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Économie de défense. Chine : une réalité des dépenses militaires en trompe-l’œil

En mai 2020, la Chine a annoncé que ses dépenses de défense atteindraient 178 milliards de dollars, représentant le second budget au monde après celui des États-Unis. Pourtant, ce montant impressionnant reflète-t-il réellement l’effort militaire chinois ? La question de la transparence des dépenses de défense se pose pour beaucoup de pays en raison de l’opacité de leurs budgets, mais elle atteint une autre ampleur concernant la Chine, du fait de leur montant et des enjeux liés à une rivalité sino-américaine toujours plus forte.

Le montant fabuleux du budget de défense chinois – 1 268 milliards de yuans – en 2020 reflète aussi une augmentation importante des dépenses militaires ces dernières années, puisqu’elles ont été multipliées par six depuis 2000 (graphique 1), soit un taux de croissance annuel moyen de plus de 10 %… hors inflation ! Pour autant, ces 178 milliards de dollars sont-ils la bonne représentation de la montée en puissance militaire de la Chine ? Certains États et think tanks en doutent, comme l’illustre le graphique 2. Selon le Pentagone, qui voit dans la Chine un rival de plus en plus menaçant, l’effort militaire chinois aurait en réalité atteint plus de 200 milliards de dollars en 2019. Le SIPRI considère cette estimation comme conservatrice, puisqu’il évalue de son côté les dépenses totales réelles à 266 milliards de dollars.

Comment expliquer ces écarts très importants d’évaluation ? Deux paramètres peuvent être identifiés : d’une part, l’opacité des budgets et même celle du fonctionnement de l’économie de la Chine et, d’autre part, le fait qu’une grande partie des dépenses militaires se trouvent en fait exclues du budget de l’Armée populaire de libération (APL). Ces différences de périmètre entre le budget officiel et l’effort militaire réel existent aussi dans d’autres pays en raison de choix nationaux d’organisation des activités étatiques, de données partielles, peu fiables ou difficilement exploitables, voire d’une volonté de dissimuler ou de rendre moins visibles certaines activités. Ainsi, les armes atomiques sont traditionnellement développées par le ministère de l’Énergie aux États-Unis ou par le CEA en France. De même, la gendarmerie est placée sous l’autorité du ministère de l’Intérieur en France et en Inde, bien qu’il s’agisse d’une force militaire.

Cependant, en Chine, des activités nombreuses et importantes ne sont pas incluses dans le budget du ministère de la Défense. Contrairement aux pays occidentaux, il est difficile d’identifier les budgets qu’il faudrait additionner à celui de l’APL. Le Pentagone dénonce ainsi régulièrement le fait que la Chine omette de prendre en compte la recherche et développement militaire, certains coûts de personnel, le budget de la sécurité intérieure ou encore les importations d’armement. Les experts des think tanks confirment que seule une partie de l’effort militaire chinois se trouve incluse dans le budget du ministère de la Défense.

Ainsi, la police militaire, qui disposait toutefois d’un budget de… 28,5 milliards de dollars en 2019 (soit plus de la moitié du budget total de défense de la France), n’est pas payée par le ministère de la Défense. Or, contrairement à la gendarmerie aujourd’hui en France, la police militaire chinoise est une véritable armée. Les garde-­côtes et les milices maritimes en dépendent et elles n’ont rien à envier à de nombreuses marines de guerre, que ce soit en termes d’effectifs ou d’équipements.

D’autres ministères et administrations publiques participent en fait à l’effort militaire. Par exemple, une partie des coûts de fonctionnement des bases militaires et de leurs dépenses d’investissement est prise en charge par les différentes autorités locales. Le gouvernement central utilise aussi des fonds extrabudgétaires afin de payer les programmes spatiaux, la maintenance des équipements militaires ou les importations d’armement. Il faut noter également que le budget officiel du ministère de la Défense n’inclut pas les dépenses de recherche et développement nécessaires à la conception des matériels militaires… Or ces dernières représentent entre le quart et le tiers de l’effort d’équipement des armées dans les grands pays producteurs d’armes.

