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Côte d’Ivoire : le bilan inquiétant du « système Ouattara »

Malgré l’amélioration sans cesse rappelée par le pouvoir ivoirien de nombreux indicateurs et indices, la Côte d’Ivoire n’a pas tourné la page de la décennie 2000. Nécessaires après l’apathie politique de la « crise ivoirienne », les réformes engagées par Alassane Ouattara n’ont finalement pas touché les principaux enjeux nationaux.

Un mandat et demi après l’intronisation d’Alassane Dramane Ouattara (ADO), le bilan de l’ex-directeur général adjoint du Fonds monétaire international (FMI) est pour le moins controversé. Puissance ouest-africaine, la Côte d’Ivoire avance inexorablement vers l’échéance de 2020 qui doit porter une cinquième personnalité à la tête du pays. Néanmoins, les situations géopolitique, politique, économique et sociale ivoiriennes n’incitent pas à un optimisme démesuré. Entre justice à deux vitesses, mutineries, inégale redistribution des richesses, opacité, allégations de corruption et de détournement de fonds publics, exigences des classes populaires et moyennes auxquelles l’État peine à répondre, rivalités de pouvoirs au sein des partis politiques, attentat et atteintes à la souveraineté nationale, la Côte d’Ivoire ne semble pas avoir enterré ses vieux démons (1). Malgré de réelles avancées et des efforts portés sur les conditions de vie des Ivoiriens, le rêve de l’émergence prôné par la présidence depuis 2011 ne semble pas atteignable avant 2030. Pour parvenir à ce rattrapage économique qui ne doit pas oblitérer les volets social, éducatif et politique, encore faut-il que la « transition politique » de 2020 se réalise dans la transparence, une certaine équité électorale ainsi qu’un contexte non conflictuel.

La politique intérieure et ses enjeux

Malgré lui, ADO s’est laissé enfermer dans un exercice du pouvoir qui, à Abidjan plus qu’ailleurs compte tenu du contexte post-électoral de 2010-2011 (2), ne peut faire abstraction des rivalités politiques et de pratiques « politiciennes ». Ayant hérité d’un territoire, d’une économie et d’un climat socio-économique exsangues auxquels il a directement contribué durant la décennie précédente, à l’image de Guillaume Soro, Henri Konan Bédié ou Ibrahim Bacongo Cissé, en poste entre 2002 et 2010, le président ivoirien avait certes des circonstances atténuantes durant son premier mandat (2011-2015), mais n’aurait-il pas dû mieux faire sur le plan intérieur ?

Un déni de justice aux lourdes conséquences ?

Depuis 2011 et en dépit de discours convenus appelant à la réconciliation, ADO n’a pas fait montre des mansuétude et impartialité que la population ivoirienne attendait légitimement du nouvel homme fort du Plateau abidjanais. En favorisant l’extradition de Laurent Gbagbo et de Charles Blé Goudé vers la Cour pénale internationale (CPI), le pouvoir ivoirien a surtout donné les gages d’une « justice de vainqueur » qui a perduré jusqu’en 2015 lorsque, enfin, une vingtaine de pro-Ouattara ont été inculpés. Parmi eux, Chérif Ousmane et Losséni Fofana, deux anciens commandants autoproclamés (Comzones) de Bouaké et Man. Il n’empêche, sur les 200 personnes jugées ou en passe de l’être, seul un dixième est proche du pouvoir. La justice – transitionnelle – ivoirienne semble ainsi avoir été inefficace pour certaines parties prenantes au conflit post-électoral, voire inféodée à l’exécutif. Cette impunité reste fortement ancrée dans les représentations populaires ivoiriennes et pourrait peser dans l’approche du scrutin présidentiel de 2020. D’autant plus que le chef de l’État et le gouvernement n’ont de cesse, rhétorique politique oblige, de porter des discours triomphalistes sur la situation socio-économique du pays. Cette communication déconnectée et a-territoriale pourrait finalement se retourner contre ceux qui ont participé à mettre en place le « système Ouattara ».

