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L’« autonomie stratégique européenne », l’Allemagne et la France

La période actuelle n’est pas encourageante pour les commentateurs des affaires européennes et franco-allemandes : à Berlin, le nouveau gouvernement se cherche encore. Quant à la France, elle assure la présidence de l’Union européenne alors que deux élections capitales vont s’y dérouler : la présidentielle, mais aussi les législatives. Quel sera le résultat final ? Personne n’en sait rien aujourd’hui. On ne perdra pas son temps à interroger une boule de cristal bien opaque, on posera les trois grandes questions : est-on d’accord, entre Paris et Berlin, sur le sens même de l’expression « autonomie stratégique européenne » ? Est-on d’accord pour la promouvoir ? Et si oui, pour quoi faire ?

L’« autonomie stratégique », un vieux problème

Le 20 avril 2021, Mme Kramp-­Karrenbauer, alors ministre de la Défense, avait déclaré lors d’un séminaire à l’Institut français des relations internationales que le vrai problème était que la France et l’Allemagne ne comprenaient pas la notion d’autonomie stratégique de la même façon. Cette remarque va au fond des choses, depuis le début de cette histoire, c’est-à‑dire la rencontre entre Konrad Adenauer et Charles de Gaulle à Rambouillet en juillet 1960 et le projet d’Union politique des Six en 1962. Dans l’esprit du Général, celle-ci aurait été alliée aux États-Unis, mais indépendante d’eux. Le chancelier Adenauer, inquiet d’une possible négociation américano-­soviétique par-­dessus la tête des Européens et de la RFA, se rallia à cette conception et Bonn soutint, jusqu’à son échec en avril 1962, le projet d’Union politique interétatique, avec un volet politique extérieure et défense, communément appelé « Plan Fouchet ».

Mais Bonn, comme les autres partenaires, avait veillé très soigneusement à ce que le Plan Fouchet mentionne bien l’Alliance atlantique. C’est la modification sur ce point du projet initial, par le général de Gaulle très personnellement, le 17 janvier 1962, qui en dernière analyse conduisit à son échec en avril, la RFA ne pouvant se permettre de remettre en cause l’intégration au sein de l’OTAN, alors que le Général faisait, lui, de cette remise en cause l’un des buts majeurs de sa politique d’indépendance nationale et européenne. Certes, le traité de l’Élysée du 22 janvier 1963, avec son important volet stratégique, paraissait reprendre à deux le projet à Six de 1962. Mais beaucoup de responsables allemands suspectaient les arrière-pensées françaises et le Bundestag ajouta au traité un préambule qui le vidait de son sens stratégique en rappelant l’Alliance atlantique.

Pour les Allemands, seule l’autonomie européenne au sein de l’Alliance était éventuellement envisageable, certainement pas l’indépendance ; car comment risquer de fragiliser l’Alliance atlantique ? Sachant en outre que l’autonomie est un concept plus familier aux Allemands, à l’histoire confédérale ou fédérale, qu’aux Français, centralisateurs depuis toujours. Dès que l’on suspecte les arrière-­pensées françaises, on préfère encore à Bonn en revenir à l’intégration atlantique pure et simple. Et les Allemands sont toujours restés méfiants, même si la rhétorique française est passée de l’indépendance à l’autonomie. Sur ce point précis, le différend fondamental franco-­allemand n’a au fond jamais varié, sauf durant une courte période après la fin de la guerre froide.

Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et le « pilier européen au sein de l’Alliance » : de l’indépendance à l’autonomie

Mais Jacques Chirac, après la période de glaciation politico-­stratégique « gaullo-mitterandienne » et après la fin de la guerre froide, se rapprocha de l’Alliance : en 1996, Paris abandonnait son vieux projet d’une défense européenne à côté de l’OTAN et acceptait désormais de se contenter d’un pilier européen dans l’OTAN. Cela comportait la possibilité pour les pays européens de l’Alliance de mener des opérations à part, mais en totale transparence entre l’OTAN et la politique européenne de sécurité et de défense, et en évitant les doublons. Et les Européens posèrent au sommet de Cologne en juin 1999 le principe d’une « capacité de défense autonome appuyée sur des forces militaires crédibles », tandis que le chancelier Schröder reprenait la formule chiraquienne d’« Europe-­puissance ». On parvint en décembre 2003 à un compromis : on n’établirait pas un véritable état-­major opérationnel européen indépendant, ce que souhaitait Paris, mais plus modestement une cellule de planification au sein de l’état-­major qui conseille le Conseil européen, cellule qui serait chargée de planifier des opérations de maintien de la paix en dehors de l’OTAN (« Missions de Petersberg »), mais pas des opérations majeures, réservées à l’OTAN. Ces missions seraient commandées par le pays le plus engagé (exemple d’« Artémis » en RDC, dirigée par la France).

Et l’on établirait au sein du Grand Quartier général des puissances alliées en Europe (SHAPE) une cellule européenne, pour des opérations qui se dérouleraient sous l’égide de l’OTAN, ce qui était le concept anglo-américain.

En 2007, l’arrivée de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République accentua le rapprochement avec l’Alliance atlantique. Et, en 2009, la France revint dans le commandement intégré de l’OTAN. En 2011, l’affaire libyenne parut montrer la validité du nouveau concept développé depuis 1996 : ce fut une opération sous mandat de l’ONU, avec une participation de l’OTAN, mais en fait essentiellement franco-­britannique avec cependant un appui américain et des moyens OTAN importants, Français et Britanniques se trouvant intégrés dans l’ensemble de la chaîne de commandement otanienne.

Malgré tout, l’Allemagne est mécontente

Cependant, Berlin a très mal pris l’opération libyenne, dont elle avait rejeté le principe dès le départ, et l’on peut dire que, depuis 2011, il n’y a plus eu de réelle collaboration stratégique entre les deux pays, malgré le retour de la France dans le commandement intégré et la mise en place d’un organigramme de défense euro-­atlantique correspondant aux vues allemandes. En effet, même si l’on était désormais d’accord sur la signification de l’« autonomie stratégique », on ne l’était pas sur ce que l’on allait en faire. Du temps de Mme Merkel, il était très clair que, au-delà de la Libye, la RFA n’approuvait pas la politique française en Méditerranée, au Moyen-­Orient et en Afrique, ou à l’égard de la Turquie.

Le programme du nouveau gouvernement allemand, en revanche, a suscité l’optimisme du gouvernement français, car il paraît faire écho au programme européen proclamé par le président Macron dès 2017 : « Une Union européenne renforcée sur le plan démocratique, plus capable d’agir et stratégiquement souveraine, sera la base de notre paix, de notre prospérité et de notre liberté.  » À première vue, cela s’accorde avec les propos récents du président français : « L’Europe seule peut assurer une souveraineté réelle, c’est-à‑dire notre capacité à exister dans le monde actuel pour y défendre nos valeurs et nos intérêts. Il y a une souveraineté européenne à construire et il y a la nécessité de la construire. »

À propos de l'auteur

Georges-Henri Soutou

Membre de l'Académie des sciences morales et politiques et de l'Academia Europaea, il est directeur de la fondation Thiers, président l'Institut de stratégie comparée et président du Comité d'organisation de l'association des internationalistes.

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