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L’aviation de combat à un tournant

Les années 2018 et 2019 auront été des années exceptionnellement denses en termes d’actualité pour l’aviation de combat : après une décennie 2010 marquée par des hésitations autour de la forme que prendra le SCAF (Système de Combat Aérien Futur), les annonces se sont succédé et, avec elles, de nouvelles opportunités tant industrielles que conceptuelles.

SCAF et Tempest pour l’Europe ?

En l’espace de quelques mois, c’est toute l’architecture des projets en matière d’appareils de combat qui s’est retrouvée chamboulée, à commencer par l’Europe. Le SCAF et les annonces qui ont suivi, politiques (la participation espagnole) ou industrielles – en particulier le lancement des travaux concernant sa motorisation – ont placé le projet sur de bons rails. Mais à peine celui-ci prenait‑il de la substance que le Royaume-­Uni lançait également le sien, avec le Tempest. Si ce dernier peut apparaître comme une monnaie d’échange pour l’intégration de Londres dans le programme franco-­allemand, il pourrait aussi être autre chose. D’une part, parce qu’il permet de stimuler le tissu industriel britannique avec des investissements de R&D importants. D’autre part, Londres cherche activement une participation étrangère. Celle-ci est de facto vitale pour le projet : outre ses aspects politiques, le Brexit recèle surtout d’importants coûts induits pour l’économie et la dépense publique britanniques. Combinés avec la « bosse budgétaire » que Londres traîne déjà, ces coûts pourraient être fatals au programme… sauf à y associer d’autres États. L’Italie et la Suède sont fréquemment mentionnées, cependant sans véritables mouvements observés depuis les premières annonces, il y a près d’un an. Mais Londres semble également lancer ses filets plus au large.

À voir cependant dès lors que les obstacles ne sont pas seulement politiques ou budgétaires : Londres n’a plus conçu seul d’appareil de combat depuis le Harrier. Se posera également la question d’une structure de force future où trois types d’appareils seraient utilisés concomitamment, entraînant avec elle des interrogations doctrinales. C’est d’autant plus le cas qu’à l’instar du SCAF, le Tempest est un système en soi – avec des ramifications dans le domaine des « loyal wingman » et autres réseaux – mais aussi que la connexion avec Paris perd en intensité. Si des travaux bilatéraux sont maintenus des deux côtés de la Manche, le SCAF/FCAS est ravalé au rang de coopération de démonstration technologique. Une entrée britannique dans un SCAF « continental » ouvertement présenté comme « européen » entraînerait donc de douloureuses questions quant au partage des tâches et à la subordination des uns et des autres. Et ce, alors même que l’une des principales leçons de la conduite programmatique de ces dernières années est la nécessité de disposer d’un leader clairement identifié.

En tout état de cause, SCAF comme Tempest ne sont pas qu’un tournant techno-­militaire. L’évolution sera également commerciale. Si beaucoup de critiques à l’égard du SCAF tiennent au positionnement allemand en matière d’exportations françaises – avec à la clé plusieurs crocs-­en-­jambe sur des contrats, notamment vers le Moyen-­Orient –, la nature même des futurs systèmes va sans doute résoudre la question. En fait, leur technicité, le rôle central de l’intelligence artificielle (1) et leur connectivité avec les systèmes américains de cinquième et sixième générations en font de véritables « bijoux de la couronne » qui ne seront exportables qu’à des États strictement alliés, dont les alliances sont elles-­mêmes exclusives. Sauf à envisager une version export, aux capacités connectiques et d’IA moindres, il paraît difficile de vendre de tels appareils à l’Inde, là où des techniciens russes pourraient avoir accès aux différents systèmes… Ailleurs en Europe, les logiques sont courtisanes : plus aucun État ne semble vouloir développer d’appareil de combat. La Suède aurait pu être une candidate logique. Mais au-delà du Gripen E/F (2), le Flygsystem 2020/2025 n’est qu’un effort conceptuel entre Saab et l’université de Linköping, permettant de soutenir la recherche et les bureaux d’études, mais n’est pas destiné à aboutir à un programme en bonne et due forme (3).

