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Vladimir Poutine : vers une présidence à vie ?

En janvier 2020, le président russe annonçait une révision de la Constitution et la démission suprise du gouvernement. Le 10 mars, Vladimir Poutine ouvrait également la voie à son maintien à la présidence après la fin de son mandat actuel. Au-delà du référendum du 1er juillet, la capacité de Vladimir Poutine à se maintenir au pouvoir dépendra de l’issue de la crise sanitaire et, surtout, de l’évolution du contexte socio-économique dans le pays d’ici à 2024.

Le 10 mars 2020 marque un tournant dans l’histoire politique de la Russie postsoviétique. Alors que la Douma d’État s’apprête à voter les amendements constitutionnels élaborés depuis la fin du mois de janvier, Vladimir Poutine se rend à la chambre basse du Parlement et — répondant à une interpellation de l’ancienne cosmonaute Valentina Terechkova — dit ne pas s’opposer à une disposition qui reviendrait à « annuler » ses mandats antérieurs et en cours, en d’autres termes, qui lui permettrait théoriquement de se représenter en 2024 puis en 2030 et de rester au Kremlin jusqu’en 2036. Cette annonce, qui surprend jusque dans l’entourage du chef de l’État, est censée lever les incertitudes autour de sa succession, source de désarroi dans les cercles de pouvoir à Moscou. Elle plonge en réalité le pays dans l’inconnu.

Quelques mois plus tard, ces événements paraissent appartenir à une autre époque. L’épidémie de COVID-19 et la crise économique qui frappent la Russie ont en effet créé une réalité politique nouvelle. Les perceptions, les préoccupations et les priorités de la société russe ne sont plus les mêmes. Celles des élites et de la bureaucratie sont en revanche plus constantes, la question de la « transition » — si elle se pose dans un contexte différent et peut-être différé — restant à l’ordre du jour.

Quelles étaient les intentions de Vladimir Poutine début 2020 ? En a-t-il changé en cours de route ? Pourquoi avoir choisi un scénario auquel il s’était systématiquement refusé jusqu’ici ? La crise actuelle compromet-elle les plans du Kremlin et constitue-t-elle un risque pour le régime ? Vladimir Poutine restera-t-il au pouvoir à vie ?

Janvier-mars 2020 : comment le Kremlin a voulu reprendre l’initiative

Cette séquence s’ouvre le 15 janvier avec l’adresse annuelle de Vladimir Poutine à l’Assemblée fédérale et la nomination surprise de Mikhaïl Michoustine, le patron du Service fédéral des Impôts, au poste de Premier ministre en remplacement de Dmitri Medvedev. Elle se poursuit le 21 janvier avec la composition du nouveau cabinet. Alors que la présidentielle de mai 2018 n’avait pas coïncidé avec un nouveau cycle politique, le chef du gouvernement et la plupart de ses ministres demeurant alors en place, Vladimir Poutine a voulu tourner une page en remerciant son ex-dauphin, discrédité dans l’opinion, et en annonçant d’importantes mesures économiques et sociales. Plusieurs raisons l’y ont conduit : d’une part, l’érosion de la popularité du pouvoir consécutive à la réforme des retraites de l’été 2018, qui s’était notamment traduite par une série de revers électoraux pour Russie Unie dans plusieurs régions ; d’autre part, les turbulences de l’été 2019 (affaire Golounov, manifestations à Moscou contre le refus d’enregistrement de candidats de l’opposition dite « hors-système » et, surtout, protestations massives à Ekaterinbourg et dans la région d’Arkhangelsk respectivement contre un projet de cathédrale dans le principal parc public de la ville et contre un centre d’enfouissement de déchets) ; enfin, la nécessité de se mettre en ordre de bataille à l’approche des élections législatives de septembre 2021, dernière grande échéance politique avant la présidentielle du printemps 2024.

