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Les grandes ruptures dans l’histoire moderne du commerce mondial

Au regard de l’histoire moderne du commerce mondial, la période actuelle constitue une rupture majeure, car ce ne sont pas uniquement les avantages du libre-échange, qui sont remis en cause, mais également l’ordre économique international libéral et l’ordre politique mondial.

La théorie orthodoxe du commerce international nous dit que les principaux avantages de l’échange commercial international sont la spécialisation et les gains en efficacité et productivité qui devraient produire des relations économiques harmonieuses au niveau international. Les rivalités commerciales exacerbées par la montée en puissance de l’Asie, le recul du système multilatéral face à la prolifération des accords bilatéraux et régionaux, ainsi que les enjeux sociétaux complexes liés à l’émergence de chaînes de valeur mondiales, qui restructurent les flux commerciaux et d’investissements internationaux, sont au nombre des changements qui font de la période contemporaine un tournant dans l’histoire du commerce international.

Les avatars du commerce

D’Adam Smith à Paul Krugman, en passant par James Mill et David Ricardo, de nombreux économistes libéraux ont fait valoir les bienfaits du libre-échange et des forces du marché, fonctionnant tels une « main invisible » créatrice d’un ordre économique fondé sur une division du travail liant spécialisation internationale et progrès économique. Adam Smith (1723-1790) critiquait le mercantilisme et le pouvoir des monopoles pour faire valoir l’idée que le libéralisme économique serait bénéfique tant pour les nations que pour les entreprises. Tous les pays tirent profit de l’échange en se spécialisant. La concurrence serait préférable à la réglementation et aux interventions économiques des nations.

En toile de fond de cette réflexion d’Adam Smith affirmant les bienfaits du libéralisme, l’économie internationale subissait deux grandes transformations, la première étant l’ascension de l’Angleterre dans le système économique international et la deuxième la révolution industrielle qui sera le vecteur de transformations économiques et sociales qui, en conjonction avec des progrès rapides dans le domaine du transport, agissaient comme des vecteurs d’émergence de nouvelles routes du commerce et de reconfiguration de la géoéconomie internationale. Ces transformations impliquaient des changements dans les structures économiques et sociales dont les résultantes sont au cœur des fondements de nos sociétés actuelles et fortement ancrées dans nos institutions politiques libérales.

Mais en réalité, l’histoire économique en général, et en particulier au cours du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle, est moins marquée par le libéralisme économique que par le nationalisme et l’impérialisme. Que ce soit pour affirmer un protectionnisme visant à développer les forces productives nationales ou pour rompre avec le capitalisme, les interventions économiques se multiplient. Ce fut particulièrement le cas dans les années 1920 et 1930. La multiplication des cartels d’exportations (1) de l’Allemagne et de plusieurs autres pays, les obstacles aux frontières, ainsi que les dévaluations monétaires ont été autant de restrictions au commerce alimentant les disputes et les représailles.

Dans l’histoire économique, on constate plusieurs périodes de surenchère d’interventions nationales qui déboucheront sur des guerres, dont deux seront mondiales, et la division est-ouest qui séparera durant près d’un siècle deux systèmes opposés : le système communiste préférant les échanges organisés et planifiés, et l’autre, le système capitaliste, fondé sur les forces du marché et la liberté économique.

Si le doux commerce devait être porteur de paix, il a fallu, paradoxalement, deux grandes guerres mondiales pour découvrir l’importance d’encadrer les relations économiques internationales et de les baser sur des principes et des valeurs communes. Dans un contexte de désintégration internationale et de conflits mondiaux issus des expériences nationalistes exacerbées sur les plans économiques et politiques, le libéralisme économique était loin de s’imposer « naturellement » et si, théoriquement, on acceptait l’idée que le commerce peut être bénéfique pour tous, sans règles ce sont plutôt les rivalités et l’insécurité qui s’installent. L’ordre libéral devait être institué et consolidé, car sans règles, le commerce demeurait un jeu à somme nulle.

