L’apparente réconciliation extrêmement rapide intervenue après presque 20 ans de conflit larvé ne doit pas masquer les nombreux problèmes en suspens entre Éthiopie et Érythrée. Leur relation reste à (re)construire, dans une région par ailleurs toujours instable.
L’année 2018 aura été capitale pour l’Éthiopie. Après plus de deux décennies de domination politique sans partage, la nomination d’un nouveau Premier ministre, Abiy Ahmed Ali, en avril 2018, reconfigurait les rapports de force au sein de la coalition au pouvoir depuis 1991. Il mettait en minorité les tenants de l’ancienne direction du pays, incapables de répondre aux mouvements sociaux autrement que par la répression la plus brutale et de conjurer une crise économique dont l’ampleur avait été sous-estimée. Cette normalisation tant espérée par les peuples de ces pays intervient alors que la compétition entre pays du Golfe (Arabie saoudite, Émirats arabes unis versus Qatar et Iran) et internationale (Chine et Russie versus États-Unis) connaît une recrudescence.
Une réconciliation expresse
Ce qui a le plus frappé les esprits au niveau international est moins cette décompression autoritaire et l’annonce de multiples réformes ou remises en cause dans tous les domaines, économiques, sécuritaires, et politiques, que la réconciliation extrêmement rapide avec ce qui, depuis 20 ans, tenait lieu d’ennemi juré : l’Érythrée présidée par Issayas Afeworki. Dès le mois de juillet, Abiy Ahmed se rendait à Asmara, où cette entente cordiale était officialisée en de multiples gestes et déclarations. Dès septembre, la frontière était ré-ouverte, les ambassades à nouveau fonctionnelles alors que les échanges reprenaient entre les deux pays. La paix, soudain, devenait une réalité. De plus, les sanctions onusiennes vis-à-vis de l’Érythrée étaient levées en novembre grâce au lobbying de ses voisins et le dirigeant érythréen, ostracisé quelques mois auparavant, se voyait reconnu un rôle régional en voyageant dans le Golfe, en Somalie mais aussi en se faisant acclamer à Addis-Abeba.
Mais le diable est dans les détails, a-t-on coutume de dire, et ce rappel des faits, s’il n’est pas tronqué, n’est pas non plus complètement exact. Le secret continue à régner sur une bonne partie des accords conclus entre les deux capitales et alimente ainsi la perplexité face à certains événements. La frontière est ouverte, fermée, ré-ouverte sans qu’on comprenne très bien les raisons de ces décisions. Aucune explication, ni d’un côté ni de l’autre…
En tout état de cause, ces déclarations d’amitié (d’amour devrait-on dire, en usant des termes du Premier ministre éthiopien) ne peuvent que rappeler les discours tenus dans les premières années des deux régimes après 1991. Or, tout l’enjeu est justement de ne pas répéter les naïvetés du passé et, pour cela, de bien comprendre ce qui, aujourd’hui, se construit dans cette confidentialité. La fin de la guerre entre les deux pays, annoncée le 9 juillet à Asmara et contresignée à Djeddah le 16 septembre, ouvre en effet une période riche en incertitudes (1). Celles-ci naissent à la fois des tensions politiques très différentes en Érythrée et en Éthiopie, mais aussi d’un contexte régional rendu plus volatil à cause de la guerre au Yémen, des ambitions des pays de la région (notoirement du Golfe), ainsi que des rivalités affirmées entre grandes puissances internationales pour construire une nouvelle hégémonie sur la mer Rouge.
Une guerre pour quoi ?
