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Des pionniers de la conquête spatiale au NewSpace : goût de l’aventure ou soif de puissance ?

Thomas Pesquet, astronaute français de l’Agence spatiale européenne, sélectionné pour prendre part à la mission de longue durée Proxima (novembre 2016-mai 2017) à bord de la station spatiale internationale. Le CNES a développé, spécifiquement pour cette mission, une dizaine d’expériences scientifiques et techniques, en étroite collaboration avec des laboratoires scientifiques et des industriels spatiaux. (© Thomas Pesquet)
Ils voient les choses en grand. Ce sont des entrepreneurs milliardaires, Américains pour la plupart. Leur nouvelle frontière, c’est l’espace. Ils veulent graver leur nom dans la grande histoire de la conquête spatiale. Comme leurs aînés. Pour dominer le monde ? Mais d’autres acteurs entrent aussi dans la danse. L’ordre spatial international change. Les dynamiques à l’œuvre sont différentes d’une région du monde à l’autre.

C’est le 4 octobre 1957 que l’Union soviétique lance le tout premier satellite artificiel. Spoutnik 1 marque le début de la conquête de l’espace. À leur tour, les États-Unis lancent leur premier satellite, Explorer-1, le 31 janvier 1958. La course à l’espace a commencé entre ces deux superpuissances qui ne cesseront d’entretenir leur rivalité politique et économique à travers toute une série de défis spatiaux. Année après année, les premières se succèderont, les États-Unis et l’URSS revendiquant à tour de rôle leur suprématie. Si le Soviétique Youri Gagarine est à tout jamais le premier homme à avoir effectué un vol dans l’espace – c’était le 12 avril 1961 –, Neil Armstrong et Buzz Aldrin sont les premiers humains à avoir marché sur la Lune. Ils ont planté le drapeau américain sur son sol le 21 juillet 1969. Deux exploits extraordinaires. Mais la guerre froide ne s’achèvera qu’en 1991 avec la dislocation du bloc soviétique.

La France n’est pas en reste. Les études spatiales, qui intéressent aussi bien civils que militaires, s’y développent pendant ce temps mais sans coordination. Pourtant, c’est bien à cette époque, après la Seconde Guerre mondiale, que commence l’aventure spatiale française en parallèle, d’ailleurs, avec la force de dissuasion nucléaire. Véronique, la première fusée-sonde française, a été lancée en 1952 depuis une base algérienne. L’impulsion définitive sera donnée par le général de Gaulle lors de son retour en mai 1958. Soucieux d’indépendance nationale et motivé par une forte ambition pour le pays, il donne naissance à la politique spatiale française. La création du Centre national d’études spatiales, le CNES, en 1961 en est l’expression concrète. La volonté de puissance n’était pas loin.

La France, puissance spatiale européenne et mondiale

Le programme Diamant succèdera à Véronique puis, très rapidement, l’idée d’une coopération européenne s’imposera. Certes, le projet de lanceur Europa, le bien nommé, sera un échec, mais la volonté des dirigeants européens, et du président Pompidou en particulier, sera sans faille. Développé dans le cadre de l’Agence spatiale européenne (ESA) créée en 1975, le lanceur de satellites Ariane décolle pour la première fois du sol de Kourou en Guyane, le 24 décembre 1979. Il y a déjà 37 ans. 

C’est bien pour éviter que l’Europe et la France ne dépendent des États-Unis que ce programme a été décidé. C’est bien par souci d’indépendance stratégique qu’il est maintenu avec force. Mais doit-on toujours parler de volonté de puissance ? Plutôt de souveraineté. La France fait, certes, partie des grandes puissances spatiales mondiales, mais quel sens donner à ce terme ? Premier partenaire de l’ESA, la France en est aussi, avec l’Allemagne, son premier contributeur financier. Sa parole compte. Nous l’avons vu avec l’engagement du développement d’Ariane 6, décidé à l’initiative du CNES, lors du Conseil ministériel de l’ESA en 2014. Les industriels français connaissent aussi des succès remarquables. Mais ce qui donne tout son poids, aujourd’hui, à la France spatiale, c’est la qualité des programmes menés par le CNES. Pour preuve les nombreux accords internationaux signés à travers le monde.