Le système Ouattara

Bien aidés par la double absence physique et politique des cadres d’un Front populaire ivoirien (FPI) amputé de son président Laurent Gbagbo, les leaders du Rassemblement des républicains (RDR) et subsidiairement du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) se sont accaparé les postes gouvernementaux ou tout poste considéré comme stratégique via des nominations complaisantes et le noyautage de l’État. Par exemple, malgré un premier mandat de six ans censé être non renouvelable, Youssouf Bakayoko a été reconduit à la présidence de la Commission électorale indépendante (CEI) qui a été discréditée par la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP). De même, le Conseil constitutionnel est piloté par un proche d’ADO : Mamadou Koné, garde des Sceaux entre 2006 et 2010. Pour s’assurer de votes favorables, le gouvernement ivoirien a également redécoupé les cartes électorales. Par ailleurs, il n’est pas parvenu à dresser des listes électorales complètes et incontestables (3), a institué un Sénat dont le tiers des membres est nommé par la présidence, et n’a pas réussi à redynamiser une vie politique qui manque cruellement de renouvellement. La percée des « indépendants » et les boycotts du FPI incarnent alternativement la cristallisation et la morosité d’une politique ivoirienne vieillissante. Toutefois, le pouvoir sait aussi perdre, comme en attestent les défaites d’Amadou Soumahoro, ex-Secrétaire général du RDR perdant l’élection municipale de Séguéla en 2013, ou de Sara Fadiga Sako, ancienne vice-présidente de l’Assemblée nationale, à Touba, lors des législatives de 2016.

Outre le facteur électoral, le système Ouattara s’appuie avant tout sur une troïka resserrée (Téné Birahima Ouattara et Masséré Touré, frère et nièce d’ADO) qui pourrait engendrer le candidat à l’élection de 2020, soit Hamed Bakayoko, ex-ministre de l’Intérieur et désormais à la Défense, ou Amadou Gon Coulibaly, ancien Secrétaire général de la présidence devenu Premier ministre en 2017. Le mode de gouvernance familial et « clanique » n’est pas sans rappeler le régime de Félix Houphouët-Boigny, dont ADO fut le premier Premier ministre de 1990 à 1993. Sans opposition véritable, le pouvoir ivoirien peut aisément dériver en verrouillant l’État, et en généralisant concussion, corruption et prédation. La longue histoire d’extraversion du territoire ivoirien, qui a engendré un pacte rentier entre élites internes et externes, semble ainsi se poursuivre en Côte d’Ivoire. Pour partie prédateur, l’État doit par ailleurs composer avec l’échec de la Commission dialogue, vérité et réconciliation (CDVR).

Réconciliation, désarmement-réarmement

Dirigée par Charles Konan Banny, Premier ministre entre 2005 et 2007, la CDVR a manqué de légitimité et d’assise populaire pour espérer remplir le rôle qui lui fut assigné mi-2011. Coquille vidée de son sens, elle n’aura jamais su mobiliser les pro-Gbagbo qui conspuèrent la nomination de l’houphouétiste ayant mené campagne pour Ouattara à Yamoussoukro et Bouaké. Les conclusions de la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH) ou de l’Institut des hautes études sur la justice (IHEJ) contredisent le consensuel rapport final de la CDVR qui, en décembre 2014, vante les « résultats » auxquels la CDVR serait parvenue. Les autorités ivoiriennes, conscientes du « malaise profond » perdurant sur leurs territoires, créèrent la Commission nationale pour la réconciliation et l’indemnisation des victimes (CONARIV) en 2015. Présidée jusqu’en avril 2017 par Mgr Paul Siméon Ahouana, elle a recensé 316 954 victimes qui pourraient être dédommagées par un fonds d’une quinzaine de millions d’euros prévu à cet effet. Les 557 101 rejets non justifiés et les accusations de malversations sont plusieurs griefs retenus par la Confédération des victimes de la crise ivoirienne (COVICI), pourtant proche du pouvoir. Cette réconciliation impossible pourrait par ailleurs être définitivement enterrée en cas de réarmement, le processus de désarmement n’ayant, en définitive, pas été correctement réalisé.