La création d’un système commercial multilatéral sous hégémonie américaine

Au début du XXe siècle, on voit poindre un débat sur l’importance de créer un système commercial, fondé sur des règles et des traités internationaux, afin de pacifier les relations internationales. Des unions douanières et administratives se constituent, et un courant cosmopolite visant à dépasser l’idéal des nations fait son apparition. La première véritable expérimentation de coopération internationale surgira avec la Société des Nations créée à la suite de la signature du Traité de Versailles de 1919. Elle fut l’objet de fortes critiques, dont celles de John Maynard Keynes, pour qui les termes de la paix de Versailles étaient désastreux pour l’Allemagne et minaient ainsi la reprise économique internationale. L’histoire lui a donné raison. La crise économique des années 1930 allait engendrer des rivalités politiques que la SDN ne pourra pas résoudre, faute d’avoir perçu l’importance de la coopération économique internationale comme vecteur de paix et de sécurité.

Avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, il n’existait pas de règles internationales de droit permettant de stabiliser les relations économiques et de les sécuriser. Sans institutions fortes et stables, les nations détenaient toutes les marges de manœuvre requises en matière de politiques commerciales et, face aux effets déstabilisants des fluctuations monétaires, elles avaient souvent recours à des mesures protectionnistes.

Cette situation change à partir de la deuxième moitié du XXe siècle, avec l’émergence de principes et de mécanismes de coopération économique internationale sur les questions liées au commerce, à la stabilité du système monétaire international et au financement du développement économique dans une perspective de solidarité internationale [voir le focus de S. Zini p. 36]. La libéralisation commerciale devra dorénavant reposer sur la règle de droit et se placer dans un environnement stable et sécuritaire. De grandes institutions économiques multilatérales vont émerger afin de permettre le développement et la consolidation d’un ordre économique international libéral.

Les États-Unis ont contribué à créer des institutions économiques internationales servant à pacifier et à désarmer les nations sur le plan économique. Ces institutions ont fourni des mécanismes de résolution des différends et des instruments de coopération visant à assurer les piliers de la sécurité économique collective. L’internationalisme libéral et un ordre économique international pragmatique se sont imposés sous l’impulsion de l’hégémonie « bienveillante » des États-Unis. Le triptyque Fonds monétaire international (FMI), Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) et Banque mondiale (BM) fut le socle de cette coopération économique internationale.

Ces institutions et ces règles ont facilité la libéralisation progressive des échanges commerciaux en faisant tomber les obstacles tarifaires et quantitatifs entre 1947 et les années 1970. L’angle mort le plus important à apparaître dans les années 1950 et 1960 est évidemment relié à la question des inégalités dans l’échange. En effet, l’échange « libre » bute contre la structuration de l’échange par les acteurs dominants au sein des sociétés, et les niveaux de développement inégaux des forces productives. Les pays en développement ont réclamé des règles commerciales plus favorables à leur développement, des préférences sur le plan de traitement différencié, pour rétablir les termes de l’échange et instaurer un nouvel ordre économique international. De nos jours, cet agenda demeure présent pour de nombreux pays, malgré l’émergence du Japon, des tigres asiatiques et, plus récemment, de puissances économiques comme la Chine, qui se proclame championne du libre-échange tout en conservant un strict contrôle étatique de sa stratégie commerciale [voir l’entretien avec J.-F. Di Meglio p. 60].

Trois transformations profondes ont eu un effet prégnant sur le système économique international à partir des années 1970. Le premier changement est lié à la chute du système de Bretton Woods, alors que les principaux échanges monétaires internationaux ne sont dorénavant plus fondés sur le maintien de taux des changes fixes et prévisibles, en conséquence de la décision des États-Unis de laisser flotter sa devise, tournant ainsi le dos à sa convertibilité en or [voir l’analyse de D. Paviot p. 94]. L’objectif de stabilité et le principe de solidarité céderont la place à l’objectif de compétitivité et au principe de libre concurrence sur les marchés monétaires. Cette décision se répercutera sur l’ensemble des secteurs de la vie économique.

