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L’Union européenne : une puissance agricole aux pieds d’argile

Alors que l’Union européenne est une puissance majeure du secteur agricole mondial, de par sa position de premier exportateur et de premier importateur, elle est aujourd’hui à un tournant de son histoire et sera obligée de se réinventer si elle espère continuer à jouer un rôle dans le nouvel ordre agricole international qui s’instaure.

Dès le traité de Rome de 1957, l’agriculture a été au cœur de la construction européenne et la Politique agricole commune (PAC) reste la principale politique communautaire intégrée, mobilisant environ 40 % du budget européen. Établie par le rapprochement des politiques agricoles de chacun des États membres fondateurs, la PAC et ses nombreuses réformes constituent un révélateur intéressant pour qui veut comprendre l’évolution du projet politique européen. Sur la base des principes d’intervention publique établis dans l’Amérique du New Deal, les États membres se sont dotés d’outils de puissance qui démontrent que l’Europe a souhaité, dès ses origines, construire son autonomie stratégique et peser sur les affaires du monde. 

Davantage qu’en matière militaire, et plus précocement que dans le domaine monétaire avec la formation de la zone euro, la PAC conjugue pour l’Europe les deux dimensions de la puissance : ne pas se soumettre à une autorité extérieure et un désir de conquérir, tant pour assurer sa sécurité que dans la perspective de s’imposer dans le monde. Devenue autosuffisante pour les principales productions en moins de trois décennies, l’UE est aujourd’hui à la fois le premier exportateur et le premier importateur pour les produits agricoles et agro-alimentaires, pour un solde positif d’environ 20 milliards d’euros.

L’UE est surtout l’un des acteurs majeurs de la définition des règles du multilatéralisme en matière agricole, quand la fin de l’exception agricole a été entérinée lors de la création de l’OMC en 1995. Alors que l’institution genevoise traverse une crise profonde et que les préceptes du libre-échange sont remis en cause, le positionnement de l’UE est porteur de paradoxes. La trajectoire de réformes qu’elle a fait subir à sa PAC depuis le début des années 1990 est de plus en plus questionnée, en interne, pour ses dégâts sociaux et environnementaux. Sur la scène internationale, nos partenaires restent plus que dubitatifs vis-à-vis d’une stratégie européenne qui repose sur deux piliers : une doctrine de l’OMC et maintenant une multiplication d’accords bilatéraux pour s’ouvrir de nouveaux marchés ; et une PAC qui a toujours le mérite de doper la compétitivité de l’agro-alimentaire européen en lui donnant accès à des matières premières en dessous des coûts de production. 

Un espace agricole intégré pour accéder à l’autosuffisance alimentaire

La formation de la puissance agricole européenne est indissociable de celle de la PAC. Au lendemain de la guerre, l’Europe est en ruines, et le diagnostic est dressé, celui de besoins alimentaires non satisfaits. Pour bon nombre d’observateurs, à commencer par les Américains et par la toute récente institution de l’ONU, la Food and Agriculture Organization (FAO), créée en octobre 1945, l’Europe a faim. Au-delà de l’aide alimentaire immédiate, l’Europe doit reconstruire son agriculture ou, plus précisément, la moderniser. Le Plan Marshall dotant les campagnes européennes des tracteurs illustre cette ambition d’ouvrir l’agriculture aux gains de productivité, en s’inspirant notamment du modèle agricole américain. C’est surtout avec la construction du Marché Commun que l’agriculture entre dans une phase nouvelle. Les six pays fondateurs de l’Europe communautaire font de ce secteur une priorité pour répondre aux besoins des populations en fixant notamment comme objectif l’autosuffisance alimentaire (art. 33 et 39 du traité de Rome du 25 mars 1957). Il faut dire que la PAC s’inscrit dans un contexte géopolitique précis, celui de la guerre froide, obligeant les États-Unis à tolérer cette décision européenne en partie bâtie sur des préceptes en vigueur dans la politique agricole américaine. La PAC est ainsi consolidée en 1962, soit un an après la construction du mur de Berlin et dans un contexte de fin de décolonisation.

Cette politique commune, véritable socle de la formation de l’Europe communautaire, repose sur quelques grands principes unificateurs et puissamment incitatifs à produire : unicité du marché se caractérisant par des organisations communes et des prix uniques, une libre circulation des produits au sein du Marché Commun, une préférence communautaire conduisant à taxer les importations de produits agricoles, une solidarité financière entre les États avec un budget commun et une harmonisation des règles sanitaires et techniques (1).
L’évolution de la production agricole européenne – dont la croissance annuelle moyenne entre 1960 et 1970 s’est située à +2 % – permet aux États membres d’atteindre l’objectif initialement fixé, l’autosuffisance alimentaire. Céréales, viande bovine, produits laitiers, et ensuite viande porcine et de volaille, sucre, autant de domaines dont les productions ont augmenté régulièrement et permis à l’UE de devenir autosuffisante (la couverture des besoins étant supérieure ou égale à 100 %). La production européenne de céréales est par exemple passée de 81,5 millions de tonnes en 1962 à 168 millions en 1992 (UE à 12).

