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Quel avenir politique pour l’Union européenne ?

Le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker – qui l’avait lui-même proclamée « Commission de la dernière chance » –, déclarait en juin 2016 que les conséquences du Brexit, en osant toucher à un tabou, allaient occuper l’UE pour longtemps. Si beaucoup espèrent ou attendent une grande initiative pour relancer la construction européenne qui traverse de multiples crises, Jean-Claude Juncker souhaite des actions prudentes et concertées, préférant pour l’instant éviter les affrontements et attendre de connaître ses nouveaux interlocuteurs français et allemand en 2017. (© 360b/Shutterstock)
Entretien avec Charles de Marcilly, responsable du bureau de Bruxelles de la Fondation Robert Schuman, sur l'avenir de l'Union européenne.

Ces dernières années, l’Union européenne (UE) a traversé de nombreuses crises – économique, politique, sécuritaire et humanitaire – qui ne sont pas restées sans impact sur ses institutions. L’euroscepticisme gagne en influence partout en Europe et le désamour des citoyens à l’égard des institutions européennes grandit chaque jour. Jugée trop technocrate, souffrant d’un déficit démocratique, impuissante ou incapable de s’unir sur les sujets importants, l’Union européenne semble aujourd’hui à un tournant de son histoire, obligée de se réinventer. Quelles sont les réformes nécessaires pour raviver le « rêve européen » ? Peuvent-elles être menées à bien ?

Charles de Marcilly : Certes, ce pessimisme ambiant ne pousse pas à l’enthousiasme ! Il ne concerne d’ailleurs pas que l’Union européenne, et on observe une réelle fatigue des démocraties occidentales face aux défis de la mondialisation, des flux migratoires illégaux ou aux résultats de politiques portées par des responsables présents depuis plusieurs décennies. L’élection de Donald Trump l’illustre également, et il est difficile d’en blâmer Bruxelles !

Pourtant, l’Union européenne est une des économies majeures de la planète, représentant 17 % de la richesse créée dans le monde. Premier marché de consommation par le pouvoir d’achat moyen de ses 500 millions de citoyens, elle constitue une force d’attraction exceptionnelle. Cinquante-cinq pourcents des investissements américains à l’étranger sont destinés aux Européens. Le changement de paradigme probable entrainé par l’élection d’un président américain concentré sur la politique domestique redistribue les cartes de la géopolitique mondiale, mais également des flux commerciaux et financiers.

Collectivement, nous pourrions être leader sur ces deux aspects. Désunis, nous serons peu à même d’assurer prospérité et sécurité à quelques exceptions près. Le repli sur soi mènera au contraire à renforcer les difficultés. Regardez le Royaume-Uni, qui mise sa prospérité future sur des accords de libre-échange bilatéraux et qui commence à mesurer la difficulté de négocier seul face aux autres puissances commerciales. Peut-il bénéficier d’un meilleur « deal » que les 28 réunis ? 

Maintenant, les défis les plus importants viennent de l’extérieur (climat, mouvements de population, début de la crise économique en 2008, dumping commercial, voisinage en feu…), mais les réponses sont lentes à venir par la faute de freins intérieurs, que ce soit sur la gestion de la monnaie unique ou une voix diplomatique commune forte. Nous sommes à mi-chemin sur de nombreux sujets pour réellement devenir une force collective incontournable. Les Européens pèchent encore souvent par naïveté, excès de prudence et volonté collective, alors que les défis ont des conséquences immédiates ressenties par les citoyens, si on pense aux flux migratoires, ou au chômage structurel qui touche de trop nombreux pays.