Le deuxième changement est l’élargissement du champ des règles commerciales aux obstacles non tarifaires avec, en premier lieu, une ouverture à la réglementation des mesures antidumping et des subventions, pour ensuite s’engager à légiférer sur des enjeux aussi variés que les droits de propriété intellectuelle, les normes et standards, les mesures affectant les investissements, parmi plusieurs autres.

La mondialisation constitue la troisième et plus profonde mutation du système économique mondial [voir l’analyse de G.-P. Wells p. 12]. Elle s’enracine dès les années 1960 et 1970 pour projeter les firmes multinationales au premier plan et en faire aujourd’hui des vecteurs structurants des flux du commerce et de l’investissement [voir l’analyse de M. Rioux p. 20]. Les principaux échanges ne s’effectuent pas tant entre États qu’entre grandes firmes de dimension mondiale. Ces dernières organisent non seulement le commerce, mais aussi la production sur la base de chaînes de valeur globales intégrant des composantes (biens et services) qui mettent en réseaux les pays et structurent leurs relations économiques. Ces grandes entreprises détiennent d’ailleurs un ascendant considérable qui les positionne sur les marchés en tant que puissance monopolistique.

Les transformations du commerce

Dans les années 1990, le monde du commerce est marqué par l’émergence de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en tant qu’institution multilatérale régissant le système commercial avec des règles ambitieuses. Elle apparaît d’ailleurs dans un contexte où le système soviétique est en ruine et où les pays en développement suivent les trajectoires de la libéralisation économique. Le commerce et le système multilatéral semblent s’être solidement enracinés. Mais si l’OMC innovait à plusieurs points de vue, notamment avec un règlement des différends entre les Parties, elle apparaît aussi comme une organisation qui est rapidement sclérosée par une contestation croissante de ses socles fondamentaux et par une mondialisation débridée qui fait fi des règles environnementales et sociales planétaires [voir le focus de G. Dufour p. 18].

De nos jours, la mondialisation et les défis de régulation des interconnexions politiques dans un contexte de rivalité multipolaire et de transformations structurelles liées aux changements technologiques et leurs impacts sur les flux de commerce et d’investissements internationaux sont des questions nouvelles qui restent sans réponses collectives. Les chaînes de production et d’approvisionnement traversent les frontières, alors qu’avec le développement du commerce électronique, la production se dématérialise et se déterritorialise.

Simultanément, de grands partenariats transrégionaux d’une ampleur inédite prennent forme. La dynamique d’interconnexion des économies permet de comprendre, sur le plan commercial, l’importance nouvelle des partenariats qui se négocient à la grandeur de la planète, mettant en exergue les modèles traditionnels d’intégration transatlantiques, avec le basculement vers l’Asie en corollaire, alors qu’émerge une nouvelle dynamique, soit celle de l’interrégionalisme. Les pays émergents, notamment les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), mais également des pays d’Afrique, se positionnent face à ces reconfigurations économiques, juridiques et politiques mondiales. De son côté, la Chine soutient le développement d’un Partenariat économique régional global (RCEP) qui regroupe les dix pays de l’ASEAN et six pays d’Asie-Pacifique [voir l’analyse d’É. Mottet et P. Huang p. 48]. Quant à la Russie, elle cherche à consolider son influence au sein de l’Union économique eurasiatique et à coordonner ses actions avec la Chine.