Principale ombre au tableau, l’UE n’a jamais pu s’affranchir de sa dépendance aux importations de protéines végétales (tourteaux de soja pour la nourriture des animaux). En cause, l’accord commercial passé en 1962 avec les États-Unis lors du Dillon Round au GATT, où le Vieux Continent s’engage à ne pas taxer les importations de ce type de produits. L’objectif était d’éviter un différend commercial entre les États-Unis et l’UE, même si formellement les produits agricoles n’entraient pas dans le mandat du GATT. Présentée comme une contrepartie à l’instauration de la PAC, cette disposition très favorable aux régions d’élevage à proximité des zones portuaires européennes, n’a finalement pas été remise en cause par l’embargo sur les exportations de soja américain en 1973, et a même été renouvelée en 1992 lors des accords dits de Blair House. 

L’UE est devenue l’une des premières puissances agricoles mondiales, avec une production dont la valeur dépasse les 400 milliards d’euros (162 pour les productions animales et 213 pour les productions végétales), réalisée par plus de 10 millions d’exploitations agricoles sur une surface de quelque 175 millions d’hectares. Elle le doit à une poignée de pays producteurs, dont la France, première puissance agricole de l’UE, tant en productions végétales qu’animales, avec respectivement 20 et 19 % de la production des 28, devant l’Italie et l’Espagne, et faisant à peu près jeu égal avec l’Allemagne pour les produits animaux. L’UE a également accédé, mais plus tardivement, au rang de première puissance exportatrice de produits agricoles et alimentaires, supplantant de peu les États-Unis (figure 1). 

Si l’on veut voir dans la puissance l’une des raisons d’être d’une entité politique comme l’UE, un besoin privilégié qui a déterminé son organisation et son évolution, alors le processus qui a conduit à l’autosuffisance alimentaire a fait du secteur agricole l’un des vecteurs de cette puissance. Au travers de son ambition de sécuriser ses approvisionnements, l’UE a administré la preuve qu’elle pouvait à la fois garantir la paix à l’intérieur d’une Europe antérieurement dévastée par plusieurs conflits militaires, et sa sécurité vis-à-vis du reste du monde dans un climat géopolitique complexe du fait de la guerre froide (2). En donnant de plus accès à son marché intérieur à de nombreux pays en développement d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (pays ACP), le vecteur de stabilité au bénéfice du développement agricole qu’était la PAC à son origine contribuait également au rayonnement de l’Europe.

La PAC est pourtant victime de son succès. Sa puissance productive occasionne des surplus qui, par le truchement du stockage et des subventions à l’exportation, se révèlent à la fois coûteux pour le budget agricole et discrédités par les concurrents. Des paramètres qui, à partir des années 1980, ouvrent la voie des grandes réformes de la PAC. 

Entre mondialisation et réformes de la PAC

Les performances productives de l’agriculture européenne la propulsent progressivement au rang de grande puissance agro-exportatrice. Même si elle demeure longtemps déficitaire dans ses échanges avec le reste du monde, le déploiement des célèbres et contestées restitutions aux exportations – un outil permettant de subventionner les exportations de produits commercialisés à des prix du marché en permanence inférieurs aux prix européens, la restitution comblant la différence – constitue un support fondamental de la conquête des marchés, dans un contexte où les embargos américains instaurés envers des pays comme l’URSS ou l’Égypte ouvrent des débouchés aux produits de l’UE. Le poids de l’UE dans les échanges mondiaux de produits agricoles et alimentaires – l’indicateur de position par marché (3) retrace cette dynamique de conquête – n’a cessé de s’affirmer depuis la fin des années 1960 et les élargissements successifs (figure 2).