Créée en 2012, l’Autorité pour le désarmement, la démobilisation et la réintégration (ADDR) des ex-combattants regroupés au sein des Forces nouvelles (FN, civils) et des Forces armées des forces nouvelles (FAFN, militaires) est devenue Cellule de coordination de suivi et de réinsertion (CCSR) en 2015. Elle aurait officiellement réussi à démobiliser, à réinsérer et à réintégrer 55 000 ex-combattants sur un total initial de 74 000, 64 000 s’étant réellement présentés. Le taux de réinsertion de 85 % avancé par le gouvernement est certes flatteur, mais omet d’évoquer la dizaine de milliers d’ex-combattants « portés disparus » et non désarmés. Politiques, les évolutions de l’ADDR en CCSR et de la CDVR en CONARIV sont liées à la nécessité, pour l’État, de présenter un visage rassurant pour les investisseurs étrangers et les Institutions financières internationales (IFI). En réalité, au nord comme au sud de la Côte d’Ivoire, au Liberia comme au Ghana – voire au Burkina Faso –, de nombreux responsables des FN, des FAFN et des forces pro-Gbagbo n’ont pas adhéré au processus, comme l’affirme le rapport indépendant des Nations Unies d’avril 2016. Les récurrentes découvertes de caches d’armes, y compris celle de Souleymane Kamagaté Koné (alias « Soul to Soul »), le chef de protocole du président de l’Assemblée nationale Guillaume Kigbafori Soro, ne sont que la partie émergée d’un iceberg où s’enchevêtrent mutineries et actes de violence, mouvements d’humeur chez les Forces armées de Côte d’Ivoire (FACI), enveloppes substantielles représentant plus de 1 % du budget national accordées aux ex-rebelles par un gouvernement affaibli et se dédisant, indiscipline, déficience dans la chaîne de commandement, et faible contrôle politique sur le(s) militaire(s) ; le tout révélant, in fine, une situation sécuritaire préoccupante.

Outre le contrôle trop lâche des armes en circulation, et donc des hommes armés, le gouvernement ivoirien doit également composer avec ce phénomène socio-sécuritaire des « microbes », ces gangs ultra-violents de mineurs qui se diffusent désormais à d’autres villes qu’Abidjan et qui met en exergue déstructuration sociale, oisiveté, faibles perspectives, appât du gain rapide, et instrumentalisation par les pro-Ouattara de ces enfants en 2011. Le retour de bâtons pourrait humainement comme politiquement coûter très cher à la société ivoirienne. Compte tenu des rancœurs, de la faible confiance entre les différents acteurs et de la guerre de succession qui se dessine depuis plusieurs années, l’échec de l’opération de désarmement était prévisible dans un pays où les forces, quelles qu’elles soient, voient l’arme comme une assurance-vie et un moyen de pression sur les pouvoirs. La perception selon laquelle la Côte d’Ivoire ne peut être prise qu’à travers les armes reste tenace, et le soupçon entourant le réarmement du clan Soro fait sens dans la perspective de l’élection présidentielle de 2020. Un bilan socio-économique positif ou vu comme tel serait de nature à fournir au gouvernement ivoirien et au successeur coopté d’ADO les arguments favorisant le déroulement serein de l’élection.

Les enjeux économiques et sociaux

Fortement attendu sur le volet économique, Alassane Ouattara n’est certainement pas arrivé au bout de ses ambitions et de celles de ses concitoyens. De fait, après deux décennies de crise, tout ou presque était à (re)faire. La Côte d’Ivoire se porte donc mieux. Le contraire aurait été étonnant, pour ne pas dire improbable. Cette dynamique positive se vérifiera en 2020, mais elle ne peut occulter la manière.

