Cyberguerre

IA et cybersécurité : le match États-Unis / Europe

Si les experts américains parlent volontiers des promesses de l’intelligence artificielle dans le domaine de la cybersécurité, ils indiquent par ailleurs que leurs homologues européens sont beaucoup plus mesurés, voire méfiants, envers cette nouvelle technologie.

En Europe, la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne sont devenus des hubs pour les travaux sur l’intelligence artificielle (IA). Selon un baromètre publié par France Digitale, les start-up françaises ont utilisé l’IA 38 % de plus en 2020 par rapport à 2019. Globalement, la crise sanitaire a mis en relief l’importance stratégique des technologies liées à l’IA. Elle a aussi montré le fossé qui sépare l’Europe des États-Unis et de la Chine, notamment dans le secteur de la défense.

Europe : l’humain d’abord

Si le civil semble utiliser de plus en plus l’IA, le secteur de la défense est à la traîne. Bien sûr, ce secteur est sensible et nécessite d’être prudent. Mais le problème vient aussi du fait que les systèmes autonomes ont besoin de grandes quantités de données pour être efficaces. C’est ce qu’a expliqué Nicolas Arpagian, vice-président de la stratégie et des affaires publiques au sein d’Orange Cyberdéfense, compagnie travaillant avec Europol et d’autres entreprises dans le domaine de la cybersécurité : « Il est très difficile de savoir ce que l’on doit faire avec des données. Si vous laissez faire l’ordinateur ou si vous laissez l’algorithme prendre des décisions pour lutter contre les cyberattaques, c’est un signal faussement positif, car vous ne serez pas en mesure d’intervenir assez tôt pour stopper des décisions qui auront été prises sur la base de fausses données détectées par l’algorithme. »

C’est pour cela qu’Orange Cyberdéfense forme et entraîne les analystes humains à détecter les habitudes comportementales des hackers. L’entreprise s’appuie sur l’IA pour assister les humains qui gardent le rôle de leader. L’être humain, son cerveau et son expérience permettent de faire face aux situations changeantes.

États-Unis : intégrer l’IA dans les opérations de cybersécurité

Dans le même temps, la pression exercée par la Russie et la Chine sur le marché de l’IA a poussé les États-Unis à investir massivement dans le développement de technologies dans le secteur de la défense. Récemment, la Chine a focalisé ses travaux dans le domaine de l’IA avancée afin d’accélérer ses décisions en matière de défense. De son côté, la Russie se concentre sur la robotique et reste très active sur l’utilisation de l’IA dans l’armement et la défense. Dès 2017, Vladimir Poutine avait soulevé les enjeux liés à cette technologie de rupture : « L’intelligence artificielle représente l’avenir non seulement de la Russie, mais de toute l’humanité. Elle amène des opportunités colossales et des menaces imprévisibles aujourd’hui. Celui qui deviendra le leader dans ce domaine sera le maître du monde. Et il est fortement indésirable que quelqu’un obtienne un monopole dans ce domaine. Donc, si nous sommes les leaders dans ce domaine, nous partagerons ces technologies avec le monde entier. »

En février 2020, le département de la Défense américain a adopté cinq principes garantissant l’utilisation éthique de cette technologie. Le secrétaire à la Défense, Mark Esper, a par ailleurs indiqué que les États-Unis et leurs alliés devaient accélérer l’adoption de l’IA et l’intégrer dans les applications liées à la sécurité nationale pour maintenir la position stratégique des États-Unis, dominer les futurs champs de bataille et garantir l’ordre international.

En septembre, le lieutenant-général Jack Shanahan, directeur du Joint Artificial intelligence Center, a indiqué que la mission du Centre était d’accélérer l’adoption et l’intégration de l’IA par le Pentagone dans la cybersécurité et les opérations militaires.

Le Pentagone a d’ailleurs franchi la première étape en utilisant l’IA et le machine learning dans ses opérations de cybersécurité.

L’IA peut jouer un rôle central pour identifier des attaques inconnues alors que les analystes humains se fondent sur les menaces récurrentes pour détecter des risques cyber. L’utilisation de l’IA et de la technologie du deep learning est cruciale pour entraîner les systèmes à prendre des décisions dans des scénarios comportant de nouvelles menaces.

Le renseignement américain a d’ailleurs décidé d’automatiser certains de ses systèmes pour confier à l’IA des tâches que l’homme est incapable d’exécuter. Par exemple, il est très difficile pour un humain, même très expérimenté, d’extrapoler une situation et d’anticiper la nature de la prochaine menace, de déterminer à quoi elle ressemblera, quel sera le type de malware et quels seront ses objectifs. C’est pour cette raison que le renseignement espère pouvoir utiliser massivement l’IA.

Beaucoup de pays européens ne sont pas prêts à intégrer l’IA alors que les services de renseignement sont très prudents dans l’approche de cette technologie. Ce manque d’empressement, cette prudence et le manque de collaboration entre les services vont rendre l’intégration de l’IA dans le secteur de la défense très difficile, beaucoup plus qu’aux États-Unis.

D’ailleurs, les efforts américains pour mettre l’IA en œuvre bénéficient de l’American IA Initiative qui promeut l’utilisation de cette technologie dans plusieurs domaines comme la santé et la défense.

Début 2020, le Center for Security and Emerging Technology de l’université Georgetown a lancé le Cybersecurity and Artificial Intelligence Project pour étudier le lien entre cybersécurité, IA et sécurité nationale. Le but était de montrer comment l’IA pouvait être utilisée dans le cadre de cyberopérations défensives, mais aussi offensives. Ben Buchanan, responsable du projet, résume l’importance de l’IA : « La raison pour laquelle l’IA est importante est qu’il y a tellement de données que vous avez absolument besoin d’une machine capable de passer le “premier col” de données durant les opérations défensives et offensives. »

Pour éviter le déclassement de l’Europe, garantir la souveraineté européenne et permettre l’émergence de champions tech sur le continent, France Digitale a publié le rapport « IA et Data. 25 propositions pour une stratégie européenne ». Ces propositions reposent sur trois grands principes : bâtir un écosystème d’excellence en matière d’IA ; mettre la confiance au cœur de l’IA ; créer une stratégie européenne en matière de données.

Cette idée-force de stratégie européenne est également portée par la Joint European Disruptive Initiative (JEDI), qui se veut l’équivalent de la DARPA américaine.

Photo ci-dessus : © Department of Defense

Article paru dans la revue DefTech n°09, « Innovations navales : garder l’ascendant », 4e trimestre 2020.

À propos de l'auteur

Boris Laurent

Manager Défense & Sécurité chez Sopra Steria Next, historien spécialiste en relations internationales et en histoire militaire et officier de réserve au sein de la Marine nationale

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