Le « rêve européen » que vous évoquez se définit aujourd’hui d’abord par une approche pragmatique. Sans dynamique positive sur les sujets cités, il n’y aura pas de rêve. La Commission européenne y répond en se concentrant sur une dizaine de priorités, dont l’achèvement du marché unique, l’environnement, la sécurité… Les États se réunissent à chaque crise, mais si les réponses finissent par arriver, c’est souvent en réaction plutôt que par anticipation. Un exemple me semble particulièrement parlant : le 11 décembre 2016, la Chine ne sera plus sujette à un statut particulier dans ses relations commerciales avec les Européens. Pourtant, ce n’est pas une économie de marché et les cas de dumping sont avérés. Sur l’acier, les Européens imposent des droits de douane d’environ 25 %, contre plus de 250 % pour les importations d’acier chinois aux États-Unis ! La Commission européenne a proposé en avril 2013 de renforcer nos instruments de défense commerciaux. Pourtant, douze États bloquent au Conseil l’application de droits de douane plus prohibitifs, essentiellement par crainte de mesures de rétorsion. Si nous n’agissons pas ensemble, aucun État ne pourra dicter des normes commerciales en accord avec ses préférences collectives – sociales, environnementales… – à des économies telles que l’Inde ou la Chine. Si renforcer la proximité entre les décisions politiques et le citoyen est une évidence, il n’y a pas nécessairement l’impérieuse nécessité de se réinventer. Tous les instruments sont disponibles, il faut surtout la volonté politique de les utiliser en commun et de les améliorer. C’est valable pour la lutte contre les comportements fiscaux abusifs, une politique commerciale qui rende la mondialisation acceptable, une vision industrielle ambitieuse, une politique de concurrence pragmatique ou la sécurisation des frontières communes pour lutter contre l’immigration illégale. 

En juin, les Britanniques votaient en faveur du Brexit, à la grande surprise de bon nombre d’entre nous, y compris des partisans du Brexit eux-mêmes. Quelles peuvent être les conséquences de ce vote sur l’Union européenne, à court terme, et à plus long terme ? 

Le Brexit constitue une amputation économique, politique, stratégique et culturelle, si l’on pense à l’accès au Commonwealth. À long terme, le cadre des relations futures entre Londres et Bruxelles, qui reste à définir, transformera probablement l’architecture de l’Union, en redéfinissant l’articulation entre l’Europe du marché unique et celle de la zone euro, naturellement plus favorable à une intégration politique.

Il s’agit d’abord du choix unilatéral des Britanniques et il faut le respecter. Après une période de surprise et de flou, ces derniers commencent à s’organiser et l’article 50 du traité de Lisbonne qui permet d’entamer les négociations de sortie (mais pas nécessairement de définir les relations futures) devrait être activé au premier trimestre 2017. J’utilise le conditionnel car des péripéties internes au Royaume-Uni entrainent une incertitude. Quel sera l’effet d’une consultation parlementaire ou de l’absence de prise en compte des demandes écossaises ? 

Une fois cette volonté de sortie notifiée auprès de Bruxelles, une période de négociation de deux années s’ouvre. La question principale selon moi est de savoir si les 27 auront une vision collective égoïste et proposeront ainsi un front uni face aux demandes britanniques, notamment sur l’accès au marché intérieur, ou si chaque État regardera d’abord sa balance commerciale et sera donc amené à davantage de clémence. 

À court terme, malgré les divergences qu’il a fait apparaître sur les différentes conceptions de l’Union coexistant en Europe, le résultat du référendum a rassemblé les 27 États membres « restants » autour d’une ambition partagée, celle de relancer l’intégration dans certains domaines tels que les investissements, la jeunesse ou encore la sécurité, point sur lequel de réelles avancées ont été obtenues, comme l’illustre l’entrée en service d’un corps européen de gardes-côtes et de gardes-frontières le 6 octobre dernier. 

Dégager une vision à long terme de l’Europe, commune et rassembleuse, semble difficile à l’heure où l’on négocie encore à 28 ce qui sera appliqué à 27. Le sommet de Bratislava du 16 septembre 2016 a tracé une feuille de route concrète pour redonner une « impulsion » à l’Union, mais n’a pas fait émerger une mesure symbolique capable de rassembler les opinions européennes. Les États divergent encore sur la meilleure façon d’avancer. Méthode communautaire ou intergouvernementalisme systématique ? Pour être pragmatique, c’est l’intergouvernementalisme au service du communautaire – et pas des égoïsmes nationaux – qui permettra de progresser. Les crises successives nous y contraignent. 

Londres est désormais engagée sur la voix du Brexit et les longues négociations à venir augurent d’un « divorce » qu’on annonce compliqué. Quelle va être la position de Bruxelles – qui a annoncé qu’elle négocierait « fermement » – dans ces négociations, et quels sont les enjeux pour l’UE ?

