Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

Éléments fondamentaux de la géopolitique de l’Iran

À l’heure où les capitales occidentales et Téhéran peinent à surmonter leurs différends et où la République islamique poursuit sa guerre de l’ombre au Moyen-Orient contre ses adversaires israélo-saoudiens tout en renforçant ses liens avec la Russie, la Chine et l’Organisation de coopération de Shanghaï, il convient de s’interroger sur la boussole stratégique qui guide la politique étrangère de l’Iran. 

En faisant ressortir la dimension charnière de l’Iran sur la scène eurasiatique et les fondements de sa doctrine stratégique, la lentille géopolitique permet également d’entrevoir les trajectoires possibles de la politique iranienne dans les années à venir.

L’Iran vu à travers le prisme géopolitique

Un pivot stratégique

Plusieurs facteurs géographiques confèrent à l’Iran un statut de pivot géopolitique. La géologie a fait de ce plateau montagneux et partiellement désertique une forteresse naturelle ceinturée de montagnes protectrices qui dominent les plaines de la Mésopotamie, de l’Indus et de la mer Caspienne. L’isthme médique cadenasse l’ensemble régional. Au fil des siècles, les hommes ont construit sur ce socle physique un carrefour politique, économique et culturel situé à l’intersection des mondes arabe, turco-caucasien et indo-européen. Avec l’émiettement des empires qui le côtoyaient jadis, son territoire se retrouve entouré d’États clefs. À l’est se trouvent l’Afghanistan et le Pakistan. Au nord, le Caucase avec l’Arménie, l’Azerbaïdjan, l’Asie centrale avec le Turkménistan, et 740 km de côtes sur la mer Caspienne. Les frontières occidentales sont partagées avec la Turquie et l’Irak, finissant au Chatt-el-Arab (1). Au sud, le golfe Persique et le golfe d’Oman forment l’intégralité de sa limite méridionale. Tous ces éléments se conjuguent pour faire de ce pays un verrou stratégique et une plaque tournante du grand système eurasiatique. L’ère des hydrocarbures et la découverte de formidables gisements de gaz et de pétrole ont parachevé ce statut de pivot. À ses richesses énergétiques s’ajoute le contrôle stratégique que Téhéran est en mesure d’exercer sur le détroit d’Ormuz. Pays charnière, carrefour de communication, nœud de pèlerinage et d’échanges commerciaux, l’entité iranienne est un rouage essentiel entre les grandes plaques tectoniques du système international. Autant d’éléments qui ont fait dire que l’Iran semble « être au centre du monde » (2), mais aussi au centre des intérêts des grandes puissances.

Un pion stratégique

Malgré les nombreux atouts dont il dispose, l’Iran n’a eu de cesse d’être utilisé par les poids-lourds de l’arène internationale comme un outil au service de leurs intérêts stratégiques (3). Vu par ses voisins, l’Iran est à la fois un passage sur un axe de conquête, un corridor d’invasion, une étape sur une voie commerciale, un pont vers le nord ou un accès vers l’océan Indien. Depuis la plus haute Antiquité, la Chine a eu coutume de voir en l’Iran un tronçon nécessaire à l’édification de sa fameuse route de la soie et, de manière plus indirecte, une plate-forme pour l’extension de son influence eurasiatique. Les stratèges chinois ne se trompent pas sur le rôle charnière de l’Iran dans leur projet high-tech de « One Belt, One Road  » : « De nombreux pays sont importants dans ce projet, mais l’Iran est au centre de tout » (4). Pour les Russes, l’Iran a toujours été une passerelle naturelle donnant accès aux mers chaudes. De Catherine II et des tsars du XIXe siècle jusqu’aux dirigeants actuels, tous ceux qui ont guidé les destinées de la Russie ont appliqué ce dogme d’autant plus scrupuleusement qu’il répond à une réalité géopolitique permanente : « Depuis Pierre le Grand, note le géopoliticien Spykman, la Russie n’a d’autre obsession que de sortir de son enclavement continental et de s’ouvrir un accès aux Océans » (5). Cette constance confère à l’isthme médique le statut de « territoire critique » pour assurer la grandeur géopolitique de la Russie et l’expansion de son influence au Moyen-Orient (6). Affranchies des impératifs imposés par la proximité géographique, les puissances extrarégionales d’Occident, c’est-à-dire d’Europe et d’Amérique du Nord, envisagent l’Iran selon un angle différent. Elles ont pour habitude de lui conférer un rôle de pion stratégique occupant une position critique sur l’échiquier régional et continental qu’il s’agit de contrôler à distance pour mieux rayonner sur l’ensemble du jeu tout en contenant les ambitions hégémoniques de leurs rivales eurasiatiques (7).

L’influence de l’Iran au Moyen-Orient

Le point de vue iranien

Sans surprise, la conception qu’a l’Iran de son rôle géopolitique contraste avec celui de « moyen » dans lequel les puissances régionales ou extrarégionales ont eu tendance à le cantonner. Pour les Iraniens, leur pays n’a vocation à être ni un corridor d’invasion, ni une « terre à prendre », ni un pion stratégique, ni un État tampon, ni un simple débouché économique. À leurs yeux, l’Iran possède sa propre finalité, celle d’une puissance souveraine poursuivant une politique étrangère affranchie des ingérences, pressions et menaces extérieures. Loin de n’être qu’une évidence logique, la perspective iranienne se construit d’abord, de manière dialectique, en opposition à la « fonction géopolitique » que lui ont assignée, tout au long de son histoire, les autres États (et leurs géopoliticiens). Dans une très large mesure, elle résulte aussi d’une vision du monde et d’une culture stratégique qui imprègnent profondément la psyché collective des Iraniens et de leurs dirigeants politiques.

0
Votre panier