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Les semi-conducteurs, talon d’Achille de la puissance technologique chinoise ?

En 2016, le président chinois Xi Jinping déclarait que la dépendance aux technologies de base était le « problème caché le plus grave » de la Chine. Qu’entendait-il par-là ?

M. Duchâtel  : Il faut admettre que Xi Jinping s’est montré prescient sur la question, bien qu’on ignore toutefois s’il pensait déjà au marché des semi-conducteurs ou s’il s’exprimait alors dans un contexte plus large de faiblesse de la Chine, en matière d’innovation et de recherche et développement (R&D). Même si elle a depuis adopté une stratégie de développement tirée par l’innovation, la Chine reste dépendante des technologies étrangères, dont les semi-conducteurs sont l’exemple parfait. Cela ne doit pas cacher l’évolution qu’il a pu y avoir dans d’autres secteurs, tels celui, très symbolique, de l’armement. Depuis le milieu des années 1990, Pékin s’est efforcée de contourner les goulets d’étranglement qui ralentissaient son avancement sur les technologies militaires. Bien qu’elle soit encore en retard dans certains domaines, comme celui des moteurs d’avion ou des senseurs (1), essentiels à la lutte sous-marine, elle a démontré des capacités dans d’autres, comme celui des armes à énergie dirigée. Ce que les États-Unis ne sont pas encore parvenus à concevoir jusqu’à présent. De manière générale, la perspective de Xi Jinping est une perspective de compétition pour le leadership mondial en matière d’innovation et il l’a affirmé ouvertement dès le XIXe Congrès national du Parti communiste chinois en 2017. Or, dans les rapports de force internationaux actuels, les nouvelles technologies sont particulièrement stratégiques. La Chine dispose d’atouts ; le capital en est un, public comme privé. Il s’agit ensuite de réaliser une analyse fine, secteur par secteur, car l’innovation se fait dans plusieurs domaines à la fois.

Les semi-conducteurs jouent un rôle crucial dans la course technologique en cours entre Pékin et Washington. Alors que Pékin a annoncé un nouveau plan quinquennal pour augmenter les dépenses dans les puces électroniques, que fait la Chine pour tenter d’acquérir cette technologie qu’elle convoite ? Pourquoi est-ce si stratégique ?

L’année dernière, la Chine a dépensé 380 milliards de dollars dans l’achat de semi-conducteurs. Ils lui sont essentiels pour plusieurs secteurs. Dans un premier temps, il s’agit de jouer un rôle dans la révolution numérique en cours et la Chine mise pour cela sur la construction d’infrastructures pour le réseau de la 5G. Cela passe par la digitalisation de l’industrie, la création de serveurs cloud de grande capacité, le développement de processeurs en appui à la transformation par intelligence artificielle (IA), etc. Et puis tout simplement l’électronique grand public, notamment les smartphones. Ensuite, les semi-conducteurs sont nécessaires à l’industrie d’armement, car bien que les besoins s’éloignent du tout-numérique, les progrès de type nanoélectronique nourrissent les progrès de ce secteur. Enfin, les semi-conducteurs jouent un rôle moteur dans la transformation de la mobilité, en particulier dans le passage à l’électrique et les véhicules autonomes. Notons que si ce secteur est si stratégique, c’est aussi du fait de l’existence d’une forte vulnérabilité chinoise, que Washington n’hésite pas à exploiter afin de ralentir son rattrapage technologique et sa course au leadership. En effet, malgré sa présence dans le top 6 des leaders mondiaux dans le secteur des semi-conducteurs, elle n’est leader sur aucun niveau de la chaine de valeur. La conception des circuits intégrés est largement dominée par les États-Unis. Les produits intermédiaires, les logiciels de conception, l’équipement pour la production des semi-conducteurs quant à eux, sont dominés par l’Europe ou le Japon. Certes, elle se démarque sur la production — citons l’entreprise Semiconductor Manufacturing International Corporation (SMIC) —, mais elle est en retard de trois générations sur la Corée du Sud et Taïwan. C’est donc pour des raisons positives et négatives que ce secteur est stratégique pour elle, et du point de vue chinois, l’urgence est là.

Pékin chercherait pourtant à développer cette industrie des semi-conducteurs depuis les années 1980. Pourquoi cela n’a-t-il toujours pas fonctionné ?