Lorsque le Front populaire de libération de l’Érythrée (FPLE) et le Front démocratique révolutionnaire des peuples éthiopiens (FDRPE) – sous la houlette d’une de ses composantes, le Front populaire de libération du Tigray (FPLT) – prennent le pouvoir respectivement à Asmara en mai 1991 et à Addis-Abeba en juin 1991, l’euphorie domine, car les deux groupes armés ont travaillé ensemble à la défaite du régime de Mengistu Haïlemariam et cette alliance dans la guerre se poursuit dans la paix : les deux directions signent en 1992 un accord à Asmara qui entend, dans plus de 20 secteurs, construire une intégration entre les deux pays. En quelque sorte, l’indépendance politique de l’Érythrée se serait ainsi conjuguée à une intensification des liens économiques.
Pourtant, très vite, la relation entre les deux régimes est moins symbiotique qu’il n’est dit. Asmara se veut la capitale régionale des rebellions et accueille sur son sol le mouvement insurgé sud-soudanais, puis l’opposition au régime du général Omar el-Béchir. Dès 1994, l’Érythrée se pose en facilitateur obligé entre les mouvements armés d’opposition éthiopiens et un régime sûr de lui et peu enclin à la conciliation. Addis-Abeba adopte une autre posture vis-à-vis du régime soudanais et coopère sans enthousiasme avec Khartoum jusqu’à la tentative d’assassinat du président égyptien Hosni Moubarak dans la capitale éthiopienne en juin 1995. Érythrée et Éthiopie s’impliquent par ailleurs dans la crise somalienne, mais très vite c’est Addis-Abeba qui gère seul le dossier. Au niveau économique, les deux pays mènent des politiques presque opposées, le pouvoir érythréen jouant des points faibles de son voisin pour financer sa reconstruction : l’idée qui prévaut alors est que les vainqueurs (FPLEF et FPLT) ont priorité sur les autres régions éthiopiennes pour avoir tant souffert de la guerre. La création d’une devise érythréenne et l’imposition d’un taux de change irréaliste incitent Addis-Abeba à réguler le commerce transfrontalier et à mieux contrôler les envois d’argent de la diaspora érythréenne en Éthiopie vers Asmara. Si le port érythréen d’Assab est censé servir au mieux les intérêts de l’économie éthiopienne, de multiples incidents en émaillent la gestion au jour le jour et soulignent l’animosité croissante entre les deux pays.
La guerre éclate en mai 1998 (2), juste après la réunion écourtée d’une commission mixte chargée de régler des différends frontaliers qui étaient considérés comme mineurs jusqu’alors. Elle dure plus de deux ans, provoque la mort de plus de 120 000 personnes dans les deux camps et aboutit à un accord de paix signé à Alger en décembre 2000. Pour les observateurs, il fait peu de doute alors que l’Érythrée est à bout de souffle et qu’au prix de nouvelles pertes, l’Éthiopie aurait pu occuper Assab et même Asmara. L’accord de paix redéfinit le conflit portant sur de multiples questions (qui avaient été débattues dès l’accord de fédération de 1950) en un conflit de frontière, une cause parmi d’autres et initialement pas la plus importante.
L’Éthiopie a gagné militairement cette guerre, mais elle la perd politiquement, car la Commission indépendante sur les frontières créée par l’accord d’Alger décide, en 2002, d’octroyer le village de Badmé, qui était devenu le symbole d’une souveraineté menacée des deux côtés, à l’Érythrée. Le régime érythréen soupire de contentement mais en Éthiopie, le régime annonce d’abord son refus de mettre en œuvre cette décision, puis la nécessité de discussions préalables à la démarcation concrète de la frontière, une demande qu’Addis-Abeba sait contraire au texte de l’accord d’Alger et qui résonne comme une véritable provocation pour Asmara. La communauté internationale soutient l’Éthiopie, les États-Unis envisageant même pendant une période de disqualifier la décision de la Commission afin de ne rien refuser à son grand allié dans la Corne de l’Afrique.
