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Japon : à quand le grand large ?

Groupe de guerre des mines japonais. Le bâtiment à l’arrière-plan est l’Uraga, tête d’une classe de deux navires constituant les plus gros mouilleurs de mines au monde (6 850 t.p.c.). (© MoD)
La flotte nippone est aujourd’hui l’une des plus puissantes du monde – et l’une des plus diversifiées –, d’autant plus qu’elle peut s’appuyer sur les capacités, non négligeables, des forces terrestres et aériennes et des gardes-côtes. Mais elle est aujourd’hui à la croisée des chemins, entre une nouvelle phase de renouvellement capacitaire et une potentielle évolution de sa stratégie.

Les capacités d’action maritimes japonaises sont imposantes, mais la stratégie les mettant en œuvre reste pour l’instant marquée par un tropisme défensif. Les deux seules opérations de projection menées par la JMSDF (Japan Maritime Self Defense Force) ces dernières années sont le déploiement d’un ravitailleur et de son escorte dans l’océan Indien, en appui d’« Enduring Freedom » (de 2001 à 2008) ; puis celui d’appareils de patrouille maritime à Djibouti, en appui des opérations de lutte contre la piraterie. La révision constitutionnelle permettant aux forces de Tokyo d’être engagées dans des opérations de maintien de la paix, dont on a fait grand cas, n’a guère eu d’incidence sur les activités navales japonaises. En revanche, la perception d’un activisme chinois a motivé deux évolutions de fond, dont la dernière en date, assez spectaculaire, concerne l’annonce du déploiement d’appareils de patrouille maritime aux Philippines – sans qu’il soit question, au même titre qu’en ce qui concerne Djibouti, d’une « base » à proprement parler.

Restrictions politiques, non techniques

Au demeurant, cette évolution n’est que la conséquence d’une plus grande implication de Tokyo dans la sécurité régionale, qui a pris plusieurs tours. D’une part, veillant à renouveler en permanence ses capacités, le Japon dispose d’un stock de matériels d’occasion dont le potentiel de vie n’a pas été épuisé. Il a donc mis en place une diplomatie capacitaire incluant le don de bâtiments, pour l’instant de gardes-côtes, en particulier aux Philippines. D’autre part, la politique de coopération navale japonaise a évolué de manière spectaculaire. Traditionnellement, le Japon ne coopérait guère qu’avec les États-Unis. Depuis les années 2010, on a observé l’apparition – d’abord avec des exercices de gardes-côtes – puis l’approfondissement des interactions avec d’autres marines. Le Japon va ainsi systématiquement participer aux exercices américano-indiens « Malabar ». De même, la JMSDF a commencé des entraînements bilatéraux avec d’autres marines de la région, comme Singapour.

Il faut à cet égard souligner le fait que la discrétion japonaise en matière d’opérations ou d’exercices n’est que le reflet d’une volonté politique et non le symptôme d’insuffisances techniques. Le Japon dispose d’une excellente marine. L’attention portée à la formation est grande et permettrait de répondre rapidement à toute demande politique. Les croisières d’entraînement voient ainsi des déploiements fréquents en Amérique latine, en Asie ou encore aux États-Unis. Dans l’océan Indien, la marine japonaise a opéré sans discontinuer durant sept ans, et ne s’en est retirée qu’à la demande du niveau politique. La grande question reste celle d’un changement de position de Tokyo. Pour le moment, la stratégie navale japonaise n’a pas changé : elle reste centrée sur la défense territoriale et la protection des eaux territoriales, comme des zones économiques exclusives japonaises. Des indices laissent cependant à penser que cette posture est appelée à évoluer.

