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Pas si élémentaire, mon cher Watson !

La question « À qui profite le crime ? » est progressivement devenue ces dernières années sur Internet une sorte de mantra du commentaire d’actualité, en particulier de l’actualité internationale. Elle s’est aussi diffusée au sein des médias dits traditionnels, investissant certaines analyses journalistiques ou tribunes d’experts plus ou moins experts. Issue de l’univers de la fiction policière (romans, films, séries) et renvoyant au processus d’enquête, elle a été transférée à de nombreux domaines de la réalité sociale et politique, participant au développement d’une appréhension policière de l’histoire, faite de victimes, de coupables, d’enquêteurs, de procureurs. Plus rarement d’avocats.

La question « À qui profite le crime ? » est parfois mentionnée explicitement, avec des guillemets ou non au mot « crime », comme dans cet article du journaliste Georges Malbrunot, « Questions sur les mystérieuses attaques de pétroliers dans le golfe d’Oman » (1). D’autres fois, elle n’est pas clairement formulée dans le corps du texte, mais le propos et le raisonnement qui le sous-­tend en sont bien l’expression. Si son emploi en dehors de son univers d’origine n’est pas systématiquement problématique, il exige pour être approprié un ensemble de conditions rarement réunies. Ces conditions sont de deux ordres. Pour que la formule « À qui profite le crime ? » n’induise pas en erreur dans un raisonnement, il faut d’une part s’assurer que l’objet sur lequel porte la réflexion puisse être légitimement assimilé à un crime ou à la représentation que l’on se fait du déroulement d’un crime. Il faut d’autre part s’assurer que la place et le rôle que l’on confère à la question sont bien ceux qui prévaudraient dans une enquête policière réelle.

Quel est le crime ?

Tout fait n’est pas assimilable à un crime. Cette affirmation a une double signification. La plus évidente est que tout acte n’est pas criminel au sens du droit, qu’il soit national ou international. Cela peut sembler aller de soi, mais il arrive souvent que nous glissions du registre moral au registre légal, que nos indignations et nos réprobations nous incitent à admettre comme des crimes tous les actes ou faits que nous jugeons, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, moralement illégitimes. Il arrive également qu’un fait relevant bien du registre criminel, le terrorisme par exemple, soit vidé de ses dimensions idéologiques, politiques et stratégiques parce qu’on le range dans la catégorie des crimes de droit commun – des meurtres « comme les autres » – et non dans la catégorie des crimes de guerre.

L’autre signification est moins évidente. Le crime qu’on imagine quand on manipule la question « À qui profite le crime ? » est en général un type d’action possédant une structure particulière. Pour dire les choses simplement, il s’agit d’une action planifiée, engendrée par une intention mauvaise, dont le déroulement se passe sans accrocs, et qui aboutit au résultat souhaité initialement. Autrement dit, nous nous faisons implicitement une représentation particulière du « crime » qui correspond à une forme d’action linéaire quasi parfaite, de sorte que les conséquences de l’action sont rigoureusement conformes à celles escomptées par le ou les auteurs, grâce à un plan mis en œuvre sans qu’aucun imprévu, aucun grain sable, aucune circonstance du contexte ne vienne en faire dévier le cours.

Ces éléments implicites sont absolument nécessaires pour comprendre comment on peut imaginer déduire l’identité de l’auteur d’un crime du profit qu’il tire de l’action une fois réalisée. Pour que les conséquences – untel ou untel « profite du crime » – puissent être assimilées à des causes – untel ou untel est à l’origine du crime – il faut que tout, de l’intention à l’action et aux résultats se déroule absolument comme prévu.

Or ce genre de configuration est assez rare dans la réalité sociale, d’autant que les entités qui seraient à l’origine des « crimes » sont des entités collectives et que l’action et sa mise en œuvre sont complexes. C’est au sociologue allemand Max Weber que l’on doit la première formulation de l’idée que l’action sociale est mue par des intentions qui, pour de multiples raisons, n’aboutissent pas souvent au résultat espéré. Max Weber nommait cela le « paradoxe des conséquences » (2) quand des sociologues ou politologues contemporains préfèrent les expressions « effets inattendus de l’action », « effets pervers », « effets émergents ». Nous avons tous expérimenté, du point de vue personnel ou professionnel, ce qu’une intention et une action en découlant sont susceptibles de produire de résultats involontaires et parfois même contraires à nos idées initiales. On veut rassurer un proche et on le fait paniquer, on veut aller le plus vite possible en voiture et, parce qu’on n’est pas le seul à souhaiter la même chose au même moment, contraint par ailleurs comme les autres par de nombreux paramètres définissant nos vacances, on se retrouve à se ralentir les uns les autres dans des bouchons sur les autoroutes, etc.