Comme tout divorce portant sur des biens ou de l’argent, la négociation sera âpre et difficile. D’un côté, Theresa May s’est engagée à respecter la volonté du peuple et des classes populaires qui ont avant tout voté pour « reprendre le contrôle », même si cela reste vague concernant les frontières, car le Royaume-Uni ne fait pas partie de Schengen ! En revanche, c’est très clairement un message contre la libre circulation des travailleurs. Theresa May souhaite dissocier les libertés de circulation (biens, capitaux, personnes) alors que c’est une ligne rouge pour les Européens. Les capitales se montreront intransigeantes, craignant que ce vote ne crée un précédent et ne devienne la référence des populismes en Europe. 

C’est pourquoi l’Union n’accédera sûrement pas aux revendications de Theresa May qui affirme que le Royaume-Uni sera en mesure de maintenir son accès au marché européen tout en supprimant la liberté de circulation des personnes venant de l’UE, condition essentielle à l’accès au marché unique. 

Parmi les nombreuses politiques européennes qui seront concernées, une mérite particulièrement l’attention. Les Brexiters souhaitent multiplier les accords de libre-échange bilatéraux une fois la séparation actée. Or, ils sont toujours membres de l’Union européenne et participent aux négociations avec les entités tiers telles que le Canada par exemple. Une clarification s’impose donc vis-à-vis de nos partenaires qui s’interrogent sur le bien-fondé de négocier avec la Commission (le commerce est une compétence exclusive européenne) un accord pour 28 États membres mais qui ne s’appliquera vraisemblablement qu’à 27 d’entre eux. Ce cheval de Troie britannique qui souhaite faire cavalier seul pose une réelle question de crédibilité collective dans cette phase de séparation, que je vois trop souvent peu abordée. 

Or, chaque État membre dispose d’un droit de veto sur tout accord de Brexit qui, de plus, sera soumis à l’approbation du Parlement européen et celui-ci, dans l’intérêt de ses citoyens, refuserait d’approuver une telle dérogation. Ainsi, l’Union européenne est en position de force dans les négociations, car si à l’issue des deux années de négociation aucun accord n’est trouvé, le Royaume-Uni deviendra automatiquement un État tiers tel la Bolivie ! Une fois le compte à rebours déclenché, le temps joue clairement contre les Britanniques, ce qui explique leur manque d’empressement pour activer l’article 50. 

La Prime Minister aura également des défis intérieurs à relever, outre la pression des marchés et du monde économique. Elle ne tiendra probablement pas le Parlement à distance tout au long des négociations, alors même qu’une première décision légale du 3 novembre a dénié au gouvernement britannique le pouvoir de déclencher sans consultation la procédure de sortie, l’obligeant à saisir le Parlement. Enfin, les velléités écossaises sont de plus en plus pressantes. En votant pour le démembrement partiel de l’Union européenne, le Royaume-Uni a peut être enclenché son délitement. 

En septembre 2016, le Luxembourg appelait à exclure la Hongrie de l’Union pour sanctionner les violations de la démocratie commises par le Premier ministre Viktor Orban. Parallèlement, l’idée d’un Grexit a été abordée de nombreuses fois au cours de la crise de l’euro, et la victoire du Leave au Royaume-Uni a motivé bon nombre de partis eurosceptiques à demander un référendum similaire sur une sortie de l’Union européenne. L’UE peut-elle perdre à nouveau des membres dans les années à venir ? Cela serait-il le « début de la fin » de l’Union européenne ?

Le Royaume-Uni bénéficiait déjà de nombreux « opt out  » en ne participant pas à l’espace Schengen, en appliquant « à la carte » certaines dispositions dans les matières judiciaires par exemple ou en conservant la livre sterling. Le départ sera rude, mais pas insupportable pour l’UE, alors qu’il ouvre une période d’incertitude majeure pour le Royaume-Uni. 