Non sans jouer du facteur d’incertitude – un vecteur en soi d’une posture de dissuasion –, le Japon indiquait ainsi en 2008 qu’une attaque contre le sol de Taïwan serait considérée comme une attaque contre lui. En juillet 2014, la donne était partiellement clarifiée : le gouvernement Abe estimait que l’article 9 de la Constitution – qui n’autorise aux forces que les missions d’autodéfense – devait être réinterprété de manière à permettre de venir en aide à un allié attaqué. Cette politique d’« autodéfense collective » n’a cependant pas été systématiquement réaffirmée et ses contours précis restent flous, de sorte que plusieurs analystes estimaient alors qu’elle s’appliquerait essentiellement à Taïwan. Pourrait-elle également en faire autant à l’égard des Philippines ? La réponse est peut-être déjà donnée avec le déploiement de P‑3C depuis l’archipel : si la lutte entre Pékin et Manille à propos des bancs de Scarborough venait à impliquer un appareil japonais, la situation serait clarifiée ; tout comme elle le serait si l’appui japonais venait à cesser alors que la tension augmenterait…

En tout état de cause, la liberté de navigation reste un des principes sous-tendant la politique maritime japonaise. Récemment, les États-Unis ont d’ailleurs invité le Japon à se joindre aux patrouilles communes en mer de Chine méridionale – non sans que la Chine proteste. Que le Japon les rejoigne formellement ou pas, il ne fait cependant aucun doute que sa dépendance à la mer et aux exportations pourrait naturellement le pousser à le faire si la situation venait à se dégrader. Politiquement, il semble en effet nettement plus facilement soutenable de défendre les lignes de communication maritimes du Japon qu’une intervention à l’égard d’un pays allié qui serait envahi. Reste également que la conception chinoise de la liberté de navigation peut trouver des échos à Tokyo. En effet, Pékin reconnaît le concept de liberté de navigation et autorise le transit de bâtiments militaires par sa ZEE, sans qu’ils aient à se faire connaître. Cependant, il n’en est pas de même pour les eaux territoriales. Si celles-ci sont appelées à s’accroître du fait de la poldérisation de récifs et d’îlots, Pékin soutient qu’elles ne sont pas placées sur les grandes lignes de communication maritimes. Le choix de Tokyo sera donc éminemment politique et sera certainement lié à la position chinoise sur les Senkaku/Diaoyu…

Les évolutions capacitaires

En tout état de cause, si la situation venait à se tendre plus que ce n’est actuellement le cas, Tokyo peut faire valoir de véritables avantages comparatifs. D’une part, les évolutions capacitaires les plus marquantes observées ces dernières années au Japon touchent au relèvement du plafond légal du nombre de sous-marins, passé de 17 à 22 unités (1). D’autre part, l’entrée en service du premier « destroyer porte-hélicoptères » de la classe Izumo a permis de porter à trois le nombre de porte-hélicoptères récents. Déplaçant 3 000 tonnes de plus que les deux Hyuga, l’Izumo doit être rejoint par un sister-ship et pourrait sans trop de difficulté être adapté à l’emport d’appareils V/STOL (2). Il faut ainsi remarquer que, dès la fin des années 1980, Tokyo s’était intéressé à l’achat d’AV‑8B avant d’abandonner cette option ; mais aussi que le Japon accueillera sur son sol l’une des deux seules usines construisant le F‑35 en dehors des États-Unis. Pour l’instant, les bâtiments sont, avant tout, des porte-hélicoptères ASM. Cette dernière capacité bénéficie par ailleurs de moyens considérables. Actuellement, 46 hélicoptères SH‑60J et 39 SH‑60K sont en ligne (3). À partir de 2022, ils seront remplacés par 80 exemplaires d’un nouvel hélicoptère en cours de développement. De plus, 73 P‑3C de patrouille maritime sont en service, qui sont en cours de remplacement par 65 P‑1 de conception/construction nationale.

Se pose également la question de la disposition par les forces de véritables capacités amphibies. Traditionnellement, elles étaient articulées autour de trois LST de classe Osumi, appuyés par des barges LCAC sur coussins d’air. Mais l’activisme chinois à l’égard des Senkaku/Diaoyu a aussi incité Tokyo à développer ses capacités. Dès 2013, il a ainsi été question d’acheter des transports de troupes amphibies AAV‑7, dont 30 exemplaires ont été commandés en avril 2016 – 52 devant à terme être disponibles. Ils intégreront une brigade d’infanterie de marine devant être opérationnelle au printemps 2017. Elle devrait être appuyée par un total de 17 MV‑22 Osprey, dont la vitesse et le rayon d’action se prêtent bien aux actions dans la région (4). Par ailleurs, depuis 2014, un possible achat d’un grand LHD est évoqué, mais n’a pas encore trouvé de concrétisation. Le question est bien évidemment délicate : toute communication à ce sujet est immanquablement perçue comme ayant une forte charge politique…