Le retard américain

Comparativement aux États européens, les États-Unis sont dans une situation paradoxale : si des appareils de sixième génération sont mentionnés depuis 2008, les priorités de Washington ont depuis lors été tout autres. Entre le B‑21, le F‑35 et les ravitailleurs KC‑46, l’US Air Force a eu fort à faire. Elle compte cependant lancer formellement le programme PCA (Penetrative Counter Air) à la fin de 2019, en vue du remplacement de ses F‑15C et de ses F‑22. Le concept avait été évoqué en 2016 dans le rapport Air Superiority 2030 Flight Plan. On note donc que l’appareil est spécialisé dans la supériorité aérienne, contrairement à ses équivalents européens ; mais aussi qu’aucun programme ne semble destiné au remplacement des F‑15E, sauf à élargir le spectre des missions des nouveaux Eagle. Pour autant, le programme PCA n’a rien d’évident : le Congressional Budget Office (CBO) estimait ainsi en décembre 2018 que les besoins seraient de 414 appareils, mais aussi que le coût unitaire de ces derniers dépasserait les 300 millions de dollars. Des coûts qui se justifieraient par un plus grand rayon d’action et une plus grande charge utile que ceux du F‑22, mais aussi par des capteurs avancés et une furtivité plus poussée. De quoi compliquer l’équation budgétaire de l’US Air Force…

Reste que la forme que prendra le programme est toujours sujette à question : le général Goldfein, chef d’état-­major de l’US Air Force, évoquait la possibilité de voir apparaître plusieurs plates-­formes mises en réseau. Traduction de cette approche ouverte, la logique retenue est qualifiée de « New Generation Air Dominance » (NGAD) et porte autant sur les appareils que sur les systèmes, mais aussi sur les munitions. De facto, si les Américains réfléchissent à leurs futurs missiles, ils n’ont toujours pas d’équivalent aux missiles air-air de très longue portée comme le Meteor. Paradoxalement d’ailleurs, les très vantées capacités air-air à longue distance du F‑35 sont, dans l’attente du Block 4/C2D2, inférieures à celles des Rafale, Typhoon et autres Gripen dotés du Meteor ; et en sachant que les États-Unis, contrairement au Royaume-­Uni, n’achèteront pas le missile européen… En l’occurrence, les efforts ont porté sur le concept de Long Range Engagement Weapon (LREW), un engin à longue portée, bi-étage, pouvant être embarqué dans la soute d’un F‑22, qui a bénéficié de deux annuités budgétaires. Cependant, le programme n’envisageait pas de mise en service effective.

Les budgets alloués au NGAD devraient s’accroître dans les prochaines années, avec 504 millions de dollars pour 2019 puis 1,4 milliard en 2020, jusqu’à atteindre 3,1 milliards en 2023. L’investissement peut sembler important, mais il recouvre en réalité plusieurs capacités : le PCA et de nouvelles munitions, certes, mais aussi les premières études autour du remplacement des E‑3 Sentry de détection aérienne avancée. De facto, la rationalité d’engagement des F‑35 et F‑22 continue de s’appuyer sur les AWACS transmettant par liaison de données les informations recueillies à des chasseurs dont les propres radars peuvent rester éteints (4). En la matière, si Londres a récemment choisi l’E‑7 Wedgetail, il est probable que Washington cherche à développer un système de plus longue portée, y compris basé sur une rationalité de réticulation de drones.

Au-delà du cas de l’US Air Force, l’US Navy semble avoir une vision plus claire, avec une priorité accordée dans un premier temps aux Super Hornet – 78 exemplaires neufs ont récemment été achetés (5) – en réduisant au minimum ses commandes de F‑35C et en espérant disposer à terme d’un F/A‑XX. Là aussi, le concept est abordé depuis la fin des années 2000, avec un biréacteur de sixième génération dont le rayon d’action serait nettement plus important, augmentant non seulement la superficie pouvant être couverte par un groupe aérien embarqué, mais permettant également de faire face aux menaces posées par les bulles A2/AD. Si l’US Navy n’écarte pas, elle non plus, la possibilité d’un système de systèmes, sa stratégie est déjà en cours d’application, avec le choix d’un nouveau ravitailleur en vol, relativement furtif, le MQ‑25 Stingray, dont le développement est en cours (6).

