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Eaux du Nil : le grand barrage de la discorde

Le Grand barrage de la Renaissance sur le Nil est un sujet de tensions entre l’Égypte, le Soudan et l’Éthiopie. Le Caire et Khartoum dénoncent les excès d’un édifice qui pourrait aggraver leur hydrovulnérabilité. Sans un accord durable sur le partage des eaux du fleuve, une « guerre de l’eau » n’est pas à exclure dans une région où cette ressource est vitale non seulement pour la consommation humaine, mais aussi, et surtout, pour l’économie.

Le contrôle des eaux du Nil est, depuis plus d’un siècle, une question conflictuelle entre les pays qui constituent son gigantesque bassin versant (3,2 millions de kilomètres carrés). Dès 1929, l’Égypte bénéficiait d’un droit de veto exclusif (accordé par le Royaume-Uni, alors que le pays arabe était indépendant depuis sept ans) empêchant toute construction en amont de son territoire, tant sur le Nil blanc (15 % des eaux du bassin) que sur le Nil bleu (85 %), dont la confluence se situe à Khartoum. Après les accords de 1959 entre le Soudan et l’Égypte sur un partage des eaux, toujours en faveur du Caire (deux tiers des eaux), et après la construction du barrage d’Assouan (ouvert en 1970), les revendications des pays en amont, ignorés par les accords précédents, ont permis d’aboutir à l’Initiative du bassin du Nil (1999), dont l’ambition était de repenser le partage des eaux du fleuve. Mais face à l’intransigeance hydrohégémonique de l’Égypte, l’Éthiopie, la Tanzanie, l’Ouganda, le Rwanda puis le Kenya et le Burundi décidèrent de s’affranchir de la tutelle du Caire en 2010 (accords d’Entebbe).

L’édifice de la démesure

C’est dans ce contexte conflictuel que l’Éthiopie entreprit en avril 2011, de manière unilatérale, la construction d’une gigantesque infrastructure : le Grand barrage éthiopien de la Renaissance. Situé sur le Nil bleu, à une quinzaine de kilomètres de la frontière avec le Soudan, ce barrage est celui de la démesure : 170 mètres de haut, 1 800 de long, une centrale ­hydroélectrique d’une puissance de 6 450 mégawatts (l’équivalent de cinq centrales nucléaires) et un lac de retenue de 74 milliards de mètres cubes qui devrait couvrir une superficie d’environ 1 700 kilomètres carrés. Malgré la « déclaration de principe », signée à Khartoum en 2015 et confirmant la construction de l’édifice, l’Égypte et le Soudan craignent une baisse du débit du fleuve alors qu’une première phase de remplissage du réservoir a eu lieu à l’été 2020 et une deuxième en juillet 2021. Le Soudan s’inquiète pour son agriculture irriguée et pour ses barrages qui risquent d’être moins bien alimentés. Quant à l’Égypte, hydrovulnérable, c’est une question de sécurité nationale, ses ressources en eau dépendant à 97 % du Nil.

Pour les autorités éthiopiennes, les enjeux sont multiples. Le Grand barrage de la Renaissance, dont l’achèvement est prévu pour 2022, constitue un objet géopolitique, économique et symbolique majeur pour un pays qui cherche à s’affirmer comme puissance régionale. Car le « tigre » africain, qui a connu l’une des croissances économiques les plus fortes du continent depuis vingt ans, manque d’électricité. Le barrage devrait fournir de l’énergie à l’ensemble de la population (115 millions d’habitants en 2020). Selon Addis Abeba, il n’aura de fonction qu’énergétique, et les eaux retenues ne devraient pas être utilisées pour l’irrigation des terres, ce qui devrait dissiper les craintes du Soudan et de l’Égypte quant à la régularité du débit du fleuve.

Un renversement du rapport de force hydropolitique

La question n’est donc plus de savoir si le barrage sera opérationnel, mais bien quelles seront les modalités de remplissage du réservoir. Alors que l’Égypte espère que le processus s’étire sur une quinzaine d’années, l’Éthiopie souhaite qu’il se réalise en quatre ans au maximum. Mais plusieurs événements sont venus redistribuer les cartes dans le rapport de force régional. Le renversement d’Omar al-Bachir (1989-2019) en avril 2019 a permis la normalisation des relations entre Khartoum et Le Caire et un alignement sur les positions du président égyptien, Abdel Fattah al-Sissi (depuis 2014), tandis que le Soudan soutenait précédemment l’Éthiopie. Par ailleurs, le discours ferme et nationaliste du Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed (depuis 2018), qui n’a jusqu’alors laissé que peu de place au compromis, est fragilisé par le séparatisme du Tigré, où une guerre oppose les forces des autorités régionales et celles du gouvernement fédéral depuis novembre 2020.

La construction du barrage n’est pas sans poser de nombreux problèmes intérieurs. Des milliers de paysans et de pasteurs ont été déplacés, certains considérant avoir été mal indemnisés. Le coût du projet devrait dépasser 8 milliards d’euros, le double de l’estimation initiale, obligeant l’État éthiopien à effectuer des retenues sur le salaire des fonctionnaires, à organiser des loteries populaires et à vendre des terres agricoles à des investisseurs étrangers, provoquant le mécontentement d’une partie de la population. Les incompétences techniques des entreprises éthiopiennes ont contraint les autorités à faire appel à l’expertise chinoise, renforçant les soupçons de corruption qui pèsent sur les élites.

Depuis 2019, on assiste à une internationalisation de cette hydroconflictualité régionale. Après l’échec des médiations des grandes puissances (Russie, États-Unis) ou des Émirats arabes unis, les pays du Nil se sont tournés vers les organisations internationales (Banque mondiale, Union africaine, ONU), en vain. Face à l’intransigeance de l’Éthiopie, un accord dans un délai proche est peu probable. Le statu quo est envisageable, mais un conflit armé dans l’Afrique nilotique n’est pas à écarter.

<strong>Le Grand barrage de la Renaissance et les eaux du Nil</strong>
Article paru dans la revue Carto n°67, « Une construction géopolitique en devenir. L’Union Européenne  », Septembre-Octobre 2021.

À propos de l'auteur

Laura Margueritte

Cartographe pour les magazines Carto et Moyen-Orient.

À propos de l'auteur

Éric Janin

Agrégé de géographie, Éric Janin est professeur en classes préparatoires aux grandes écoles en Île-de-France.

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