La réforme de la constitution de 1993, annoncée elle aussi par Vladimir Poutine le 15 janvier, poursuit un autre objectif. Il s’agit de trouver une solution au « problème 2024 », terme du quatrième et — pensait-on alors — dernier mandat possible du Président. Le 20 janvier est installé un groupe de travail ad hoc chargé de centraliser et de formuler des propositions d’amendement. Après avoir rencontré à deux reprises, les 13 et 26 février, ses représentants, Vladimir Poutine transmet le 2 mars à la Douma d’État ses ultimes propositions avant l’examen en deuxième lecture du projet de loi, prévu mardi 10 mars. Les amendements alors envisagés peuvent être classés en trois catégories : sociaux, institutionnels et « sociéto-historico-civilisationnels ». La première inclut, par exemple, la proposition d’inscrire dans la Constitution l’indexation annuelle des pensions de retraite et le fait que le salaire minimum ne peut être inférieur au minimum vital. Parmi les amendements relevant de la deuxième catégorie, on relève ceux relatifs à l’immunité des anciens chefs de l’État, l’interdiction faite à la Douma d’État de voter une motion de censure à l’encontre du gouvernement durant la première année de mandature (au cours de laquelle le président ne peut dissoudre), le droit conféré à la Cour constitutionnelle de trancher sur l’application de décisions de justice prononcées par des tribunaux internationaux ou étrangers, ainsi que diverses restrictions pour les futurs élus ou hauts fonctionnaires (âge minimum de 30 ans pour être ministre fédéral ou chef de région, absence de titres de séjours à l’étranger, etc.). Les amendements « sociéto-historico-civilisationnels » sont plus inattendus. Devrait être inscrite dans la nouvelle version de la constitution russe l’obligation pour l’État de défendre la « vérité historique ». Le mariage est décrit comme « l’union d’un homme et d’une femme », tandis que le russe est mentionné comme la langue du peuple « constitutif » de l’État. Est en outre évoquée « la mémoire des ancêtres, qui nous ont transmis idéaux et foi en Dieu ». La décision de mentionner Dieu dans la Constitution étonne, car il s’agit d’un sujet particulièrement clivant d’après les sondages, tandis que l’article sur le russe peut être interprété — et l’a d’ailleurs été par certaines personnalités religieuses de la république du Tatarstan — comme une rupture d’égalité entre les quelque cent-cinquante peuples de la Fédération.

Un pari risqué

Dès avant le coup de théâtre du 10 mars dernier, Vladimir Poutine avait donc lancé un vaste projet de refonte du système politique national. Il a, sans surprise, été largement soutenu au Parlement (383 voix pour et 43 absentions à la Douma d’État), vivement critiqué par la mouvance libérale et l’opposition dite « hors-système » autour d’Alexeï Navalny, tandis que nombre de commentateurs occidentaux y voyaient la confirmation de la dérive autoritaire du régime. La population russe dans son ensemble est quant à elle plus partagée : d’après un sondage réalisé courant mars par le Centre Levada, le fameux amendement sur la « remise à zéro » des mandats présidentiels recueillait 48 % d’approbation, mais 47 % des répondants y étaient opposés. Dans la perspective du référendum — initialement prévu le 22 avril mais repoussé en raison de l’épidémie de COVID-19 —, le Kremlin table sur la démoralisation des opposants à Vladimir Poutine et sur la popularité des amendements sociaux et « patriotiques ».

Entre le 15 janvier et le 10 mars, les observateurs jugeaient certes très probable que Vladimir Poutine continue à jouer un rôle dans le système de pouvoir après 2024, mais ils tenaient pour acquis qu’il quitterait le Kremlin au terme de son quatrième mandat. Le scénario d’une « remise à zéro » des compteurs avait en effet été formellement démenti à plusieurs reprises en février par le sénateur Klichas, le co-président de la commission ad hoc à la réforme constitutionnelle. En outre, Vladimir Poutine, confronté à un dilemme comparable en 2007, à l’issue de son deuxième mandat consécutif (de quatre ans à l’époque), avait préféré céder provisoirement la présidence à Dmitri Medvedev plutôt que de réécrire la Constitution. À l’époque, outre le formalisme de l’ancien juriste passé par le KGB, on prêtait à Vladimir Poutine une réticence à s’engager sur la voie — peut-être vue à l’époque comme pas très convenable pour un grand pays européen comme la Russie — de ses homologues centre-asiatiques. Ce tabou n’a désormais plus cours.