Si l’on suit le raisonnement selon lequel l’échange international est un jeu à somme nulle, ce qui est gagné par l’un étant nécessairement perdu par l’autre, alors l’affirmation de la puissance exportatrice de l’UE s’est faite notamment au détriment des États-Unis, qui ont occupé fort longtemps la position de leader sur les marchés mondiaux (4). Surtout, la stratégie européenne a directement heurté l’action des États-Unis qui opéraient, avec certains autres exportateurs comme le Canada et l’Australie, différentes formes de régulation des marchés internationaux et de leur propre marché, pour favoriser le développement des échanges internationaux. Des années 1930 aux années 1970, les accords sur produits de base ont ainsi concerné jusqu’aux deux tiers des échanges internationaux de blé sur le principe d’engagements pluriannuels entre importateurs et exportateurs à des prix somme toute stables. De surcroît, en devenant le premier exportateur mondial de blé en 1983, l’Europe s’est attirée les foudres des États-Unis, qui de leur côté, subventionnaient leurs agriculteurs pour mettre en jachère un tiers des terres arables et détenaient dans leurs stocks publics l’équivalent d’une récolte d’avance.

C’est pourquoi, face à une érosion de leur compétitivité et à une remise en cause de leur rôle de stockeur en dernier ressort, les États-Unis ont engagé un bras de fer avec l’Europe qui conduira à inscrire le dossier agricole au programme des négociations du GATT avec le lancement du cycle de l’Uruguay Round en 1986. Il s’agira alors de définir une discipline internationale en matière de politiques agricoles pour éviter les stratégies non coopératives visant à déstabiliser les marchés internationaux, et en particulier de mettre un terme aux subventions à l’exportation européenne. L’Accord agricole du Cycle de l’Uruguay (AACU) adopté en 1994 à Marrakech, constitue depuis lors la doctrine agricole de l’OMC.

La PAC dut se soumettre à cette nouvelle discipline multilatérale et en fut transformée. Bien que l’argument d’une contrainte extérieure provenant de l’OMC continue d’être servi aux agriculteurs pour justifier la trajectoire de réformes qu’a subie la PAC depuis 1992, l’influence de l’UE dans la définition de la doctrine de l’OMC a été centrale et lui a permis de consolider sa puissance par des règles largement à l’avantage de ses intérêts exportateurs. Alors que face à la surproduction européenne, la solution de contrôler les volumes de production par des quotas comme dans le lait en 1984 apparaissait comme une alternative intéressante, ce type d’instrument, qui risquait de limiter le potentiel d’exportation, a été par la suite abrogé. Le choix de baisser les prix communautaires pour les aligner sur les prix internationaux en démantelant les outils de régulation des marchés européens favorisait la compétitivité de l’agro-alimentaire, et les subventions apparues en 1992 compensaient socialement les agriculteurs. De plus, l’UE et les quelques pays à la table de la négociation de l’AACU se sont arrogés des plafonds maximums de soutien interne très confortables : c’est-à-dire que ces pays ont été très peu contraints pour mettre en place des subventions directes pour leurs agriculteurs, contrairement aux autres pays devenus membres de l’OMC a posteriori. Enfin, les États-Unis et l’Europe ont établi le principe du découplage des subventions, comme une sorte de martingale des politiques agricoles.

Le découplage des aides, une martingale remise en cause

Le principe du découplage des subventions agricoles repose sur un constat juste et une hypothèse fausse. Le constat est que si l’on accorde des subventions pour soutenir le revenu des agriculteurs en proie à une crise de surproduction mais que les montants de subventions sont calculés sur les volumes produits, les pouvoirs publics aggravent la crise qu’ils souhaitent traiter en incitant les producteurs à produire plus pour percevoir davantage d’aides. De ce constat est issu le principe de « découpler les soutiens de la production » pour supprimer cette incitation en versant les aides indépendamment de la production. Dès lors, on a pensé qu’en découplant les subventions, on allait progressivement réduire la surproduction et permettre ainsi aux marchés de se rééquilibrer et aux prix de revenir à leur niveau d’équilibre. Et c’est donc là le talon d’Achille de cette martingale : elle repose sur l’hypothèse que les marchés agricoles sont efficients, alors qu’ils sont structurellement instables. 

La doctrine agricole de l’OMC a donc consisté à pousser à la suppression des outils de régulation et de stabilisation des marchés agricoles considérés comme des sources de distorsion préjudiciables à la concurrence. Le stockage public a ainsi été banni alors même qu’il constitue la pierre angulaire des politiques de sécurité alimentaire de nombreux pays en développement et de grands émergents comme l’Inde et la Chine.

Les règles de l’OMC qui visent in fine à laisser s’exprimer la volatilité des marchés agricoles et à verser des subventions découplées, sont surtout adaptées aux pays riches où la population agricole est peu nombreuse et où la part de l’alimentation dans le budget des ménages est faible (moins de 15 % dans les pays de l’OCDE), rendant la volatilité des prix agricoles indolore pour la sécurité alimentaire. 