Une paix troublée entre deux régimes qui se durcissent
Jusqu’à la récente décision du nouveau Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, de reconnaître finalement le tracé dicté par la Commission indépendante de 2002 et de mettre en œuvre la démarcation conformément à celui-ci, la zone frontalière a été occupée par des dizaines de milliers de soldats des deux pays et par une force d’interposition onusienne qui a jeté l’éponge en août 2008, tant le régime érythréen a rendu son fonctionnement difficile. Cette zone a été à différents moments le lieu d’escarmouches entre les deux armées, sans qu’on comprenne toujours s’il s’agissait d’incidents locaux ou de provocations décidées dans l’une ou l’autre capitale.
Cette paix froide se traduisit surtout par une volonté érythréenne de multiplier les sites d’affrontements et de miner les ambitions hégémoniques de l’Éthiopie. D’une part, Asmara accueillait différents mouvements d’opposition éthiopiens, les entraînait militairement et s’efforçait de les renvoyer combattre en Éthiopie. De l’autre, le régime érythréen aidait les ennemis les plus radicaux de l’Éthiopie dans la région. C’est pour cette raison qu’il prenait langue avec les Tribunaux islamiques à Mogadiscio en 2005 et fournissait armes et munitions en échange d’un droit de passage pour les opposants éthiopiens qui voulaient retourner combattre dans leur pays. En 2009, le Conseil de sécurité des Nations Unies imposait des sanctions à ce régime, et à ses principales figures, coupables de soutenir l’organisation djihadiste somalienne al-Shabaab, alors même que toute activité religieuse non contrôlée par le régime était fortement réprimée en Érythrée…
Les conséquences de la guerre sont fortes, quoique différentes, dans les deux pays. En Érythrée, la guerre a gelé un processus constitutionnel et la tenue d’élections locales. Lorsque les critiques sur la conduite de la guerre se sont exprimées, les arrestations se sont multipliées, y compris au sommet de l’État où 11 des 15 personnalités parmi les plus importantes ont été arrêtées en 2001 et restent détenues jusqu’à aujourd’hui sans jugement (7 seraient mortes en détention). Socialement, l’embrigadement de la jeunesse dans un service militaire dont la durée reste incertaine, l’encadrement du parti-État et le refus de toute autonomie ont transformé ce pays en l’un des principaux pourvoyeurs de réfugiés de la région et du continent africain.
En Éthiopie, le durcissement a également été très fort mais il s’est ancré dans une autre temporalité. Le déclenchement de la guerre avec l’Érythrée a, dans un premier temps, affaibli le Premier ministre, Méles Zénawi, coupable d’avoir trop cru en son voisin et surtout d’être issu du Tigray, une région qui partage sa langue et une partie de son histoire avec le plateau érythréen. Sa reconversion idéologique n’en a été que plus radicale : alors que, dans les premières années, le discours du pouvoir promouvait le fédéralisme ethnique, soudain c’était l’unité et l’intégrité territoriale éthiopiennes qui étaient menacées. Les purges sont alors menées au nom de la lutte contre la corruption. Malgré tout, en 2005, l’opposition met en difficulté le régime. Celui-ci ne se rétablit qu’au prix d’une répression massive. Il décide de faire du FDRPE un parti qui noyaute les communautés en ville et dans les campagnes et asphyxie toute velléité oppositionnelle. Les scores brejnéviens obtenus dans les élections suivantes n’émeuvent pas les donateurs : on aime les dictateurs éclairés.
Si la population érythréenne vote avec ses pieds et prend les chemins de l’exil, en Éthiopie la situation est plus complexe. Beaucoup de jeunes fuient et revendiquent une identité érythréenne pour obtenir l’asile politique en Occident. Mais bientôt, des mouvements sociaux d’ampleur naissent de la désinvolture autoritaire du gouvernement et des problèmes liés à la question foncière, restée irrésolue en dépit de toutes les promesses. L’opposition n’a pas droit à la parole au Parlement mais prend le contrôle de la rue (3).