En tout état de cause, le programme prend du retard : une demande d’information avait été publiée en 2012, dans l’optique d’une mise en service en 2030. Sept ans plus tard, le programme n’est toujours pas formellement engagé et une mise en service à la date initialement prévue semble de plus en plus improbable. De facto, plusieurs interrogations demeurent, notamment sur le caractère habité ou non de l’appareil. Si certains au sein de la Navy estiment qu’un drone aura un rayon d’action supérieur, d’autres jugent que les technologies permettant d’opérer des missions complexes de manière sûre ne sont pas encore disponibles. Resterait l’hypothèse d’une combinaison d’appareils classiques et de drones. Si elle semble séduisante, cette option se heurte cependant à un mur budgétaire : les programmes de la Navy et des Marines s’accumulent…

La quatrième génération… se porte bien

Si les programmes européens et américains d’appareils de sixième génération forment le « haut du spectre » en matière d’aviation de combat, d’autres États tentent de percer sur la scène. La Turquie, la Corée du Sud, l’Inde et Taïwan cherchent ainsi à développer leurs propres appareils, aux configurations plus ou moins furtives (7). Si leur avenir n’est pas assuré, c’est le contraire… d’appareils plus classiques. Du côté occidental, c’est d’abord le cas pour le F‑16, qui se porte bien, 45 ans après son premier vol. Le F‑16V, Block 70/72, est non seulement offert comme standard de modernisation (Grèce, Bahreïn, Corée du Sud (8)) avec un radar AESA, mais aussi comme appareil neuf. Bahreïn (16 exemplaires) et la Slovaquie (14) l’ont ainsi commandé, la Bulgarie, Taïwan et le Maroc étant également intéressés. Lockheed en propose par ailleurs une variante (dite F‑21), dotée de réservoirs conformaux et d’un écran multifonctions propre à l’Inde. Le F‑15 reste également un succès, 47 ans après son premier vol. Après l’achat de 84 F‑15SA en 2011, le Qatar a commandé 36 QA en 2017. L’US Air Force envisage de disposer à terme de 144 F‑15EX, les huit premiers devant être commandés en 2020.

Les « Eurocanards », Rafale, Typhoon et Gripen, ne sont pas en reste, qu’il s’agisse respectivement des commandes qataries, égyptiennes, indiennes ; des projets allemands et de la commande koweïtienne ; et enfin du contrat brésilien pour l’appareil suédois. Pratiquement, rien n’interdit d’espérer de nouvelles commandes, en particulier pour le Rafale. Ce sera certes le cas pour le F4 en France, mais d’autres appels d’offres – Finlande, Suisse – pourraient le voir remporter d’autres marchés. Techniquement parlant et en excluant celles de Washington, les appareils européens ont enregistré ces cinq dernières années plus de commandes fermes que le F‑35. Ce dernier apparaît comme un appareil virtuellement omniprésent dans l’OTAN, mais aussi comme une machine intermédiaire, avant l’arrivée d’appareils plus avancés. Outre la délicate question de la transformation en commandes effectives des cibles annoncées par les États, il continue d’inquiéter les observateurs par ses déficits, mais aussi par la volatilité potentielle de ses coûts d’achat et de possession (9). Surtout, configuration de sa connectique faisant, son potentiel à l’exportation est réduit.

Du côté russe, le principal succès commercial n’est pas le Su‑57/PAK FA de nouvelle génération, mais se trouve dans la famille Flanker. Le Su‑35 Flanker‑E a ainsi été commandé par la Chine (24 exemplaires), l’Indonésie (11) et l’Égypte (12). Le Su‑30 attire également toujours, avec les récentes commandes de l’Arménie (4 exemplaires) et du Myanmar (6). Les livraisons à la Russie se terminent, tout comme celles du Su‑34. Moscou a par ailleurs commandé au fil des ans un total de 98 Su‑35. Comparativement, le Su‑57 n’a fait l’objet d’un premier contrat qu’en 2018, pour seulement deux appareils, alors que la planification initiale laissait espérer une première entrée en service en 2016. De facto, le retrait indien du programme – il avait d’abord été question de 214 FGFA, un volume ensuite réduit à 144 – est un coup dur pour un avionneur dont les budgets de R&D ont été directement impactés par les sanctions européennes qui ont suivi l’annexion de la Crimée.