La crise alimentaire de 2007/2008 marque la perte de crédibilité de l’agenda de l’OMC en matière agricole, dont l’UE est le principal – voire l’ultime – soutien. Alors que la discipline multilatérale visait à supprimer les régulations nationales et à découpler les aides pour faire baisser la production mondiale et faire remonter les prix internationaux, les flambées des prix ont révélé à nouveau l’extrême volatilité des marchés internationaux soumis en période d’insécurité alimentaire à différents phénomènes spéculatifs. L’idée que les échanges internationaux étaient le meilleur moyen pour assurer la sécurité des approvisionnements, sans un minimum de coopération à visée stabilisatrice, a alors volé en éclat. Tout comme le cycle de Doha, qui dès 2008 vit l’affirmation des grands émergents dans la défense de leurs politiques agricoles et alimentaires fondées sur des protections douanières et des stocks publics pour stabiliser leurs marchés domestiques. 

La puissance agricole de l’UE s’est donc construite sur des bases fragiles : il est pour elle plus que délicat de justifier que le budget de la PAC n’a pas d’effets sur la production et les échanges alors que ses aides comptent pour plus de 50 % dans les revenus des agriculteurs européens. Certes, la trajectoire de réformes de la PAC lui a permis de s’engager à ne plus avoir recours aux subventions à l’exportation au sommet de Nairobi en 2015. Pourtant, même converties en aides découplées conditionnées aux respects de contraintes environnementales minimales, il est difficile de contester l’idée que la PAC sous sa forme actuelle correspond à l’institutionnalisation d’un dumping généralisé où l’on subventionne des agriculteurs pour approvisionner l’agro-alimentaire avec une matière première en dessous des coûts de production. 

Aussi, l’histoire retiendra peut-être que le coup de grâce sera venu des États-Unis, qui ont mis au jour les contradictions de la puissance européenne. Il s’agit de l’affaire des olives de table espagnoles, où, en juillet 2018, les États-Unis ont confirmé la mise en place de droits de douanes anti-dumping sur la base d’une analyse montrant que le prix d’entrée des olives sur leur territoire était inférieur aux coûts de revient, mettant ainsi en évidence l’effet de dumping des aides découplées européennes pourtant considérées comme respectant les règles de l’OMC. En pleine guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, la position de l’UE s’en trouve singulièrement déstabilisée : la figure du bon élève de l’OMC est en train de laisser la place à celle d’un cynisme qui bloque toute remise en cause de règles trop à son avantage, au risque de contribuer un peu plus au désordre du multilatéralisme. Véritable colosse aux pieds d’argile, la puissance agricole de l’UE va devoir réinventer un projet politique acceptable pour avoir voix au chapitre dans la définition d’un nouvel ordre agricole international.

<strong>Les principaux producteurs agricoles européens</strong>
<strong>1. Exportateurs de produits alimentaires</strong>
<strong>2. Position de l’UE dans le marché mondial de produits alimentaires</strong>

Notes

(1) Lire notamment Y. Petit, La PAC au cœur de la construction européenne (La Documentation Française, 2016) ainsi que S. Thoyer et J.-C. Bureau, La Politique agricole commune (La Découverte, coll. « Repères », 2014).

(2) Cf. P. Buhler, La puissance au XXIe siècle : les nouvelles définitions du monde, Paris, CNRS éditions, 2011. 

(3) La position par marché rapporte le solde commercial d’un pays dans un produit au commerce mondial de ce produit, ratio exprimé en pourcentage.

(4) L’érosion de la compétitivité de l’agriculture américaine est toutefois et surtout imputable à la politique budgétaire et monétaire menée durant le premier mandat de Ronald Reagan, politique ayant conduit à une surévaluation du dollar qui fut préjudiciable aux exportations de produits agricoles et alimentaires.

Légende de la photo ci-dessus : En 2016, l’Union européenne était la première puissance agricole mondiale avec une production totale de 405 milliards d’euros. Selon les statistiques d’Eurostat, sept États membres représentaient environ les trois quarts de la production agricole totale de l’UE avec sur le podium : la France (18 %), suivie de l’Allemagne (14 %) et de l’Italie (13 %). (© Shutterstock/Mariusz Szczygiel)

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°49, « Nourrir la planète – Géopolitique de l’agriculture et de l’alimentation », Février-Mars 2019.

À propos de l'auteur

Thierry Pouch

Économiste, chef du service Études, références et prospective aux Chambres d’agriculture de France, chercheur associé au Laboratoire Regards de l’Université de Reims Champagne-Ardenne et membre de l’Académie d’agriculture de France.

À propos de l'auteur

Frédéric Courleux

Agroéconomiste, directeur des études d’Agriculture Stratégies.

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