Ces dernières années, le rythme de renouvellement de la flotte de combat de surface est apparu comme moins soutenu. À côté des Murasame, Takanami, Akizuki, Kongo et Atago, le vieillissement du reste de la flotte va imposer un renouvellement relativement rapide. Dans le domaine des destroyers, deux Tachikaze (entrés en service en 1979 et 1983), deux Hatakaze (entrés en service en 1986 et 1988), huit Asagiri (1988-1991), deux Hatsuyuki (1982-1987) seraient concernés. Quatre nouveaux sont, à cet égard, déjà programmés : deux 25DD ASM et deux 27DD, affectés comme les Kongo et Atago à la défense balistique. Mais force est de constater que quatre bâtiments neufs en compensent difficilement 14 plus anciens (5)… Dans le domaine des frégates, les six Abukuma (1989-1993) sont également susceptibles d’être remplacés dans la décennie. Soit un total de 20 bâtiments qui posent la question de savoir si le rythme de construction actuel – et, donc le niveau de force – sera maintenu ou s’ils connaîtront tous deux une décroissance.

Les évolutions des gardes-côtes ne sont pas moins importantes. Avec plus de 12 000 personnes, ce corps disposait en 2007 de 56 bâtiments de plus de 1 000 tonnes et de 75 aéronefs, dont une quinzaine sont gréés pour la surveillance maritime. La même année, les gardes-côtes représentaient 65 % du tonnage de la marine chinoise. Surtout, elle a constitué une variable d’ajustement sécuritaire : lorsque les budgets militaires japonais étaient diminués, les siens étaient augmentés. Politiquement moins problématiques, ses règles d’engagement sont également plus souples. Elle est également devenue un véritable instrument de diplomatie navale : c’est elle qui a amorcé, par des exercices, les actuelles coopérations conduites par la marine. Elle est également en première ligne – au sens premier du terme – sur la question du différend à propos des Senkaku/Diaoyu. Si elle permet de mailler efficacement les espaces maritimes, ses capacités militaires restent cependant limitées aux canons d’un calibre égal ou inférieur à 40 mm.

D’autres évolutions touchent la force aérienne et l’armée de terre, qui disposent d’une capacité d’interdiction non négligeable. Pour l’instant, la seule mission air-sol de la première est ainsi la lutte antinavire. Chacun des 82 F‑2 (6), répartis en trois escadres, peut ainsi embarquer quatre missiles antinavires ASM‑1 ou ASM‑2 et, bientôt, l’ASM‑3, trisonique. À terme, les F‑2 devraient être remplacés par un nouvel appareil de combat, également apte à ces missions. L’armée de terre dispose quant à elle de 54 lanceurs de missiles SSM‑1 (Type‑88), dont les missiles (six par véhicule) ont récemment été modernisés, devenant le Type‑12. L’engin a une portée de 200 km et, du fait d’une réticulation, peut être lancé sur les ordres d’autres plates-formes, comme des navires en mer. Par ailleurs, Tokyo a annoncé le développement d’un nouveau missile antinavire destiné aux batteries côtières, cette fois d’une portée estimée à 300 km. γ

Notes

(1) Voir Jean-Jacques Mercier,« Sous-marins : vers la fin du hype  ? », DSI hors-série, no 50, octobre-novembre 2016, p. 76.

(2) Joseph Henrotin, « Classe Izumo : le grand saut japonais vers le porte-aéronefs ? », DSI, no 97, novembre 2013.

(3) Le SH‑60J est essentiellement un SH‑60B doté d’un sonar à immersion variable. Sur le SH‑60K, ce sont les rotors et les capacités informatiques qui ont été remplacés.

(4) On notera, en sus, que la marine a également pris livraison de 5 KC‑130 de ravitaillement en vol, auparavant utilisés par la force aérienne et qui s’avéreraient des plus utiles au soutien des MV‑22.

(5) Voire plus : en 2010, douze Hatsuyuki étaient encore en service. Trois ont depuis lors été requalifiés comme bâtiments d’entraînement.

(6) Dont 21 biplaces.

Article paru dans DSI Hors-Série n° 50, octobre-novembre 2016.
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