Trois autres options semblaient plus vraisemblables. D’une part, une montée en puissance du Conseil d’État, instance consultative qui réunit les principaux dirigeants régionaux et dont beaucoup d’observateurs pensaient qu’elle pourrait servir de point de chute au Président en 2024. Vladimir Poutine avait d’ailleurs semblé ouvrir cette porte en mentionnant, dans son adresse du 15 janvier, un renforcement et une formalisation du rôle de cette enceinte. D’autre part, un scénario à la kazakhstanaise, s’inspirant de celui mis en œuvre au printemps 2019 à Astana après le départ de Noursoultan Nazarbaïev de la présidence. Vladimir Poutine aurait par exemple pu prendre la tête d’un Conseil de sécurité nationale aux prérogatives élargies, voire de Russie Unie, le parti du pouvoir. Le premier aurait introduit une forme de dyarchie, ce que Vladimir Poutine a refusé comme facteur de risque pour la stabilité du pays. Le second, scruté de près à Moscou ces derniers mois, a été jugé peu convaincant voire inquiétant. L’hypothèse d’un leader informel exerçant une autorité morale mais sans avoir de rôle institutionnel, tel Deng Xiaoping dans la Chine des années 1990, n’a jamais véritablement été prise au sérieux à Moscou. En Russie, le pouvoir est au Kremlin. Cette évidence avait semble-t-il joué, au printemps 2011, lorsque l’entourage de Vladimir Poutine s’était ému des velléités d’émancipation de Dmitri Medvedev et des possibles conséquences de son maintien à la présidence pour six années supplémentaires. La troisième option, celle d’un Vladimir Poutine prenant la tête d’un État commun résultant de l’intégration entre la Russie et la Biélorussie, s’est heurtée aux vives résistances du président Loukachenko et des élites à Minsk.

Vladimir Poutine avait-il en tête, dès le début de l’année, le scénario du 10 mars ? Ou bien des circonstances inattendues et exceptionnelles — épidémie de COVID-19 et crise pétrolière — l’ont-elles conduit à changer son fusil d’épaule ? Certains analystes russes pointent une évolution sensible entre les premières propositions d’amendements constitutionnels (qui allaient plutôt dans le sens d’un renforcement de la Douma d’État et du Conseil de la Fédération) et celles rendues publiques en février (qui réaffirment la prééminence du gouvernement et de la présidence). Mais d’autres y voient une opération soigneusement mise en scène du début à la fin, le Kremlin égarant à dessein tant les élites que la société sur ses intentions véritables. En fin de compte, Vladimir Poutine a fait le choix le plus simple — s’autoriser à rester au Kremlin plutôt que d’imaginer des montages complexes et aux résultats incertains. Il l’a fait au nom de la stabilité, au risque de créer, le moment venu, une instabilité plus dangereuse que l’échéance de 2024 elle-même. Car le pouvoir n’a fait que repousser le problème, sans le résoudre. La question de la succession de Vladimir Poutine et de la pérennité du poutinisme — préoccupation qui semble avoir motivé le dépôt des amendements « sociéto-historico-civilisationnels » à la Constitution — reste posée.

Le Kremlin peut-il perdre le contrôle ?

L’épidémie de COVID-19, dont les conséquences restent pour l’heure difficilement mesurables, a d’ores et déjà perturbé les plans du Kremlin. Sur plan politique, le pouvoir a dû suspendre le processus de réforme constitutionnelle, tandis que le report des cérémonies du 75e anniversaire de la victoire le privait d’un puissant levier informationnel tant auprès de sa population que de l’étranger. Alors que la nomination de Mikhaïl Michoustine était censée accompagner une ambitieuse stratégie de développement articulée autour des « projets nationaux », ce vaste plan d’investissements publics, le nouveau chef du gouvernement russe — lui-même atteint en mai par la maladie — a été réduit à gérer une nouvelle crise. Or, le pays sortait tout juste de la précédente, consécutive à la crise ukrainienne et — déjà ! — à un effondrement des cours des matières premières. Si la Russie paraît mieux armée que bien d’autres pays émergents et occidentaux, grâce notamment à des fondamentaux macroéconomiques solides (endettement public inférieur à 15 % du PIB et réserves supérieures à 500 milliards de dollars) et aux mesures prises depuis 2014 en vue de réduire les vulnérabilités du pays aux chocs extérieurs, il ne fait aucun doute que le choc social sera rude.