Quel bilan économique pour Ouattara ?

Ayant choisi de financer son programme présidentiel par l’endettement vis-à-vis de la Chine ou des Eurobonds et non par l’épargne domestique, ADO pourrait laisser un pays plus endetté qu’il ne l’a trouvé. De 12,7 milliards de dollars en 2011 et 9,5 milliards en 2012, année de l’achèvement de l’initiative Pays pauvre très endetté (PPTE), la dette extérieure ivoirienne a atteint 11,3 milliards en 2016 selon la Banque mondiale. Représentant le tiers du PIB ivoirien, l’endettement plombe la capacité de l’État ivoirien à investir dans les secteurs luttant contre la pauvreté (éducation, santé, eau, assainissement, agriculture). Les résultats liés à l’accès à l’eau potable et à l’énergie, au logement et à la mobilité tardent à se concrétiser dans les territoires. À l’image de l’Agence emploi jeunes (AEJ) créée en 2015, qui a pour mission d’occuper une jeunesse ivoirienne constituant la moitié des quelque 24 millions d’Ivoiriens – appelés à doubler d’ici 2050 –, les succès de la politique sociale ivoirienne ne seront peut-être pas tangibles avant la fin du second mandat présidentiel. Un secteur est néanmoins épargné, celui des infrastructures – de communication, sociales et de production.

Bénéficiant du travail réalisé avant 2011, ADO a lancé et/ou inauguré de vastes chantiers infrastructurels, dont le métro abidjanais. Les projets financés et/ou réalisés par des entreprises chinoises, ont, quant à eux, été négociés par Gbagbo (4) : autoroute Abidjan-Bassam, barrage hydroélectrique de Soubré, cité olympique d’Ébimpé (Anyama), château d’eau de Bonoua pour l’adduction en eau potable de la métropole abidjanaise, extension du Port autonome d’Abidjan (PAA), construction de lycées, rénovation du réseau routier, renforcement du réseau électrique, déploiement de la fibre optique, nouvelle zone industrielle d’Abidjan, ou encore réseau de vidéosurveillance abidjanais.

Estimé à environ 2,5 milliards de dollars, le montant total de ces prêts et de la dette détenue par la Chine impactent le budget ivoirien, d’autant plus que le gouvernement fait appel, de manière quasi exclusive, à des entreprises étrangères : marocaines, turques, françaises et, donc, chinoises. Véritable moteur de l’économie ivoirienne, la construction oublie globalement les opérateurs locaux… et la transparence dans l’attribution de ces marchés : les appels d’offres restreints et les contrats de gré-à-gré augmentent en proportion de la frénésie gouvernementale pour les infrastructures. Malgré tout, le secteur privé approuve la création de tribunaux de commerce (2012), de l’Autorité nationale de régulation des travaux publics (ANRMP, créée en 2009 et modifiée en 2013), ainsi que de la Haute Autorité pour la bonne gouvernance (HABG, 2013). Ces mesures ont fait passer la Côte d’Ivoire du 154e rang, en 2012, au 103e en 2017 dans le classement Transparency International – qui déplore toutefois le manque global de pratiques concurrentielles, la dette contractée auprès des sociétés, la pression fiscale et la corruption généralisée chez les douaniers et le fisc. De même, depuis 2011, le gouvernement ivoirien mène de nombreuses réformes (environnement des affaires, assainissement des finances publiques, centralisation des services budgétaires pour limiter les « caisses noires » ministérielles, mise en place d’objectifs chiffrés dans les entreprises d’État, publication de bilans annuels pour les privées, etc.). Mais la vision court-termiste provoque des contrecoups imprévus tels que l’augmentation de 40 % du prix du ciment à la suite de la construction du barrage de Soubré, ou la carence en gaz naturel due à la réhabilitation des centrales thermiques d’Azito et de la Compagnie ivoirienne de production d’électricité (CIPREL).