Priorité aux coopérations et à l’espace utile

Si l’histoire des débuts de la conquête spatiale est fortement marquée par la volonté de domination des États-Unis et de l’Union soviétique, si les raisons qui ont poussé les Européens à s’unir pour concevoir Ariane ont principalement tenu à leur volonté d’indépendance vis-à-vis de ces superpuissances, la priorité est aujourd’hui donnée à l’espace utile et aux coopérations. Les satellites sont au service des citoyens, de la vie sur la Terre, de l’exploration scientifique, de la sécurité et de la défense.

Prenons l’exemple de la COP21 qui s’est tenue à Paris fin 2015. Le CNES s’est fortement investi pour que les apports actuels et les possibilités futures des satellites soient reconnus comme essentiels dans les négociations de l’accord. Ce sont les satellites qui ont mis en évidence la hausse de la température du globe et l’élévation moyenne du niveau des océans de 3,2 mm par an. Plusieurs programmes spatiaux comme Merlin, conduit en coopération avec l’Allemagne et MicroCarb, développé par le CNES, mesureront les émissions des gaz à effet de serre. Ils permettront de s’assurer que l’accord sera bien mis en œuvre. Cette vigilance est utile aux organismes internationaux comme à l’échelle des nations, car seuls les satellites ont la capacité de rendre compte des efforts effectués pour réduire ces émissions.

Grâce à ses missions d’observation, le CNES contribue depuis plus de 20 ans à une meilleure connaissance du changement climatique et de la météorologie. Mais citons aussi les télécommunications. Qu’il s’agisse d’embarquer Internet à bord des avions et sur les océans ou d’équiper des foyers et des entreprises situés dans des zones isolées, le satellite est incontournable et complémentaire des réseaux terrestres.

Au service de la diplomatie économique

L’activité spatiale de la France, à travers le CNES, est menée pour l’essentiel en coopération internationale, européenne ou avec les grandes puissances économiques du monde : États-Unis, Chine, Inde, Russie, Japon, mais aussi avec les Émirats arabes unis, le Mexique ou la Corée. Le CNES est actif sur la scène mondiale à travers ses partenariats autour de programmes menés en coopération bilatérale ou multilatérale. Il l’est également auprès des maîtres d’œuvre français, très présents sur les marchés extérieurs, dans le cadre d’une démarche proactive au service de la diplomatie économique nationale.

L’objectif est d’encourager le réflexe France, au profit de notre industrie, alors que l’arrivée de nouveaux acteurs sur la scène spatiale internationale traduit l’importance grandissante de l’apport de l’espace aux politiques publiques : transport, environnement, recherche, agriculture, sécurité civile, défense… Des projets ambitieux sont en cours dans le domaine des télécommunications spatiales au Brésil, en Mongolie, au Kazakhstan et de l’observation de la Terre en Thaïlande, aux Émirats, au Maroc, au Mexique…

La Chine et l’Inde, deux nouveaux acteurs majeurs

Parmi les puissances spatiales qui connaissent une forte dynamique, deux se distinguent par l’importance et la diversité de leurs efforts : la Chine et l’Inde. En effet, la croissance très rapide de leurs économies les conduit à redéfinir leurs politiques spatiales pour désormais jouer dans la cour des grands. 

Il n’est pas excessif de dire qu’avec la destruction d’un satellite inutilisé par un missile en 2007, Pékin cherchait à impressionner et à affirmer sa puissance. Sans avoir de volonté hégémonique affichée, la Chine, qui dispute aux États-Unis le rang de première puissance économique mondiale, considère l’espace comme un enjeu stratégique majeur. Depuis 1985, la China National Space Agency (CNSA) propose des lancements commerciaux avec ses lanceurs Longue Marche. Le premier vol d’un taïkonaute le 15 octobre 2003, suivi cinq ans plus tard d’une sortie dans l’espace, marquent l’entrée de la Chine dans le cercle des grandes nations spatiales. Un motif de fierté renforcé par l’alunissage réussi de la sonde spatiale Chang’e-3 en décembre 2013. D’ici 2020, d’autres missions devraient suivre avec pour objectif de ramener des échantillons du sol lunaire. Les Chinois enverront-ils un jour des hommes sur la Lune pour démontrer leur leadership géopolitique régional ? L’histoire le dira. En tout état de cause, la coopération spatiale franco-chinoise est fructueuse avec deux projets de satellites en cours, dans les domaines de l’océanographie (CFOSat) et de l’astrophysique (Svom).