Ensuite, il faut souligner que le vote n’a pas entrainé un phénomène de contagion des autres États membres. Le résultat du vote britannique fut un véritable électrochoc pour les dirigeants européens, qui ont réalisé que le référendum était un outil politique incontrôlable, à l’inverse de ce que pensait David Cameron. Ainsi, le vote en faveur du Brexit a entrainé une prise de conscience chez les Européens des dangers auxquels peuvent mener les fractures et les visions divergentes de la souveraineté et de l’Union. C’est ce dont témoigne le changement d’attitude de certains dirigeants eurosceptiques comme Viktor Orban ou des autres dirigeants du groupe de Visegrad (1), qui appellent aujourd’hui à une défense européenne, prenant la mesure de la nécessité d’un effort collectif face aux menaces extérieures en termes de défense et de sécurité. Ces derniers ont réalisé qu’ils ont intérêt à être actifs – y compris collectivement – pour modifier la vision communautaire plutôt que de prôner un message politique dangereux. 

Par ailleurs, on peut rappeler que J.-C. Juncker, dans son discours sur l’état de l’Union en septembre, a affirmé l’urgente nécessité de rapprocher l’Est de l’Ouest pour créer une vision collective et décider ensemble de ce qui doit rester du domaine national et de ce qui doit faire l’objet d’un transfert de souveraineté. Un tel constat est certes dommageable après quinze ans d’élargissement, mais, au même titre que le changement de position du groupe de Visegrad sur la défense de l’Union, il témoigne d’une volonté d’union et d’efforts collectifs que « l’esprit de Bratislava » prolonge, selon les diplomates. 

Certains proposent un rétrécissement de l’Union européenne. Cette option est-elle crédible et si oui, avec qui ?

Le résultat du vote du référendum du Brexit a mis en lumière les diverses visions de l’Europe et de la souveraineté qui cohabitent au sein d’une même organisation régionale : doit-elle être un simple marché unique ou une intégration plus politique ? Puisque les Britanniques, comme les États membres, ont intérêt à maintenir une union étroite avec le Royaume-Uni, l’accord de séparation peut être l’occasion d’un travail de rationalisation et de clarification des différents niveaux d’intégration au sein de l’UE. Il pourrait même conduire à repenser l’articulation entre les « deux Europes » que sont la zone euro et le marché unique. 

En effet, les options de l’Espace économique européen et du modèle suisse ne résolvent pas le dilemme britannique dans leur état actuel. La Fondation Schuman a publié le 23 mai une proposition de T. Chopin et J.-F. Jamet intitulée « L’avenir du projet européen » qui suggère de résoudre l’équation par une révision des règles de l’Espace économique européen (EEE) afin de conférer un droit de vote égal aux États membres de l’EEE non membres de l’UE pour les politiques auxquelles ils participent, notamment celles ayant trait au marché unique. Parallèlement, la liberté de circulation continuerait de s’appliquer, mais l’Accord sur l’EEE prévoit des mesures de sauvegarde qui peuvent être activées unilatéralement ; ce modèle pourrait donc constituer un compromis politique acceptable par les États membres et les institutions. Royaume-Uni, États membres et Union continueraient de bénéficier d’un haut degré de coopération économique, voire davantage puisque les États membres de l’EEE pourraient choisir de participer à certains programmes de l’Union tant qu’ils contribuent à leur financement. 

Ainsi cela permettrait de réaligner les institutions avec les différents stades d’intégration et avec les choix politiques des États européens. Le Conseil de l’EEE deviendrait le cadre institutionnel de la gestion du marché intérieur, quand le Conseil de l’UE regrouperait les pays ayant vocation à rejoindre l’Union économique et monétaire. De plus, un tel arrangement offrirait une alternative pour les États candidats à l’élargissement qui pourraient choisir de postuler à l’EEE plutôt que dans l’Union. Certes, on peut imaginer que dans ce scénario, certains États membres quittent l’Union pour rejoindre l’EEE, mais cela permettrait alors aux membres restants de poursuivre l’intégration économique de la zone euro et de lui donner une dimension politique y compris dans des domaines régaliens. 

Dans le contexte actuel, toute perspective d’élargissement de l’Union européenne semble irréaliste à court ou moyen terme. Quid des candidats à l’Union tels que les pays des Balkans ou la Turquie ? Doivent-ils faire une croix sur l’UE ?

