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L’influence saoudienne en France

Dans les divers jeux d’influence de pays étrangers en France, l’Arabie saoudite présente une originalité forte : en effet, le lobby qu’elle a organisé a vocation à ce qu’on ne parle pas de ce pays ni de ses caractéristiques sociales et politiques sachant que le royaume est invendable en termes de droits. Mais, richissime, il n’a eu aucun mal à trouver des aides.

Un lobbying nécessaire sur la scène internationale

Longtemps, Riyad méprisait totalement l’opinion internationale et se drapait dans une superbe indifférence, se contentant de contrôler quelques journaux en arabe comme Sharq al-Awsat (1978), 10 chaines de télévision en arabe et 7 radios. Les attentats du 11-Septembre (dans lesquels on comptait 15 Saoudiens sur 19 terroristes), puis l’affaire Khashoggi, ont secoué le régime. Dès le 12 septembre, l’ambassade à Washington est démarchée par la société de relations publiques et de lobbying américaine Qorvis, qui a immédiatement développé un activisme de relations publiques autour d’une commission sénatoriale sur les attentats du 11-Septembre, tentant de prouver que la commission n’avait trouvé aucune preuve de l‘implication saoudienne, en tant qu’institution, ni rien qui atteste que des hauts fonctionnaires saoudiens aient financé individuellement le commando ou Al-Qaïda. L’action de lobbying a porté ses fruits puisque 28 pages du rapport du Congrès concernant le rôle de l’ambassade à Washington ont été classifiées secret défense par G. W. Bush (déclassifiées par Obama depuis). En fait, le rapport du Congrès concluait que « l’Arabie saoudite est un allié problématique dans la lutte contre l’extrémisme islamique ». Les honoraires de Qorvis grimpèrent en 2015 à 7 millions de dollars — plus de deux fois le montant facturé le cycle précédent. Le royaume est sorti de son mutisme en contractant progressivement avec les Big Five (les deux américaines Interpublic et Omnicom, l’anglaise WPP et les françaises Publicis et Havas), qui assurent à Riyad une couverture mondiale. Mais chacun de ces grands opérateurs sous-traite auprès d’entreprises moyennes, de façon à masquer autant que faire se peut le commanditaire dont la réputation est exécrable. En 2017, le marché du conseil dans les monarchies du Golfe aurait atteint 2,8 milliards de dollars, l’Arabie saoudite représentant près de la moitié de ce montant, selon Source Global Research.

Un royaume qui cible des personnes bien précises

Les Big Five ont conçu une ligne d’action qu’on retrouve en France comme dans les autres grandes démocraties, ciblée sur trois catégories de faiseurs d’opinion : d’abord, les décideurs politiques qui reviennent de chaque visite à Riyad avec une « lettre d’intention chiffrée » (10 milliards pour Manuel Valls, 110 milliards pour Donald Trump). Ce ne sont que des engagements de négociation et non des contrats, mais ces documents permettent au décideur occidental de valoriser son « entregent » et son efficacité avec ce qui reste le meilleur client de la France en matière de matériels de défense.

Pour les hommes d’affaires, seconde cible, a été conçu le « Davos du désert », lieu de contacts et d’annonces de projets comme le gigantesque projet Neom (200 milliards de dollars), cité futuriste deux fois plus étendue que l’Île-de-France qui concentrerait nombre de nouvelles technologies. Autre mégaprojet : une cinquantaine d’îles de la mer Rouge transformées en stations balnéaires de luxe non soumises à la Charia. Enfin, un projet au Sud de Riyad de nouvelle ville, Qiddiya, grande comme trois fois Paris et entièrement dédiée aux loisirs : cinémas, parc d’attractions, safaris et autres courses automobiles. Les annonces d’ambitieux projets sont régulières dans ce pays, mais des doutes sont permis, car si l’annonce de contrats exorbitants est régulière, elle n’est pas toujours suivie d’effets : pour preuves la King Abdullah Economic City (KAEC) (1968) — l’une des six villes nouvelles annoncées en 2006 qui devaient apparaître en dix ans sur les bords de la mer Rouge, entre Djedda et La Mecque afin de concurrencer les émirats voisins — ou la Knowledge Economic City, lancée à Médine en 2006 et qui n’en était en avril 2019 qu’au stade de l’étude de faisabilité. Le projet phare est un shopping mall d’une superficie de 105 375 m² et une surface construite de 185 000 m², comprenant 300 magasins, un parking de 4 000 lots et un hypermarché. Le King Abdallah financial district est aujourd’hui un immense building vide. Au surplus s’expriment des doutes assez discrets sur la capacité du royaume à financer les projets de Mohamed Ben Salman (MBS), prince héritier, avec l’échec de la privatisation de 5 % d’Aramco.

Enfin, dernière cible : les élites de la communauté musulmane à l’étranger, la délivrance des visas pour le pèlerinage étant le moyen le plus efficace de faire taire toute critique contre le royaume immédiatement assimilée à une critique contre l’islam. Le Conseil français du culte musulman a été obligé de labelliser un certain nombre d’agences organisant le pèlerinage.

À propos de l'auteur

Pierre Conesa

Agrégé d'histoire et ancien élève de l'ENA, ancien membre du Comité de réflexion stratégique du ministère de la Défense. Auteur de Dr Saoud et Mr Djihad : la diplomatie religieuse de l’Arabie saoudite (Robert Laffont, 2016) et de Le Lobby saoudien en France : comment vendre un pays invendable (Denoël, 2021).

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