Quand nous agissons, individuellement ou collectivement, nos actions dépendent de nos intentions de départ, mais également des caractéristiques du contexte dans lequel elles se déploient. Nous n’agissons jamais dans le vide. Nos actions, guidées par des intentions et des espérances de conséquences, se retrouvent confrontées aux actions des autres, au hasard, à tout ce qui peut « gripper », pour des raisons techniques, la bonne marche de nos opérations. Il est beaucoup plus difficile qu’on l’imagine souvent d’obtenir par l’action planifiée un résultat conforme à nos intentions initiales. Le plus souvent, les résultats de nos actions sont en partie inattendus, c’est-à‑dire imprévus au départ. Parmi ces résultats inattendus, certains sont simplement différents des résultats espérés (« effets inattendus »), d’autres sont parfois contraires aux intentions de départ (« effets pervers »). Quand on y songe, c’est là d’ailleurs une des principales sources du suspense des films policiers et des thrillers, ou des livres ou séries appartenant aux mêmes genres. Le plan se déroule rarement comme il devrait sur le papier et, à la vérité, on s’ennuierait beaucoup si c’était le cas… Et même quand à la fin de l’histoire on est censé s’émerveiller d’un plan qui a réussi, on ne le fait que tenu en haleine auparavant par la question de savoir si oui ou non le plan, malgré les aléas et l’adversité, aboutira bien aux conséquences souhaitées. Toujours est-il que si on admet que les conséquences de l’action sociale ne correspondent pas systématiquement aux résultats envisagés au départ, il devient peu évident de considérer qu’on puisse mécaniquement déduire des conséquences de l’action et de ceux à qui elles « profitent » l’identité des individus ou des groupes qui en sont à l’origine.

Cela est d’autant plus vrai que si on laisse de côté le problème de la transposition de la question « À qui profite le crime ? » de l’univers de l’enquête policière à d’autres univers pour s’interroger sur ses caractéristiques dans son univers d’origine, on se trouve confronté à de nouveaux écueils. La plupart du temps, en effet, la question est appréhendée comme si sa manipulation était extrêmement simple, y compris dans le cadre d’une enquête criminelle. Pour de nombreux internautes commentant l’actualité géopolitique par exemple, il suffirait de se poser la question et d’y répondre à distance pour avoir résolu telle ou telle « affaire » : attaques chimiques en Syrie, vol MH17 abattu au-dessus de l’Ukraine en 2014, etc.

Or si les livres policiers s’étalent sur plusieurs centaines de pages et que les films durent plus d’une heure, c’est en général en grande partie parce que le crime « profite », directement ou indirectement, à plusieurs personnages, et qu’il faut donc enquêter pour tenter de démêler, au moyen d’éléments matériels probants, le vrai du faux et l’identité du ou des responsables du crime. Il est extrêmement facile, à la vérité, de démontrer l’arbitraire des jugements expéditifs habituels, ceux qui estiment pouvoir se passer d’une réelle enquête pour résoudre un crime au seul moyen de la réponse à la question « À qui profite le crime ? », en multipliant les possibilités. Ce n’est guère artificiel la plupart du temps, tant plusieurs acteurs, individuels ou collectifs, sont réellement susceptibles de tirer bénéfice des conséquences de telle ou telle action. On peut aussi souligner la diversité des bénéfices possibles, celle des conséquences, et finalement la variabilité de l’analyse selon ce que l’on décide de prendre en compte ou non. Et puis, ne soyons pas dupes, quand on juge que la réponse à la question « À qui profite le crime ? » est suffisante pour résoudre un crime, on a en général décidé de la réponse avant de s’être sincèrement posé la question… Quoi qu’il en soit, et contrairement à ce que certains croient, cette question n’a jamais permis de résoudre une enquête criminelle. Au mieux, sa fonction se limite à aider à envisager des pistes. Il faut enquêter et prouver.