La paix maintenant
L’arrivée au pouvoir d’Abiy Ahmed requiert une longue analyse. Sans revenir ici sur tous ses aspects, deux jouent un rôle important dans la normalisation avec l’Érythrée. Le premier est que son accession au statut de Premier ministre traduit un effritement de la coalition conduite par le FPLT au sein du FDRPE et la victoire d’un candidat soutenu par ses composantes oromo et amhara. Le FPLT, qui n’est pas aussi monolithique que certains analystes le pensent, s’est divisé sur la candidature d’Abiy, mais ce dernier sait que ce parti a la haute main sur l’appareil de sécurité (dont il a fait lui-même partie) et de l’armée. Il doit donc à la fois affaiblir l’ancienne coalition et approfondir les divisions au sein des élites politiques et sécuritaires tigréennes. L’éviction de la direction de l’État somali (Ogaden ou Région 5) (4), qui a été un allié stratégique du FPLT dans le contrôle du FDRPE, est un pas dans ce sens et la paix avec l’Érythrée introduit une donne nouvelle qui a de multiples conséquences internationales (convergence avec les tentatives américaines de normalisation ; statut d’homme de paix mis en exergue ; sympathie des donateurs qui donnent de l’argent frais au gouvernement, etc.) mais aussi nationales. Les Tigréens, eux, se divisent à nouveau sur la question de la normalisation avec l’Érythrée et certains voient dans le départ des troupes et de l’armement lourd devenus inutiles sur la zone frontalière un affaiblissement de leur région. D’autres s’inquiètent de l’ethnicisation croissante des conflits sociaux dans le reste de l’Éthiopie et du rôle de bouc émissaire que joue de plus en plus fréquemment la population tigréenne, qu’elle ait été associée au pouvoir politique ou non (5).
Il est une deuxième raison qui permet de croire un peu plus dans la durabilité de cette paix : le fait qu’Abiy ne soit pas un Tigréen ou même un Abyssinien et que, dans la conception que les dirigeants érythréens se font des Éthiopiens, les Oromos font figure de colonisés, de dominés avec lesquels ils peuvent traiter sans craindre pour leur propre statut (en 1998, à Asmara, des cartes circulaient alléguant que certaines fractions du FPLT entendaient annexer au moins le plateau érythréen et revenir à un grand Tigray, tel qu’il avait existé avant l’aventure coloniale italienne).
Le calcul des dirigeants érythréens est plus simple, même s’il a des conséquences difficiles à gérer à moyen terme (6). D’abord, l’Érythrée a gagné la guerre : elle récupère Badmé et obtient la démarcation de la frontière entre les deux pays qui était peu ou prou celle qu’elle désirait. Le régime peut donc justifier les immenses sacrifices faits par la population sur cette base-là. De plus, l’appui du Premier ministre éthiopien puis du gouvernement fédéral de la Somalie permet à Asmara d’obtenir dans des conditions étonnamment rapides la levée des sanctions internationales en novembre 2018. L’Érythrée doit cependant convaincre les mouvements d’opposition armée éthiopiens de rentrer pacifiquement chez eux et d’abandonner toute velléité de violence. En particulier, combattants et cadres politiques de trois mouvements significatifs sur l’échiquier éthiopien renoncent à l’exil : le Front de libération oromo qui aura été historiquement le concepteur ou le vecteur le plus efficace du nationalisme oromo, le Front national de libération de l’Ogaden qui a souvent bénéficié d’un sanctuaire dans l’extrême Sud de la Somalie, et le Ginbot 7, qui est l’organisation née de la répression qui a suivi les élections générales de 2005 en Éthiopie.