Le programme d’élargissement actuel concerne la Turquie et les pays des Balkans occidentaux, notamment l’Albanie, la Macédoine, le Monténégro et la Serbie, qui ont obtenu le statut de candidats à l’adhésion, puis les candidats potentiels, la Bosnie-Herzégovine et le Kosovo. À ce propos, bien que la plupart d’entre eux réalisent des progrès importants dans de nombreux domaines, ils sont encore confrontés à des défis tels « qu’aucun d’entre eux ne sera en mesure d’adhérer à l’UE au cours du mandat de la Commission actuelle » (qui va expirer fin 2019). Jean-Claude Juncker avant sa nomination en 2014 avait d’ailleurs précisé qu’aucun État ne rejoindrait le club européen lors de son mandat. Il répondait en cela au constat d’une certaine fatigue et d’un besoin de digérer les élargissements des années 2000 qui ont intégré treize nouveaux membres. 

Cependant, la porte reste ouverte ; lors du sommet des Balkans occidentaux en septembre dernier, la Haute Représentante de l’UE, Federica Mogherini, a notamment souligné que le Brexit ne marquait pas la fin de toute perspective d’élargissement et a réaffirmé l’intérêt que l’Union avait à soutenir les programmes de réformes dans son voisinage, y compris dans l’optique de leur intégration future.

Les principales sources d’inquiétudes dans les pays candidats concernent l’État de droit, la lutte contre la criminalité organisée et la corruption, le respect pratique des droits fondamentaux (en particulier la liberté d’expression), même quand ils sont encadrés par la législation. À cet égard, les répercussions politiques prolongées du putsch manqué de juillet contre Recep Tayyip Erdogan en Turquie n’augurent rien de bon. 

On touche au cœur de la problématique de l’élargissement, dont la perspective a servi de levier d’harmonisation à notre voisinage sur l’État de droit ou le développement économique. L’élargissement allait de soi et par nature était positif. Cette perception est fortement contestée aujourd’hui, et il faudrait être plus clair avec la Turquie notamment, qui s’éloigne de plus en plus des standards européens et dont l’intégration serait un bouleversement. 

D’autres formes de partenariats sont à envisager, et l’approche individuelle du voisinage doit désormais primer en tenant compte de l’importance d’une coopération renforcée avec ces régions qui jouent un rôle clé dans la gestion des flux migratoires illégaux et par extension de la sécurité collective. 

Avec le départ du Royaume-Uni, l’Union européenne va perdre le quatrième contributeur à son budget, l’un de ses poids lourds démographiques ainsi qu’un membre permanent du Conseil de sécurité, qui avait le premier budget de défense de l’UE. Le départ du Royaume-Uni va-t-il affaiblir la parole de Bruxelles dans le monde ? Sur l’échiquier international, l’Union européenne – qui demeure un géant économique mais dont le poids démographique est déclinant – est-elle condamnée à être un « nain politique », comme on la décrit parfois ?

Il est vrai que le départ du Royaume-Uni, deuxième ou troisième puissance économique en Europe, et qui compte pour 10 % du commerce de ses partenaires européens, va constituer une perte importante. La baisse de la livre aura déjà un impact négatif sur le budget européen 2017, dont le Royaume-Uni est le quatrième contributeur. Par ailleurs, au-delà des considérations économiques, un Brexit serait une amputation culturelle, politique, mais aussi stratégique. Politiquement, il entrainerait un affaiblissement du poids politique des libéraux en Europe. Stratégiquement, la sortie de la Grande-Bretagne représenterait pour l’Europe la disparition d’une puissance nucléaire et d’un siège au Conseil de sécurité. Le coût de cette amputation n’est donc pas neutre ni indolore. Pourtant, le Brexit ne se traduirait pas forcément par une diminution de la capacité de défense de l’Europe, au contraire, d’autant plus avec la nouvelle donne géopolitique imposée par Donald Trump. 