En ayant fait évoluer le climat des affaires et adopté un nouveau code des investissements en 2012 qui avantage plus encore les investisseurs étrangers, en poursuivant ses réformes et en promouvant les partenariats public-privé (PPP), la Côte d’Ivoire entend valoriser le travail réalisé depuis le premier mandat de Ouattara. Ce bilan a priori positif s’appuie sur une forte croissance du produit intérieur brut (PIB) qui dépasse les 8 % depuis 2012 et qui devrait être en moyenne de 7 % jusqu’en 2020. Mais, force est de constater qu’elle ne favorise pas les classes populaires et moyennes qui peinent à récolter les fruits de cette croissance économique inégalement répartie et distribuée.

L’inégale répartition des richesses, une bombe à retardement

Forte d’un capital et de ressources humaines enviés en Afrique de l’Ouest, la Côte d’Ivoire reste paradoxalement un pays et une économie extravertis, dépendants des capitaux étrangers et de marchés internationaux comme de conjonctures qu’elle ne contrôle pas (cacao). Classée au 171e rang de l’Indice de développement humain (IDH) en 2015, la Côte d’Ivoire reste profondément inégalitaire, comme en témoigne l’indice de Gini qui évalue l’inégalité des revenus : avec un indice de 41,5 en 2015 (0 étant l’égalité parfaite), elle se retrouve peu ou prou au même stade qu’en 2002 (41,3). Inégalitaire en termes de revenus, elle l’est également dans les relations hommes-femmes et plus largement à l’échelle nationale : plus de la moitié de la population vit encore sous le seuil de pauvreté (500 FCFA, soit moins de 1 euro par jour). Pourtant, là encore, Alassane Ouattara est actif : couverture maladie universelle pour les plus démunis, hausse du salaire minimum, dégel des salaires des fonctionnaires, augmentation du revenu des cacaoculteurs, etc. Mais, semble-t-il, les efforts ne sont pas suffisants, d’autant plus que les promesses répétées à l’envi ne se traduisent pas toujours dans les territoires, urbains comme ruraux : seulement 7000 classes ouvertes sur les 25 000 promises ; construction retardée et réhabilitation a minima des universités malgré une enveloppe de 150 millions d’euros principalement octroyée à la famille malienne Kagnassi, proche d’ADO et du gouvernement ; déficit en matériel dans les administrations ; déficit encore de 400 000 logements, dont la moitié à Abidjan malgré 60 000 en construction, etc.

Dans les universités (grèves des enseignants et des étudiants) et les secteurs des économies formelle comme informelle, le malaise est patent et devient un risque non négligeable pour le gouvernement. La surchauffe de l’économie ivoirienne pourrait impacter la fragile paix gagnée par les armes en 2011. Le système Ouattara et les dérives d’une administration s’accaparant pouvoirs, moyens et francs CFA pourraient ainsi balayer les efforts entrepris depuis 2011 : les affaires, avérées comme créées de toutes pièces par la presse d’opposition, grignotent le crédit gouvernemental déjà mis à mal par la stratégie Potemkine des ministres et notables locaux qui rénovent et embellissent à grands frais les édifices publics avant chaque tournée du président « à l’intérieur ». À moyen terme, cette politique économique n’est pas tenable et débouchera inévitablement sur une remise en cause conflictuelle de l’exercice du pouvoir, si ADO le quitte effectivement en 2020. D’autres défis attendent par ailleurs le chef de l’État et son vice-président, Daniel Kablan Duncan.

Bilan et défis ivoiriens aux échelles régionale et internationale

La Côte d’Ivoire est confrontée à de nombreux défis sécuritaires internes qui ont toujours eu une portée transfrontalière. Ils sont liés aux incursions de groupes armés frappant les positions de l’armée, à l’incomplète intégration des éléments supplétifs des forces pro-Ouattara et pro-Gbagbo de 2011, aux activités prédatrices des anciens Comzones ayant dorénavant étendu leurs champs d’action géographiques, aux rivalités ethnico-religieuses et communautaires, aux litiges et conflits fonciers, aux « microbes », ou à la radicalisation de mosquées wahhabites et salafistes. De même, le désarmement des Dozos (5) semble impossible, la sécurité de certains axes routiers reste problématique, à l’image des personnes déplacées devant encore rentrer du Libéria.