Cependant, la victoire doit générer des transformations. Si les soldats éthiopiens quittent la zone frontalière, l’armée érythréenne n’a plus besoin d’autant de conscrits puisque la guerre est finie. Mais comment contrôler une population autrement que par l’embrigadement ? L’ouverture des frontières à compter de septembre 2018 produit d’importants mouvements de population d’un côté et de l‘autre. Force est de constater que des milliers d’Érythréens fuient leur pays malgré la victoire célébrée, notamment pour rejoindre des proches en Éthiopie. Les fuites vers le Soudan se poursuivent par ailleurs. Cela indique clairement qu’une partie de la population érythréenne estime la direction actuelle du pays incapable de se réformer, de pardonner et de desserrer l’étreinte du parti unique sur la société. Très vite d’ailleurs, des incidents se multiplient sans qu’on sache très bien l’importance qu’il faut leur attribuer. Des postes-frontières sont fermés, d’autres sont ouverts mais dans des zones plus reculées qui permettent donc un contrôle plus policier des déplacements. Si, dans un premier temps, aucun document n’est requis, à partir de novembre 2018 il est demandé de fournir un laissez-passer particulier.
De nouvelles relations très floues
Au niveau économique, les choses sont également confuses. Les déclarations des dirigeants des deux pays créent un certain trouble. Ainsi, dans la liesse des retrouvailles, Abiy Ahmed explique qu’Assab sera à nouveau à l’Éthiopie, un propos aussi surprenant que lorsque le président érythréen Issayas Afeworki explique que le Premier ministre éthiopien est son « leader » (7). En fait, aucun texte d’accord économique n’a été rendu public et il est difficile de savoir si le regain d’activités commerciales entre les deux pays est le fruit d’un accord ou simplement la conséquence du laissez-faire, faute de décision sur cette question.
Le problème est plus complexe que les dirigeants ne veulent le reconnaître. Premièrement, à moins que les Émirats arabes unis ne financent la réhabilitation complète du port d’Assab, il n’est pas sûr qu’en l’état, le port soit d’une grande utilité pour l’Éthiopie comparé aux facilités portuaires de Djibouti. De plus, risque de se poser à nouveau la question des relations entre les gestionnaires du port et les autorités éthiopiennes : chat échaudé craint l’eau froide… Quant à Massawa, il ne joue un rôle que dans l’achalandage du Nord-Tigray. Le retour du commerce transfrontalier non régulé est certes l’un des acquis importants de la paix pour les populations. Toutefois, ces dernières restent souvent sceptiques sur la sincérité de cet apaisement et inquiètes d’un possible transfert de souveraineté à l’Érythrée qui devrait advenir si l’accord d’Alger est mis en œuvre jusqu’à son terme.
Beaucoup d’observateurs éthiopiens s’inquiètent aujourd’hui de ce manque de transparence dans la reconstruction des relations entre les deux pays (8). Ils y voient la répétition d’une erreur faite après 1991, quand le FPLT craignait que les avantages attribués à l’Érythrée, de fait déjà indépendant, ne suscitent des oppositions internes. Lorsque la crise avait éclaté, la mise sur la scène publique des accords avait alors radicalisé les opposants faussement surpris d’une telle générosité. Ils s’inquiètent aussi de voir une région comme le Tigray se replier sur elle-même face aux critiques des autres « nationalités » et au risque de violences contre ses ressortissants.
Abiy Ahmed n’a guère d’autre choix que de se concentrer sur les questions intérieures éthiopiennes et la difficile sortie de crise. L’« Abiymania » s’épuise peu à peu et l’Éthiopie attend de vraies réformes qui soient des solutions et non plus des discours programmatiques et qui répondent à leurs revendications essentielles (9). Malgré une aide internationale massive, l’ampleur des problèmes et la radicalisation des mouvements sociaux (aiguillonnées également par une certaine libéralisation sécuritaire) lui laissent peu de temps pour s’impliquer dans les autres crises régionales. C’est pourquoi, en jouant le soutien à Mogadiscio, il veut minimiser les risques de voir une opposition armée (sans doute issue de la Région 5 et des rangs des anciennes dissidences armées) se sanctuariser sur le territoire somalien.