Les accords commerciaux et de partenariats sont de véritables plaques tectoniques dans la gouvernance mondiale, qui semble de plus en plus s’éloigner du multilatéralisme, avec tous les risques de fragmentation et de conflits que cela comporte [voir l’analyse de C. Deblock p. 31]. Dans la foulée de ces partenariats, il ne s’agit pas tant de faciliter les échanges, mais d’assurer une fluidité internationale et une interopérabilité technique et normative des systèmes de production. On assiste à l’approfondissement de la mondialisation à travers la mise en interaction des espaces économiques, juridiques, sociaux et politiques, afin de les rendre interopérables. Paradoxalement, le système commercial multilatéral semble être en panne et ne peut proposer des solutions à ces nouveaux défis.

Si les défis de coopération sont de taille, les incertitudes et les risques de désintégration de l’économie mondiale sont très réels. Et dans un monde multipolaire où les États-Unis ne font plus figure de proue face à l’Asie montante, les puissances privées telles que Google, Amazon, Apple ou Facebook [voir l’analyse de H. Loiseau et D. Tchéouali p. 24] nous rappellent un certain empire Rockefeller du début du XXe siècle et ne peuvent qu’amplifier les incertitudes et les risques de désordre mondial.

Les structures et les réseaux économiques transnationaux déployés par les entreprises multinationales – voire mondiales – qui traversent les systèmes politiques territorialisés ne manquent pas de renverser les relations d’autorité entre les grandes unités économiques et les entités politiques. Cela accroît la rivalité entre les espaces nationaux ou régionaux qui cherchent à tirer leur épingle du jeu, tout en ayant perdu d’importants leviers de régulation économique. Les risques de concurrence entre les régions du monde sont alors exacerbés par les fracturations découlant de la concurrence entre les systèmes économiques et les systèmes politiques.

Qui perd gagne ?

Lorsque le multilatéralisme et l’OMC sont bafoués, et que le nationalisme économique refait surface, tout est à craindre. Le commerce international est vecteur d’intégration et facteur de paix, mais il peut également devenir une force de désintégration et de rivalités. Les échanges commerciaux internationaux permettent-ils à chacun de croître et de se développer, de maximiser ses gains ? Difficile d’y répondre, surtout dans le contexte de l’explosion du commerce électronique et d’une économie mondiale organisée sur la base de chaînes de valeur globales. Cette préoccupation concernant les bénéfices de l’échange international a toujours été centrale, mais avec l’administration Trump nous revenons à un jeu à somme nulle qui rompt avec les institutions et qui reste sans réponses sur d’importantes questions que soulèvent les nouveaux enjeux commerciaux.

Dans un monde multipolaire, sans hégémon bienveillant, sans règles adaptées aux défis du jour, les risques de dérive et de désintégration du système commercial mondial sont réels.

Photo en première page : Durant la Grande Dépression, une foule de New-Yorkais se presse devant l’American Union Bank. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la jeune Organisation des Nations Unies entend tirer les leçons des désordres économiques de l’entre-deux guerres, et notamment de la crise économique de 1929, pour affirmer la nécessiter de créer des outils internationaux de développement de la coopération économique internationale. (© SSA​.gov)

<strong>Évolution des principaux pays exportateurs de marchandises entre 1999 et 2017 (Md USD)</strong>

Note

(1) Dans les années 1920, puis après la crise de 1929, des ententes sectorielles se développent au niveau international, dans le but d’instaurer un contrôle mondial des marchés, principalement dans les matières premières (cuivre, pétrole…) et les produits de première transformation (fonte, acier). Grand problème de la diplomatie commerciale des années 1930, les cartels étaient très souvent le fait de pays européens, Allemagne en tête, ou du Japon, qui « organisaient » ainsi et « faussaient » les échanges internationaux.

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°47, « Vers une guerre commerciale mondiale ? », octobre-novembre 2018.

À propos de l'auteur

Erick Duchesne

Professeur titulaire de science politique à l’Université Laval et chercheur au Centre d’études pluridisciplinaires en commerce et investissement internationaux (CEPCI).

À propos de l'auteur

Michèle Rioux

Professeure titulaire de science politique à l’Université du Québec à Montréal et directrice du Centre d’études sur l’intégration et la mondialisation (CEIM).

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