Aussi puissantes soient-elles, les politiques industrielles n’ont pu transformer complètement les rapports de force qui existaient il y a 30-40 ans. Et cela en partie à cause des freins mis en place par l’administration américaine, qui a toujours cherché à maintenir la Chine à deux ou trois générations de retard sur ce qui se fait de plus innovant en matière de semi-conducteurs. C’est d’ailleurs aussi la politique de Taïwan et de la Corée du Sud. Pour tous, il s’agit de compétition économique. Pour les États-Unis et Taïwan, cela se double d’une compétition militaire. Les restrictions sont donc de plus en plus strictes pour la Chine et entre les autres puissances, la compétitivité est à son summum, avec une innovation tirée par Taïwan, les États-Unis, et même les Pays-Bas pour citer l’Europe. Ce rattrapage lui est donc rendu d’autant plus difficile. Par ailleurs, la Chine peine également à recruter des ingénieurs qualifiés. L’Association de l’industrie des semi-conducteurs chinoise (China Semiconductor Industry Association – CSIA), estime qu’ils sont un peu moins de 200 à 300 000 ingénieurs formés et donc capables d’atteindre les objectifs fixés, notamment celui de produire 70 % de la consommation chinoise de semi-conducteurs à l’horizon 2025. Aujourd’hui, ce chiffre s’élève à 15 %.

La Chine emprunte-t-elle des « routes parallèles » pour acquérir cette technologie ?

Non seulement elle emprunte ces « routes parallèles », mais elle le fait avec tous les moyens à sa disposition. Le débauchage d’ingénieurs est l’une des problématiques centrales avec Taïwan, car l’île est leader sur la production et sur la conception. Le partage d’une langue commune facilite aussi ce transfert de main-d’œuvre spécialisée. De plus, Taipei a délocalisé la production de ses générations antérieures de semi-conducteurs en Chine. Cela concerne également les cadres, ce que le gouvernement taïwanais cherche à empêcher. Début mai, il a interdit aux entreprises de recrutement chinoises ou étrangères basées sur son sol de proposer des emplois situés en Chine, en particulier dans les domaines des semi-conducteurs et des nouvelles technologies. En termes de rachats d’entreprises, Tsinghua Unigroup (2) annonçait en 2015 son intention de racheter l’américain Micron (3), puis en 2018 le français Linxens (4). N’oublions pas que des entreprises moins connues mais tout aussi dynamiques ne se privent pas de ce genre de manœuvres. Récemment, le gouvernement italien, soutenu par la Commission européenne, s’est opposé au rachat de LPE par Shenzhen Investment Holdings (5). La Chine a aujourd’hui tendance à regarder les pépites européennes. Toutefois, la mise en place du mécanisme de filtrage européen (6) en ce qui concerne les rachats par des acteurs étrangers semble fonctionner et cela complexifie les opérations chinoises. Quant à l’espionnage, il se décline sous deux modes. Le premier se fait via les transferts intangibles, liés à la coopération en matière de recherche et d’éducation, un dossier sur lequel les États-Unis ou le Japon sont de plus en plus stricts, alors que jusqu’à maintenant l’Europe reste assez ouverte. Le second reste l’espionnage dur, ce sont les attaques cyber par exemple. L’industrie des semi-conducteurs taïwanaise est constamment l’objet de tentatives d’intrusion et bien que l’attribution des attaques soit très difficile, les Taïwanais regardent beaucoup de l’autre côté du détroit.

Dans quelle mesure les restrictions commerciales américaines freinent-elles le développement technologique de la Chine ?

Prenons l’exemple de Huawei, qui fait l’objet de restrictions sur la technologie bien plus importantes que d’autres entreprises chinoises. Le département du Commerce américain, via le bureau de la Sécurité et de l’Industrie (BIS) a frappé juste en visant l’accès du géant et de sa filiale de conception de processeurs pour ses smartphones HiSilicon, aux technologies de semi-conducteurs étrangères. En 2019, afin d’anticiper une éventuelle pénurie, il cherche à se constituer des stocks et dépense ainsi 23 milliards de dollars. Cette opération massive a d’ailleurs eu un impact général sur l’ensemble de la chaine de valeur et contribué à la pénurie mondiale actuelle de l’accès aux semi-conducteurs. Les sanctions américaines ont aussi touché la branche smartphones de Huawei qui, pour rester dans la course sur le segment haut de gamme des smartphones 5G, a besoin d’avoir accès à des semi-conducteurs de 5 nanomètres, que la Chine ne sait pas encore produire. Sans alternative, Huawei n’est plus en mesure d’être compétitive sur ce segment. Elle se place aujourd’hui cinquième dans le classement des vendeurs de smartphones chinois, alors qu’elle en était auparavant le leader. La liste des « entreprises communistes militaires chinoises », dont fait aussi partie Huawei, établie par le département du Commerce américain, a donné des moyens supplémentaires aux États-Unis dans la restriction à l’accès à certaines technologies et investissements américains. Notons que sur ce terrain, l’administration Biden semble être dans la continuité de l’administration Trump.