Dans ce contexte, le régime de Vladimir Poutine est-il en danger ? Les résultats du sondage réalisé par le Centre Levada en avril dernier sur l’approbation générale de l’action du président russe ont suscité de nombreux commentaires. Publiés le 6 mai, 20 ans jour pour jour après la prise de fonction de Vladimir Poutine au Kremlin, ils font apparaître un niveau historiquement bas — 59 % — et une baisse de dix points depuis février. La presse occidentale et les opposants à Vladimir Poutine y voient la confirmation d’un risque majeur pour le pouvoir, voire du « début de la fin ». Il est vrai qu’en moyenne, cet indicateur se situait aux alentours de 65 %-70 %, avec un pic à 89 % observé après l’annexion de la Crimée. Il ne s’était rapproché du seuil des 60 % qu’en novembre 2013 et en janvier 2005, à l’occasion de la très controversée réforme des avantages sociaux. Vladimir Poutine remontera-t-il la pente comme les fois précédentes, ou connaîtra-t-on une situation politique inédite, pour laquelle le système politique actuel n’a pas été prévu, à savoir l’impopularité croissante de sa clé de voute ? Beaucoup dépendra de l’issue sanitaire de la crise et de l’efficacité des mesures anti-crise. Retrouver des niveaux d’approbation supérieurs à 70 % ne paraît guère réaliste compte tenu de l’inexorable usure du pouvoir, mais une stabilisation au-dessus de 60 % ne paraît pas hors d’atteinte.

À brève échéance, Vladimir Poutine va chercher à consolider et à relégitimer son pouvoir, le référendum constitutionnel et les élections législatives de septembre 2021 revêtant de ce point de vue une importance croissante. Compte tenu des enjeux et des incertitudes, aucune inflexion politique n’est à attendre au cours des mois à venir. Le plus probable est que le régime va accroître la pression à la fois sur l’opposition dite « hors système » et sur certaines formations généralement loyales, comme le parti communiste, qui pourrait être tenté de durcir ses positions dans le contexte post-crise. À moyen et long terme, l’objectif du pouvoir est la perpétuation du poutinisme, tant dans ses aspects intérieurs que de politique étrangère. Le maintien du président au Kremlin en 2024 est-il certain ? Les développements récents et, de façon plus générale, l’histoire russe incitent à la prudence. Beaucoup en réalité dépendra de la situation du pays en 2022/2023. Outre des problèmes de santé, que nul ne saurait exclure, un affaiblissement significatif de Vladimir Poutine dans l’opinion — qui amènerait la bureaucratie et les oligarques à le considérer comme un danger pour la préservation de leurs intérêts, notamment financiers et patrimoniaux — est sans doute le seul facteur qui pourrait rendre crédible cette hypothèse. Doit-on prendre au sérieux celle d’un Vladimir Poutine en poste au Kremlin jusqu’en 2036, année de ses 84 ans ? Sans doute encore moins. Le fameux amendement « annulant » les mandats du chef de l’État vise moins l’instauration d’une présidence à vie que de faire baisser les tensions intra-élitaires à l’approche de 2024. La gestion de la crise de COVID-19 montre en tout cas que les choses ne sont pas figées. Plusieurs personnalités — Sergueï Sobianine, le maire de Moscou, Sergueï Choïgou, le ministre de la Défense, voire Viatcheslav Volodine, le président de la Douma d’État — sortent du lot et peuvent le cas échéant incarner un « après-Poutine ». Nous n’en sommes pas encore là, mais on peut penser que le président russe, qui est déjà entré dans l’histoire, veillera à ne pas manquer sa sortie du Kremlin.

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Légende de la photo en première page : Le 15 janvier 2020, à la surprise générale, le président russe annonçait devant l’assemblée fédérale son intention de « soumettre au vote des citoyens » des réformes de la Constitution russe. Même s’il assurait en 2018 qu’il n’avait pas l’intention de modifier la Constitution pour se représenter de nouveau en 2024, ce vote ouvre la voie à son maintien à la tête du pays jusqu’en 2036. En poste depuis 2012, Vladimir Poutine a déjà dirigé le pays entre 1999 et 2008, avant d’être Premier ministre de 2008 à 2012. (© Xinhua)

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°57, « Géopolitique de la Russi », Juillet-Août 2020.
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