L’intérêt n’est pas le profit… et vice-versa

La notion de profit n’est par ailleurs pas aussi évidente à manipuler dans l’analyse qu’on le suppose souvent et elle est trop restrictive pour résumer à elle seule les intentions criminelles. Le profit est ici synonyme d’intérêt à agir. Or, tout d’abord, nous avons tendance, lorsqu’il s’agit de déterminer si un acteur avait intérêt ou non à commettre un acte, à raisonner en nous mettant à sa place. C’est un processus normal, mais qui exige pour être bien mené de ne pas substituer son propre univers mental à celui d’autrui, de ne pas mener l’analyse comme si autrui était une simple réplique de soi. Ce n’est pas en tenant compte de nos propres valeurs, expériences, situations, représentations du monde, conceptions de nos intérêts qu’il faut conduire le raisonnement, mais en essayant du mieux possible de reconstituer l’univers mental d’autrui dans ses grandes caractéristiques, par le recueil d’informations vérifiées, et ensuite en tentant de définir ce qui, pour lui, est susceptible de constituer un intérêt. Ce ne sont pas nos propres raisons d’agir subjectives projetés dans l’esprit d’autrui qu’il s’agit de saisir, mais les siennes propres. Et il peut tout à fait arriver, par exemple, qu’autrui juge dans son intérêt de faire une chose dont nous ne voyons pas clairement en quoi elle serait dans son intérêt. Ce n’est pas parce que notre analyse des conséquences d’une action est négative que l’on doit décréter qu’autrui ne peut que raisonner de la même manière. L’être humain se trompe assez souvent dans ses évaluations des conséquences probables de sa propre action, c’est une réalité que nous avons tous personnellement expérimentée.

Enfin, la notion de profit ou d’intérêt est trop restrictive pour appréhender la multiplicité des intentions, qu’elles soient criminelles ou non. Celle de motivations est meilleure, car elle englobe l’intérêt sans s’y résumer. Il existe de très nombreux exemples d’homicides volontaires dont on peine à comprendre en quoi ceux qui les ont commis y avaient « intérêt », tandis qu’on est éventuellement en mesure de comprendre leurs motivations, c’est-à‑dire de saisir le sens de l’acte pour celui qui le commet et non de l’approuver. Le sociologue allemand Max Weber – encore lui – a proposé une typologie générique des motivations de l’action sociale utile dans des circonstances très variées. Son idée est de formuler des types de motivations correspondant à des logiques d’action plutôt que d’énumérer tous les motifs précis pour lesquels nous sommes susceptibles d’agir. Il distingue quatre grandes catégories de motivations : la recherche d’efficacité (ou rationalité instrumentale), c’est-à‑dire le fait de viser, sans nécessairement y parvenir, la meilleure articulation entre des fins et des moyens, indépendamment de la nature de ceux-ci ; la recherche de cohérence entre les valeurs, ou principes, qui nous importent et nos actes (ou rationalité axiologique) ; la routine ; les affects, c’est-à‑dire les désirs ou sentiments susceptibles de donner l’impulsion à nos actes. Ces logiques ne sont absolument pas exclusives les unes des autres et une seule action peut être motivée par plusieurs d’entre elles. Quand un crime est par exemple motivé par la colère ou l’idéologie, en quoi « profite-t‑il » à son auteur ?

Notes

(1) Georges Malbrunot, « Questions sur les mystérieuses attaques de pétroliers dans le golfe d’Oman », Le Figaro, 14 juin 2019.

(2) Mohamed Cherkaoui, Le paradoxe des conséquences. Essai sur une théorie wébérienne des effets inattendus et non voulus des actions, Droz, Paris, 2006.

Légende de la photo en première page : Les guerres ne sont pratiquement jamais menées pour des raisons uniquement économiques : « chercher qui y a intérêt » laisse d’autant plus sceptique que les infrastructures – comme ce pipeline – sont coûteuses et que toute guerre est peu propice au commerce… (© Celil Kirpasi/Shutterstock) 

Article paru dans la revue DSI n°143, « Guerre de l’électronique : la Russie en pointe », septembre-octobre 2019.
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