En Chine, l’APL possède en outre un réseau de 44 universités et instituts de recherche, dont le financement est grande partie assuré par le ministère de l’Éducation. Un grand nombre de centres civils de recherche et d’universités travaillent sur des projets militaires en utilisant le budget de l’Administration d’État pour la science, la technologie et l’industrie pour la Défense nationale (SASTIND), donc non compris dans celui du ministère de la Défense. Des informations convergentes prouvent aussi que les importations de matériels militaires sont payées au moyen d’un fonds spécial du Conseil des affaires de l’État, c’est-à‑dire l’autorité administrative centrale de la Chine. Il existe aussi de forts soupçons concernant un financement extrabudgétaire de grands programmes d’armement emblématiques, en particulier la construction du porte-­avions Liaoning dont le coût est estimé à au moins 4 milliards de dollars.

L’organisation même de l’économie chinoise rend peu lisible la réalité de l’effort militaire. Pour les grands groupes industriels liés à la défense, il est difficile de séparer leurs activités civiles des programmes militaires. Ces entreprises d’État ne publient pas de rapport annuel ou de données détaillées. Elles possèdent de multiples filiales et leurs frontières avec l’État et ses banques sont souvent floues, voire poreuses. Ce flou s’est accentué depuis 2017 quand Xi Jinping a mis en place une politique de « fusion civil/militaire » dans la recherche et l’industrie afin de renforcer l’autonomie stratégique de la Chine. Il est donc difficile de déterminer qui fait quoi, pour qui et avec quelles ressources.

La mesure de l’effort militaire chinois est aussi rendue plus compliquée par des différences de coût importantes, en particulier avec les États-Unis. Beaucoup de comparaisons internationales sont trompeuses, car elles se basent uniquement sur une conversion des budgets au taux de change du marché. Pour avoir une bonne appréciation, il faut connaître le pouvoir d’achat réel de l’APL. Or les coûts industriels ou la rémunération des militaires sont plus faibles en Chine qu’aux États-Unis ou en Europe de l’Ouest. Avec un même budget exprimé en dollars, la Chine peut donc acquérir plus de matériels ou recruter un plus grand nombre de soldats.

Il faut par conséquent corriger les montants apparents des dépenses en dollars en calculant la parité réelle entre le yuan et le dollar (c’est-à‑dire un taux de change théorique qui compense ces distorsions de pouvoir d’achat des monnaies). Il s’agit d’une tâche complexe et difficile, mais qui est réalisée par certains think tanks comme l’IISS ou le SIPRI. Ainsi, Frederico Bartels, de l’Heritage Foundation, a calculé qu’en réalité, un dollar dépensé par la Chine représentait l’équivalent de 1,95 dollar aux États-Unis. À budget identique, l’APL peut acquérir presque deux fois plus de moyens. C’est pourquoi la Marine chinoise peut accroître sa flotte de 14 navires par an quand les États-Unis parviennent seulement à en ajouter cinq.

Il est donc possible de considérer qu’en réalité, l’effort militaire chinois représente environ 85 % de l’effort militaire américain en termes de pouvoir d’achat. Ce ratio est bien plus élevé que les 29 % envisagés avec une comparaison des budgets officiels au taux de change du marché… Dans une rivalité entre grandes puissances, c’est bien un tel ordre de grandeur qui compte, quels que soient les montants associés. « Quand les balles commencent à voler, note Frederico Bartels, cela n’a plus beaucoup d’importance que les balles coûtent 1 ou 1 000 dollars. L’important est qu’elles soient opérationnelles et frappent leurs cibles. »

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Légende de la photo ci-dessus : Un J-10 Firebird au décollage. Beijing a été capable de faire évoluer considérablement ses capacités de conception et de construction aéronautiques. (© China MoD)

Article paru dans la revue DSI n°153, « US Navy vs Marine iranienne : Opération « Praying Mantis » », Mai-Juin 2021.

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