L’Érythrée est dans une posture radicalement différente, au moins à court terme. Le régime tient son pays et les quelques tentatives d’appel à une ouverture politique ont été vivement réprimées. Surtout, l’Érythrée entend jouer un rôle régional que Méles Zénawi lui avait dénié dans les années 1990 et plus encore après le début du conflit en 1998. Le président érythréen voyage donc pour obtenir des fonds, renouveler ses appuis politiques et clore les vieilles querelles comme celle avec la Somalie. Il défend une posture très agressive vis-à-vis des Occidentaux et des Nations Unies, coupables de tous les maux. On peut penser que ce discours a eu un effet sur le gouvernement somalien qui expulse le 31 décembre 2018 le dirigeant des Nations Unies en Somalie, coupable d’avoir demandé des éclaircissements sur certaines violations des droits de l’homme.
Mais, cette surexposition diplomatique de l’Érythrée ne doit pas faire oublier qu’elle s’appuie sur un accord tacite avec Addis-Abeba. Même si elle développe une politique régionale en dehors de l’Autorité intergouvernementale pour le Développement (IGAD) – qui rassemble tous les pays de la région et constitue le conduit habituel pour ce type de débat et de décision –, instance historiquement toujours contrôlée par l’Éthiopie, Asmara doit à l’occasion prouver sa solidarité (10).
Il convient d’observer avec attention ces évolutions mais de ne pas se laisser trop impressionner par une lecture régionale qui transformerait rapidement l’Érythrée et l’Éthiopie en États clients de l’Arabie saoudite et des Émirats Arabes unis qui, il est vrai, ont fait preuve d’une certaine générosité dans le renflouement des caisses des deux États de la Corne de l’Afrique depuis leur alignement sur leurs thèses. L’Érythrée, comme l’Éthiopie, a démontré depuis 20 ans que la seule politique qu’elle suit est celle de son dirigeant. Ces deux pays (et la Somalie voisine) ont un réel talent dans la mise en compétition de leurs possibles appuis extérieurs pour y gagner argent frais et plus grande autonomie. On aurait tort de l’oublier. La Turquie est toujours présente, la porte du Qatar reste entrouverte, les relations avec les États-Unis sont bonnes, l’Union européenne est prisonnière de sa politique migratoire et fait des offres financières pour diminuer le flux des partants. On est donc loin de deux régimes à bout de souffle et au bord du gouffre qui regarderaient les pays du Golfe comme leurs sauveurs (11).
La paix, vraiment ?
Après pratiquement 20 ans d’une situation de « ni guerre ni paix », les deux pays de la Corne de l’Afrique ne peuvent construire la paix qu’en acceptant une période un peu confuse où les nouvelles relations se mettent en place alors que les vieilles méfiances perdurent.
Il faut se rappeler que les objectifs des deux États ne sont pas les mêmes. Abiy Ahmed Ali doit pouvoir contenir des mouvements de revendication de plus en plus ethniques et violents et faire gagner le FDRPE pour se sauver et sauver le régime. Ses priorités sont dictées par ce but et il sait que la capacité de l’Éthiopie à peser sur la scène régionale et internationale demeure, et sera encore plus forte s’il réussit. Le régime érythréen n’a pas d’échéance électorale, pas plus que de volonté de répondre à des aspirations populaires qui limiteraient le pouvoir absolu de ses dirigeants. Il peut donc goûter la victoire et tisser des alliances – peut-être sans lendemain. Mais l’Érythrée a-t-elle les moyens d’une puissance ? Lorsque les Somaliens proposèrent d’accueillir des troupes érythréennes pour remplacer les troupes de l’AMISOM peu actives, aucun État n’a voulu financer cette coûteuse opération, certains s’interrogeant en outre sur son utilité : l’armée érythréenne de 2018 a peu à voir avec les troupes qui se battaient en 1990 sous le drapeau du FPLE.
