêts stratégiques immédiats (8). Ce rééquilibrage s’exprime également par un soutien discret de la Russie aux projets azerbaïdjanais autour du corridor de Zanguezour, intensifiant les tensions latentes entre Téhéran et Moscou. L’Arménie se retrouve au cœur de rivalités géopolitiques contradictoires, sans disposer des leviers nécessaires pour les exploiter à son avantage. La position du gouvernement arménien est dès lors perçue par une partie de la population comme incohérente, voire à rebours des intérêts du pays.

Esseulée, avec une faible capacité militaire, et ne s’inscrivant plus dans une logique de bloc, l’Arménie ne peut compter que sur le dévolu iranien, allié historique voyant d’un mauvais œil les velléités de continuum civilisationnel et géographique d’Ankara et de Bakou. Dans ce contexte, l’Arménie est acculée, forcée d’opter pour des concessions répétées afin d’éviter un conflit ouvert dont l’issue risquerait d’être fatale pour sa survie en tant qu’État indépendant.

Perspective

En somme, la Déclaration de Shusha, en tant que fondement stratégique de l’axe turco-azéri, incarne une vision civilisationnelle qui transcende les frontières et rétablit des liens entre l’Asie centrale et l’Anatolie, et dont l’Azerbaïdjan est le nœud gordien. La stratégie habile et composite de Bakou, profitant par la même occasion d’une situation internationale confuse, est un point déterminant dans le lourd silence qui consent à entériner la place de l’Azerbaïdjan comme leader régional. À moins d’une intervention diplomatique efficace et de garanties internationales solides, la région du Caucase risque de demeurer un foyer d’instabilité où les ambitions turco-azéries et l’affaiblissement constaté de l’Arménie accentuent un jeu d’influences menaçant pour la paix. L’exacerbation des tensions pourrait catalyser de nouvelles alliances régionales, notamment avec l’Iran, ce qui risque de polariser davantage un espace déjà marqué par des fractures géopolitiques profondes.

Repères Arménie

Repères Azerbaïdjan

Notes

(1) Conseil de l’Europe, « Shusha Declaration on Allied Relations between the Republic of Azerbaijan and the Republic of Turkey », 21/06/2021 (https://​rebrand​.ly/​73r).

(2) TRT France, « Sommet de Shusha : la Turquie appelle à l’unité et à la coopération entre les nations turques », 6/07/2024 (https://​rebrand​.ly/​d​1​6​596).

(3) On peut citer notamment le SAM (Centre d’études stratégiques) rattaché au ministère des Affaires étrangères, ou le récent Centre d’analyse des relations internationales (AIR Center).

(4) Outre-mer La 1ère et AFP, « Des indépendantistes ultramarins créent un “front de libération” lors d’un congrès en Azerbaïdjan », 18/07/2024 (https://​rebrand​.ly/​0​b​3​c0d).

(5) Olivier Tosseri, « Un nouveau gazoduc pour approvisionner l’Europe depuis le Caucase », Les Échos, 27/11/2020 (https://​rebrand​.ly/​9​i​j​8​l5e).

(6) Rövşən Məmmədli, « Does the Russia-Iran rift in the Caucasus create an opportunity for the West? », The Moscow Times, 26/09/2024 (https://​rebrand​.ly/​d​7​5​34d).

(7) Ibid.

(8) Gaïdz Minassian, Arménie-Azerbaïdjan, une guerre sans fin ?, Passés Composés, février 2024.

Légende de la photo en premère page : Le 10 juin 2024, le président d’Azerbaïdjan, Ilham Aliyev (à gauche), est reçu à Ankara par son homologue turc, Recep Tayyip Erdogan. Alors que les deux pays cherchent à promouvoir l’unité symbolique par une continuité géographique du monde turcique, le ministre turc de la Défense, Yasar Güler, a déclaré qu’« un accord de paix entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie garantira le calme et la stabilité dans la région du Caucase ». (© President​.az)

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°83, « Géopolitique des conflits dans le monde 2025 », Décembre 2024-Janvier 2025.
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