Mais les autorités sont aussi confrontées à de nombreuses menaces sous-régionales. Parmi elles, les attaques perpétrées au Mali et au Burkina Faso, au Nord (frontière malienne principalement) et à l’Ouest (conflits fonciers et liés aux ressources naturelles, exactions de miliciens et mercenaires), le rôle présumé de Guillaume Soro dans la tentative de coup d’État manqué au Burkina Faso en septembre 2015, la prolifération et la circulation incontrôlable d’armes de différents calibres (6), l’incursion de membres actifs d’Ansar Dine ainsi que les potentielles cellules dormantes djihadistes dans le Nord ivoirien. L’attentat de Grand-Bassam du 13 mars 2016, revendiqué par Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), en est l’incarnation matérielle. En collaboration avec Paris et Washington, Abidjan ouvrira d’ailleurs courant 2018 le premier centre régional de lutte antiterroriste. Indispensable dans une région tributaire des services de renseignement étrangers, il se veut l’une des manifestations de l’activisme ivoirien en matière de politique étrangère.

Dynamique à l’extérieur, ADO a bénéficié de la bienveillance occidentale à son égard, mais a également renforcé les relations ivoiriennes avec d’autres acteurs moins traditionnels (Japon, Turquie ou Égypte). Dans un contexte qui lui était plutôt favorable (présidence de la CEDEAO de 2012 à 2014, siège non permanent au Conseil de sécurité onusien depuis 2017), il a participé à la résolution de crises sous-régionales (Mali, Guinée-Bissau ou Burkina Faso) et a fait office de médiateur ou a été consulté au Togo, en Guinée, au Ghana ou au Libéria. Ayant par ailleurs participé aux discussions portant sur le retour du Maroc au sein de l’Union africaine (UA), ADO a accueilli les Jeux olympiques africains de 2014, le Sommet des villes et régions africaines pour le climat fin juin 2015, ainsi que le Sommet UA-UE de 2017. Enfin, Abidjan a vu le retour de la Banque africaine de développement (BAD) en 2014, et l’arrivée de l’Organisation internationale du cacao en 2017.

Sortie de l’isolement, la Côte d’Ivoire réactive un réseau diplomatique à l’échelle internationale sans pour autant mener une révolution brutale – nombre de diplomates conservant leurs postes à l’étranger. Ayant mobilisé son carnet d’adresses dans les milieux financiers, politiques et économiques, ADO a favorisé le déblocage de sommes substantielles, l’éligibilité ivoirienne au processus Millenium Challenge Corporation (MCC) et l’arrivée de capitaux étrangers dans les secteurs du pétrole, de la défense ou de l’énergie. Cette diplomatie économique permet certes d’alimenter projets et filières, mais elle reste peu encline à assurer à la Côte d’Ivoire un développement inclusif et une économie diversifiée, encore basée sur les rentes agricoles. C’est pourtant par le capital humain, un réseau de PMI-PME et une croissance durable, équilibrée et redistribuée au plus grand nombre que passeront l’indépendance économique de la Côte d’Ivoire et l’augmentation du pouvoir d’achat de ses habitants.

Alors que les risques sécuritaire et électoral sont toujours très élevés, le système Ouattara polarise la majeure partie des pouvoirs et richesses, ainsi que de ce qui les crée. La nouvelle Constitution – votée avec 58 % d’abstention –, la Direction de la surveillance du territoire (DST) – vue comme une police politique par l’opposition –, ou l’institutionnalisation des filières hévéa et palmier à huile – dont l’organe de régulation devrait revenir à l’ex-ministre et proche d’ADO, Vincent Essoh Lohoues, accusé de plusieurs détournements de fonds dans l’hévéa –, sont quelques exemples de cette dérive kleptocrate. Réélu mais contesté, Alassane Ouattara serait bien avisé de se soumettre à des audits pour crédibiliser son bilan. Assainir les situations économiques aux niveaux micro, méso et macro serait le moyen d’évacuer les critiques qui seront de plus en plus acerbes d’ici 2020, quel que soit le candidat choisi par l’actuel gouvernement.