Changements de stratégies des moyens… et opérationnelle

L’aviation de combat connaît également des changements profonds avec la diffusion effective des drones, non seulement dans les armées occidentales, mais également en Afrique et en Asie, avec une montée en puissance nette de la Chine. Si ses appareils de combat pilotés connaissent un succès mitigé – le JF‑17 intéressant surtout le Pakistan –, Beijing devient une puissance du drone et des capacités ISR (10). Le drone devient par ailleurs, pour les forces aériennes occidentales et sous la forme des « loyal wingman », un système de compensation au déficit de masse aérienne induit par le coût des appareils de nouvelle génération. Incidemment, c’est une nouvelle morphologie des opérations aériennes qui émerge et qui entraîne avec elle des questionnements autour de la connectivité des forces (et des risques cyber liés), de l’usage de l’intelligence artificielle ou encore, sur le plan doctrinal, des opérations multidomaines, jusque dans la manière de considérer les munitions. C’est ce dont rendent compte les réflexions autour du NGAD, du SCAF ou du Tempest – mais ces nouvelles rationalités n’y seront sans doute pas limitées et permettront d’intégrer des appareils plus anciens. Faire de l’aviation de combat aujourd’hui, c’est concevoir des plates-formes bien plus performantes que celles d’hier tout en ayant l’obligation d’investir des domaines nouveaux pour les avionneurs.

Reste également que la distribution de la puissance aérienne change. Ce n’est pas tant le cas des flottes aériennes – qui, certes, évoluent, mais sans grande rupture – que de leurs capacités effectives. Ces dernières années, des progrès notables ont été enregistrés dans les aptitudes chinoises, russes ou australiennes… mais aussi dans celles d’États du Moyen-Orient ou d’Afrique. Les Émirats arabes unis, le Maroc, l’Arabie saoudite ou encore le Soudan deviennent des puissances aériennes expéditionnaires, en l’occurrence dans leur étranger proche – en Libye ou au Yémen. Certes, les capacités sont, comme les implications nationales dans les opérations, très inégales. De même, l’engagement de ces États n’est pas indolore pour les populations civiles, qu’elles subissent les effets d’un ciblage défectueux ou de frappes les visant délibérément. Mais il n’en demeure pas moins que l’évolution est bien là.

De même, l’autre grande évolution se fait « par le bas » : la généralisation des drones permet aux groupes irréguliers de se doter de forces aériennes de substitution. Couplées aux attaques par voie terrestre, elles leur permettent de disposer d’une stratégie aérienne compensation.

Elles n’ont certes pas les capacités des forces classiques, mais ces groupes investissent la troisième dimension et réduisent également nos avantages comparatifs, tout en prenant en défaut nos capacités défensives. La lutte antiaérienne à basse altitude est en effet l’une des grandes absentes des processus de « transformation » des armées occidentales. De ce point de vue, envisager la stratégie aérienne tout comme les opérations multidomaines dans leur dimension aérienne ne pourra faire l’économie d’une réflexion sur la très basse altitude. Autant de défis pour des forces aériennes qui n’en manquaient déjà pas… 

Notes

(1) Voir David Pappalardo, « Combat coopératif aérien connecté, autonomie et hybridation homme-machine : vers un “guerrier centaure ailé” », Défense & Sécurité Internationale, no 139, janvier-février 2019.

(2) Voir l’article de Yannick Smaldore dans ce hors-série.

(3) C’est d’autant plus le cas qu’après la prise de la Crimée par la Russie, les priorités suédoises sont les forces terrestres et navales.

(4) Voir Joseph Henrotin, « La supériorité aérienne au risque du déterminisme », Défense & Sécurité Internationale, hors-­série no 42, juin-juillet 2015.

(5) En l’occurrence, il s’agit surtout de remplacer les appareils du même type ayant atteint leur limite de potentiel. Les appareils du Block III ont cependant un potentiel accru de 4 000 heures de vol, à 10 000 heures. Cent appareils du Block II devraient également être portés au Block III.

(6) Philippe Langloit, « MQ‑25 : échec programmatique ou pièce essentielle des dispositifs aériens futurs ? », Défense & Sécurité Internationale, hors-­série no 62, octobre-novembre 2018.

(7) Voir l’article consacré à cette question dans ce hors-série.

(8) Et peut-être le Maroc.

(9) Voir l’article plus spécifiquement consacré à l’appareil dans ce hors-série.

(10) Voir Yannick Smaldore, « Pékin, nouvel acteur majeur dans le secteur des drones » (Défense & Sécurité Internationale, no 130, juillet-août 2017) de même que l’article de Laurent Touchard sur les drones en Afrique dans ce hors-série.

Légende de la photo en première page : Deux F-22 au roulage. La supériorité aérienne reste la condition première de la conduite d’opérations aériennes, mais l’obtenir sera de plus en plus difficile à l’avenir. (© US Air Force)

Article paru dans la revue DSI hors-série n°66, « Aviation de combat : Nouveaux chasseurs, nouveau contexte », juin-juillet 2019.
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