L’Inde, l’autre géant asiatique, ne peut être vu actuellement comme participant à une course de vitesse avec la Chine dans le domaine spatial. Ce qui n’empêche pas le pays de chercher aussi à démontrer ses capacités, prestige oblige. La mission d’exploration de Mars menée par l’agence spatiale indienne ISRO en témoigne. En septembre 2014, l’Inde est devenue la première nation asiatique à mettre un satellite en orbite autour de la planète rouge (Mars Orbiter Mission), alors que la Chine et le Japon ont échoué à le faire. Un exploit historique revendiqué comme tel au nom d’une stratégie active de montée en puissance. Mais avec une population qui dépasse le milliard d’habitants et des atouts scientifiques réels, l’Inde met surtout son programme spatial au service de l’espace utile : observation de la Terre, météorologie, télécommunications, télémédecine, télé-éducation… Le premier accord bilatéral entre la France et l’Inde date de 1964 et n’a pas cessé de s’enrichir. Actuellement, deux satellites d’observation réalisés en commun sont en orbite, Megha-Tropiques et Saral-AltiKa et un nouvel accord signé en 2016 va renforcer cette coopération.

Le NewSpace ou la nouvelle ruée vers l’or

Un nouvel ordre spatial mondial est en marche. L’accès à l’espace n’est plus réservé aux grandes nations spatiales et à celles qui aspirent à le devenir. De nouveaux acteurs privés révolutionnent l’ordre établi. Ils s’appellent Elon Musk, Jeff Bezos, Richard Branson ou James Cameron pour les plus connus. Ils ont fait fortune grâce à Internet ou au cinéma. Ils rêvent de fabriquer des lanceurs réutilisables, de connecter le monde entier à Internet, de filmer n’importe quel point du monde en haute résolution, d’envoyer des touristes dans l’espace. L’espace est leur nouvel eldorado. Ce mouvement, appelé le NewSpace, regroupe pas moins d’un millier d’entreprises de toutes tailles, principalement aux États-Unis. 

Tous ces entrepreneurs voient les choses en grand. Ils ont envie de changer le monde et ils s’en donnent les moyens. Ils ont le goût de l’aventure et s’inscrivent dans la vision américaine de la conquête de l’Ouest. Ils n’en sont pas moins très sérieux. Des projets considérés comme fous il y a quelques années deviennent réalité. Le projet de constellation OneWeb, imaginé par l’Américain Greg Wyler, vise à envoyer dans l’espace 600 petits satellites pour fournir un accès à Internet partout et pour tous à un prix très bas. Remarquons que c’est l’industrie française, Airbus en particulier, qui a été choisie pour leur fabrication. Google, de son côté, prépare sa propre constellation. Sa filiale Terra Bella, née du rachat en 2014 de l’entreprise SkyBox Imaging, doit lancer une douzaine de satellites pour photographier la Terre en couleur et en haute résolution. Et Facebook travaille avec Eutelsat pour déployer un service Internet haut débit en Afrique subsaharienne. 

Les États-Unis, une hyperpuissance qui veut le rester

L’administration américaine, la NASA en particulier, favorise le développement de ces nouvelles entreprises. Elle leur confie des marchés, comme la desserte de la Station spatiale internationale (ISS), une mission auparavant assurée par les agences spatiales. L’ESA et le CNES ont ainsi ravitaillé cinq fois l’ISS avec le cargo automatique ATV. La NASA soutient clairement SpaceX, la société créée par Elon Musk, également à l’origine des voitures électriques Tesla. Avec Blue Origin, fondée par Jeff Bezos, le patron d’Amazon, ils réussissent depuis quelques mois à faire revenir le premier étage de leurs fusées à la verticale avec l’objectif annoncé de les réutiliser pour réduire les coûts de lancement. Ces prouesses technologiques ravivent la concurrence entre Européens et Américains : qui dominera à l’avenir le marché des lancements ?

Autre signe du rôle actif de l’État américain dans cette nouvelle dynamique : la signature en novembre 2015 par le président Obama du Space Act. Cette loi autorise les sociétés américaines à prospecter, extraire et vendre les ressources minières des astéroïdes et des planètes. Les traités internationaux interdisent à tout gouvernement de s’approprier l’espace, mais pas aux individus… C’est du pain béni pour les investisseurs privés américains qui s’intéressent de plus en plus à l’exploitation des ressources du système solaire. La société Planetary Resources, cofinancée par le réalisateur James Cameron, a été créée dans ce but. Le rêve américain a toujours cours et les envies de grandeur sont toujours là.