D’une part, la Grande-Bretagne fait toujours partie de l’OTAN, qui demeure le cadre principal de la défense de l’UE. D’autre part, le Brexit pourrait rendre possible une coopération militaire renforcée, réclamée par la grande majorité des États membres, mais à laquelle le Royaume-Uni s’est toujours opposé. Sur ce sujet, les Britanniques ont toujours un pied dedans et un pied en dehors, il pourrait s’avérer que cela soit désormais l’inverse : si les Britanniques ont des « opt out » sur les questions de justice et de sécurité, leur protection est intrinsèquement liée à celle du continent et certains aspects de la sécurité devront être gérés conjointement. D’ailleurs, le Royaume-Uni a confirmé son souhait de coopérer au sein d’Europol après le Brexit et le commissaire européen britannique est en charge du portefeuille lié à la sécurité. Ce n’est pas anodin et cela laisse présager des relations étroites sur ces sujets à la suite de leur départ.

Par ailleurs, la plupart des citoyens européens sont favorables à un renforcement des politiques en matière d’affaires étrangères, de sécurité et de défense, comme le montrent les enquêtes d’opinion sur les vingt dernières années. On peut donc espérer une relance du processus d’intégration européenne dans ces domaines, qui passe par un rapprochement des diplomaties des États membres au lieu de se contenter d’une addition de perceptions nationales. La sécurité et la défense commune vont de pair avec le renforcement d’une vision stratégique claire et par ricochet d’une vision plus politique de nos intérêts. Le départ britannique fait sauter un verrou. C’est un enjeu crucial à l’heure où les États-Unis vont passer de « gendarme du monde à mercenaire », souhaitant une contrepartie financière à leur présence. 

Si le couple franco-allemand a toujours été présenté comme le moteur de l’Union européenne, le départ de Londres va-t-il renforcer le poids et l’influence du couple franco-allemand ou va-t-il rebattre les cartes du leadership en Europe ?

Les élections allemandes et françaises qui se tiendront en 2017 apporteront des éléments de réflexion complémentaires sur les dynamiques en cours. 

Le départ du Royaume-Uni va nécessairement modifier les rapports de force au sein de l’Union européenne. Diplomatiquement, ce sera sans doute l’axe franco-allemand qui se consolidera, comme pour les dossiers syrien ou ukrainien. La France et l’Italie pourraient avoir un rôle renforcé en tant que deuxième et troisième puissances économiques, mais leurs difficultés financières placent l’Allemagne dans une position bien plus favorable. Toutefois, les critiques du Sud de l’Europe sur l’inflexibilité budgétaire atténuent cette analyse et laissent planer le doute sur les doctrines économiques qui seront appliquées dans la décennie à venir. 

D’autre part, c’est sur le plan de la défense et de la sécurité que la France voit un retour de son rayonnement dans l’Union. Seule puissance de l’UE disposant d’un arsenal nucléaire, deuxième en Europe – après le Royaume-Uni – en termes de dépenses militaires, seul membre européen du Conseil de sécurité de l’ONU après le Brexit, la France sera l’allié privilégié des puissances militaires. Dans ce contexte, le couple franco-allemand pourrait devenir un moteur européen dans ce domaine. La coopération industrielle, par exemple, est un enjeu crucial puisqu’ensemble, elles représentent 40 % de la base industrielle de la défense en Europe. On peut également signaler que début octobre 2016, ces deux pays ont signé un accord qui prévoit le partage d’une base aérienne et d’avions de transport après le Brexit.

Entretien réalisé par Thomas Delage le 10 novembre 2016

*Les propos tenus dans cet article sont propres à l’auteur et ne sauraient engager l’institution dont il relève.

Note
(1) Le groupe de Visegrad est un groupe informel qui réunit quatre pays d’Europe centrale : la Hongrie, la Pologne, la République tchèque et la Slovaquie (NdlR).

Article paru dans Les Grands Dossiers de Diplomatie n° 36, décembre 2016-janvier 2017.

À propos de l'auteur

Charles de Marcilly

Charles de Marcilly possède une connaissance fine des affaires publiques européennes, aussi bien comme observateur, que comme praticien et professeur. Après avoir été attaché parlementaire européen, puis lobbyiste pour le secteur automobile, il a rejoint la Fondation Robert Schuman, think tank européen de référence, en 2011, en tant que responsable du bureau bruxellois.
Charles de Marcilly enseigne par ailleurs les affaires publiques et le lobbying à l'École de guerre économique depuis 2007 et intervient en tant que conférencier auprès de grandes écoles et universités.

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