Pékin ambitionne depuis 2017 de faire du pays le leader mondial de l’intelligence artificielle à l’horizon 2030. En quoi consiste son plan de développement pour l’IA et la Chine a-t-elle les moyens de ses ambitions ?

En la matière, l’objectif de la Chine est de construire une industrie dont le volume total représenterait 150 milliards de dollars, et d’être leader d’ici 2030. De ce point de vue, elle dispose de nombreux atouts. En s’appuyant sur la base de données de ses opérateurs réseaux — soit plus de 800 millions d’utilisateurs —, elle est par exemple parvenue à faire émerger un leader technologique mondial en matière de reconnaissance vocale. Son accès au Big Data est plus facile que dans d’autres pays et pourrait lui permettre de se développer plus vite dans ce domaine. Enfin, la Chine a un écosystème de start-ups innovantes qui évoluent dans un environnement ultra-compétitif, tirant les vainqueurs vers le haut. L’apport capitalistique massif n’est également pas à négliger.

Quels sont les autres secteurs technologiques de pointe pour lesquels la Chine a fixé une priorité particulière ? À quel niveau de développement en est-elle ?

Ces secteurs sont ouvertement listés dans le plan « Made in China 2025 » ; il s’agit des technologies d’information, de la robotique, de l’aviation, des nouveaux matériaux, de la construction navale de pointe, du ferroviaire. Et elle mise sur le développement rapide de son infrastructure 5G pour accélérer sa révolution numérique. Ce plan est vaste, clair sur son objectif, celui de devenir leader mondial sur l’innovation technologique, et permet d’avoir une vision précise des secteurs stratégiques ciblés. À ce titre, les semi-conducteurs sont révélateurs des forces et des vulnérabilités du modèle chinois. Certes, le soutien de l’État et le capitalisme d’État sont de puissants outils, toutefois la Chine a énormément bénéficié jusqu’à présent de l’interdépendance dans les chaines de valeur. Si ce modèle n’est aujourd’hui pas remis en question, il est de plus en plus caractérisé par des interdépendances avec des exceptions, des restrictions et l’utilisation des vulnérabilités de cette interdépendance. Cela devrait donc freiner la Chine et il lui sera difficile de remplir tous ses objectifs.

Propos recueillis par Léa Robert le 14 mai 2021.

Notes

(1) Équipements de détection inclus dans les systèmes d’arme (radars, caméras infrarouges, télémètres lasers) [NdlR, d’après Larousse].

(2) Tsinghua Unigroup est une entreprise de fabrication de composants et d’équipements électroniques chinoise.

(3) Un des leaders de l’industrie des semi-conducteurs, Micron s’est spécialisé dans les puces mémoire. En 2010, il rachetait Nemonyx pour 1,27 milliard de dollars.

(4) Linxens est spécialisé dans la conception de composants électroniques.

(5) Le groupe chinois avait prévu d’acquérir une participation de 70 % dans LPE, fabricant de semi-conducteurs, ce à quoi le gouvernement s’est opposé le 9 avril 2021.

(6) Ce mécanisme, entré en vigueur le 11 octobre 2020, vise à contrôler les IDE en Union européenne et ainsi mieux protéger ses intérêts stratégiques.

Légende de la photo en première page : Alors que la demande en puces explose et que la Chine fabrique une grande partie des appareils concernés, le pays ne produit que 15,9 % des puces qu’elle consomme, dont seulement 6 % sont élaborées par des entreprises chinoises. Si la Chine investit massivement, elle manquerait néanmoins de spécialistes dont la formation prend du temps. Selon le ministère chinois de l’Industrie et des Technologies de l’information, la Chine avait besoin de 320 000 professionnels en 2020 quand près de 20 000 nouvelles entreprises de semi-conducteurs auraient été enregistrées la même année dans le pays. (© Shutterstock)

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°62, « Chine : Géopolitique, Géoéconomie, Géostratégie », Juin – Juillet 2021.
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