Mars, l’ultime frontière

Investir l’espace proche, jusqu’à 2000 km d’altitude, est une réalité. Mais conquérir l’espace lointain, objet de toutes les convoitises, est-ce une utopie ? Qui sera le premier à coloniser la planète rouge ? Peut-être Elon Musk, qui promet d’y envoyer une capsule Dragon inhabitée dès 2018. Il a lui-même l’intention d’y poser le pied quelques années plus tard. Un défi de plus, qui devient de plus en plus réaliste. Le XXIe siècle sera celui de l’arrivée de l’homme sur Mars. Les agences spatiales comme les investisseurs privés redoublent d’imagination et de capacité d’innovation et de savoir-faire pour y parvenir. L’Europe et la France en particulier, se sont distinguées avec le succès remarquable des instruments ChemCam et SAM embarqués à bord du rover martien Curiosity de la NASA. Même constat avec l’époustouflante réussite qu’a constituée la pose de la sonde Philae sur la comète Tchourioumov-Guérassimenko, le 12 novembre 2014. La mission Rosetta a atteint son but après dix ans de voyage interplanétaire ! Les Américains étaient bluffés…

L’homme a toujours cherché à aller voir ce qui se passe derrière l’horizon et il continuera. Motivé par une curiosité insatiable, par le désir de découverte et de connaissance, par une soif de reconnaissance ou de puissance, il repoussera toujours les limites de la physique, pour toujours aller plus loin et pour que l’impossible devienne possible.

<b>Ariane, une histoire de souveraineté européenne</b>
Initialement issu des travaux du CNES, le programme Ariane est lancé en 1973 afin de donner les moyens à l’Europe de mettre en orbite ses satellites sans dépendre des autres puissances spatiales. La première version d’Ariane effectue son vol inaugural depuis le Centre spatial guyanais (CSG) en 1979. Elle est rapidement remplacée par des versions plus puissantes, Ariane 2, puis Ariane 3 et Ariane 4.

Pour faire face à l’augmentation de la masse des satellites, le lanceur est ensuite complètement refondu, donnant naissance à la version Ariane 5 capable de placer jusqu’à 10 tonnes en orbite de transfert géostationnaire (GTO). Son premier vol a eu lieu en 1996. Ariane 5 devient rapidement le numéro un mondial du marché des lancements de satellites commerciaux. Mais bientôt, le lancement double, qui a longtemps été une force pour Ariane 5, devient un défi plus difficile à relever dans un contexte de plus en plus concurrentiel. Le modèle technico-économique d’Ariane doit s’adapter à une nouvelle donne.

En 2014, l’Europe décide donc de lancer le programme Ariane 6 pour réinventer une nouvelle fois Ariane. Ce nouveau lanceur, conçu par les équipes du CNES, de l’Agence spatiale européenne et de l’industrie, sera mieux adapté au lancement des satellites gouvernementaux et commerciaux, grâce à ses deux versions, à la possibilité de rallumer son étage supérieur et à la maîtrise de ses coûts de production. L’ESA doit confirmer, à l’automne 2016, la décision de 2014. Un premier lancement est prévu dès 2020 au Centre spatial guyanais où le CNES construit un nouveau pas de tir. J.-Y. L.G.

Article paru dans Les Grands Dossiers de Diplomatie n° 34, août-septembre 2016.

À propos de l'auteur

Jean-Yves Le Gall

Président du Centre National d'Etudes Spatiales (CNES) depuis 2013, Jean-Yves Le Gall est également coordinateur interministériel pour les programmes de navigation par satellite et Président du Conseil d’administration de l’Agence européenne chargée de Galileo (GSA), Co-Président du Conseil de l’Agence spatiale européenne (ESA) et Président de la Fédération Internationale d’Astronautique (IAF).
Cet ingénieur et scientifique de formation a consacré toute sa carrière au programme spatial européen. Il a été en poste au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), dans plusieurs ministères français, chez Novespace, au CNES, chez Starsem et chez Arianespace dont il a été Directeur Général puis Président Directeur Général pendant 12 ans.

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