Notes

(1) C. Bouquet, Géopolitique de la Côte d’Ivoire, Paris, Armand Colin, 205, 315 p.

(2) Au second tour de l’élection présidentielle de 2010, Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara s’estiment tous deux vainqueurs et s’appuient sur les résultats prononcés par le Conseil constitutionnel et validés par plusieurs partenaires (Afrique du Sud, Chine, Russie ou Liban) pour le premier, et la Commission électorale indépendante et la « communauté internationale » pour le second. S’ensuit un conflit politico-militaire qui aurait fait plus de 3000 morts de fin novembre 2010 au 11 avril 2011, lorsque Gbagbo est arrêté à Abidjan.

(3) C. Bouquet et I. Kassi-Djodjo, « Les élections locales 2013 en Côte d’Ivoire : des malentendus subsistent sur l’exercice de la démocratie », EchoGéo, 13 janvier 2014 (http://​journals​.openedition​.org/​e​c​h​o​g​e​o​/​1​3​697).

(4) Xavier Aurégan, Géopolitique de la Chine en Côte d’Ivoire, Paris, Riveneuve Éditions, 2016, 386 p.

(5) Chasseurs traditionnels originaires du Nord, ils ont suppléé les forces pro-Ouattara durant la crise post-électorale mais n’ont ni reçu de compensations jugées satisfaisantes, ni eu la possibilité d’intégrer l’armée ivoirienne. Ils restent conséquemment une source d’embarras pour le pouvoir et de tension dans l’Ouest – et subsidiairement le Nord de la Côte d’Ivoire.

(6) Le cas de l’ex-Comzone et désormais lieutenant-colonel Fofié Martin Kouakou est à cet égard préoccupant, puisqu’il disposait, en 2015, de plus de 60 tonnes de matériel militaire. Combien sont-ils dans ce cas en Côte d’Ivoire ? Cf. J. Hellweg, « La chasse à l’instabilité : Les dozos, l’état et la tentation de l’extralégalité en Côte d’Ivoire », Migrations Société, vol. 144, n° 6, 2012, p. 163-182.

Légende de la photo en première page : Le président ivoirien Alassane Ouattara dans une émission de la chaîne américaine Bloomberg TV, à l’occasion de l’US-Africa Business Forum. Le pays a enregistré un taux de croissance de 7,8 % en 2017, soit le deuxième plus fort d’Afrique subsaharienne et le quatrième au niveau mondial. Selon la Banque mondiale, le taux de croissance devrait être en moyenne de 7 % pour 2018 et 2019. (© Mike Bloomberg)

Article paru dans la revue Diplomatie n°93, « Guerres de religion : mythe ou réalité ? », juillet-août 2018.

• Xavier Aurégan, Géopolitique de la Chine en Côte d’Ivoire, Paris, Riveneuve Éditions, 2016, 386 p.

• Xavier Aurégan, « Les investissements publics chinois dans les filières agricoles ivoiriennes », Cahiers Agricultures, vol. 26, n° 1, 13 février 2017, 9 p. [En ligne]

• Xavier Aurégan, « Les interventions chinoises en Côte d’Ivoire : aide, investissements et migrants-investisseurs », Autrepart, n° 76, 2015/4, p. 89-108.

À propos de l'auteur

Xavier Aurégan

Chercheur indépendant affilié au Centre de recherches et d’analyses géopolitiques (CRAG) de l’Institut français de géopolitique (IFG, Paris 8) et associé au Conseil québécois d’études géopolitiques (CQEG) de l’Université Laval (Québec). Site internet : www.auregan.pro.

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