Plusieurs crises d’intensité variable soulignent que la preuve n’a pas encore été faite d’un nouveau cours dans la Corne de l’Afrique. Djibouti reste largement en dehors de ces retrouvailles malgré l’accord de coopération tripartite signé début septembre 2018 et, au-delà de l’amertume de ses dirigeants, la grande fédération à construire n’échappera pas aux inégalités géopolitiques. Surtout, les trois pays de la Corne de l’Afrique auront beaucoup à faire pour démontrer leur influence pacificatrice dans les crises politiques et militaires qui déchirent Soudan et Sud-Soudan.
Le système de compétition géopolitique actuel s’est construit autour de la guerre du Yémen et de l’exclusion de l’Iran en impliquant essentiellement les pays de la grande région. Il n’offre aucune solution digne de ce nom pour réguler les rivalités croissantes entre Russie, Chine et États-Unis. Il ignore totalement la question de l’islam politique dans cette région. La paix, la vraie, qui vaudrait pour toute la Corne de l’Afrique, doit aussi se construire avec l’autre rive de la mer Rouge, alors même que de nouveaux affrontements apparaissent de plus en plus probables.
Notes
(1) Michela Wrong, « Ethiopia, Eritrea and the perils of reform », Survival, vol. 60, no 5, 2018.
(2) Pour un rappel plus détaillé voir notamment Roland Marchal, « Une drôle de guerre des frontières », Ceriscope, 2009.
(3) Voir le dossier consacré à l’Éthiopie par Politique africaine, no 142, 2016.
(4) L’Éthiopie est, depuis 1995, divisée en neuf régions établies sur des bases ethniques (et deux villes-régions), la Région 5 ou Ogaden étant majoritairement somalie. Son ancien président, Abdi Iley, a été contraint de démissionner à la suite d’une opération de l’armée éthiopienne.
(5) Jeanne Aisserge & Jean-Nicolas Bach, « L’Éthiopie d’Abiy Ahmed Ali. Une décompression autoritaire », Note de l’Observatoire de l’Afrique de l’Est, no 7, 2018.
(6) Martin Plaut, « Maintaining power by breaking up society : Eritrea under Isaias Awerki », Carnegie Council, 12 mars 2018.
(7) Michela Wrong, op.cit., 2018.
(8) Goitem Gebreluel, « Ethiopia and Eritrea’s second rapprochement », Al-Jazeera, 18 septembre 2018.
(9) Aisserge & Bach, 2018, op. cit.
(10) Tel est le cas lorsque l’Érythrée ne se rend pas au sommet sur la mer Rouge organisé par Riyad le 12 décembre 2018 car Addis-Abeba n’y avait pas été invité.
(11) Jason Mosely, « Eritrea-Ethiopia rapprochement and wider dynamics of regional trade, politics and security », Horn of Africa Bulletin (Life and Peace Institute), octobre 2018.
Légende de la photo en première page : Le 27 avril 1993, des Érythréens célèbrent l’indépendance de leur pays, annexé en 1962 par l’empereur éthiopien Haïlé Sélassié. Après 30 ans de guerre contre le pouvoir central, les rebelles ont réussi à installer à Asmara un gouvernement dirigé par le président Issayas Afeworki (alors âgé de 47 ans) et à déclarer l’indépendance. (© UN/Milton Grant)
Roland Marchal, « Mutations géopolitiques et rivalités d’États : la Corne de l’Afrique prise dans la crise du Golfe », Note de l’Observatoire de l’Afrique de l’Est, Sciences Po/CERI, no 3, 2018 (https://www.sciencespo.fr/ceri/sites/sciencespo.fr.ceri/files/OAE032018.pdf).
Jeanne Aisserge & Jean-Nicolas Bach, « L’Éthiopie d’Abiy Ahmed Ali. Une décompression autoritaire », Note de l’Observatoire de l’Afrique de l’Est, no 7, 2018 (https://www.sciencespo.fr/ceri/sites/sciencespo.fr.ceri/files/OAE7-112018.pdf).