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B61-12 : Un programme en débat

Par Nicolas Giacometti, Master en Strategic Studies de l’Université du Pays de Galles, Aberystwyth. Article paru dans DSI n°106, septembre 2014.

Du fait de l’interdiction auto-imposée des essais nucléaires réels et du vieillissement de leur arsenal nucléaire, les Etats-Unis s’engagent aujourd’hui dans divers programmes d’extension de vie (Life Extension Program, LEP) de leurs armes nucléaires afin d’en assurer la sûreté et la fiabilité. C’est le cas de la B61 dont le programme de modernisation (B61-12 LEP) attire particulièrement l’attention depuis environ un an. Alors que le débat sur la pertinence de ce programme battait son plein aux Etats-Unis, fort peu d’articles ont été écrits sur ce sujet dans les publications francophones. Cet article vise donc à donner au lecteur un aperçu du contenu de ce programme et du débat qu’il suscitait et suscite encore outre-Atlantique.

Contenu et chronologie

La B61 est l’arme nucléaire la plus ancienne de l’arsenal américain. Depuis le développement de sa première version dans les années 1960, différents types (mods) de cette arme ont été produits pour des missions différenciées (ex : stratégique, non-stratégique, frappe d’objectifs enterrés etc.). L’annonce officielle dans la Nuclear Posture Review (NPR) de 2010 du LEP de la B61 a été suivie d’une période de trois ans entre 2010 et 2012 durant laquelle la National Nuclear Security Administration (NNSA)[1] et le Département de la Défense (DoD) ont évalué les diverses options disponibles et développé les principales spécifications du programme dont une première estimation budgétaire a été transmise au Congrès en 2013. Le coût total du travail revenant à la NNSA est ainsi estimé à 8,2 milliards de dollars auxquels il faut ajouter les 1,4 milliards destinés au développement d’un kit de guidage de queue (Tail Kit Assembly, TKA) financé par l’US Air Force.

Le projet finalement validé par le Nuclear Weapons Council vise à fusionner ces différents mods en un seul type d’arme (la future B61-12) en utilisant certains composants des anciens mods et en leur ajoutant de nouveaux éléments essentiellement liés à la sûreté et à la sécurité de l’arme, ainsi qu’un TKA. Ce dernier permettrait entre autres d’accroitre la précision de l’arme (entre 5 et 30m contre 200m pour une B61 classique) et donc d’en réduire la puissance pour une même capacité destructrice ainsi que de supprimer le parachute de freinage devenu obsolète [2]. Selon la stratégie « 3+2 » visant à réduire à seulement 5 le nombre de types de têtes nucléaires utilisés par les Etats-Unis, la B61-12 est appelée à devenir la seule bombe à gravité équipant les appareils américains à l’horizon 2030/2040. Elle équipera ainsi les chasseurs-bombardiers (F-15, F-16 et F-35A) et les bombardiers tels que les B-2A, B-52H et les futurs LRS-B qui entreront en service autour de 2030. Une fois la phase de développement terminée, la production de la B61-12 pourra commencer pour une première unité produite en 2020. Au total, environ 400 B61-12 devraient être produites (le chiffre exact est classifié) sur une période s’étalant jusqu’en 2024. Cette même année, les premières B61-12 devraient être déployées en Europe au titre de la dissuasion élargie otanienne.

Une modernisation présentée comme nécessaire et avantageuse

L’administration Obama par l’intermédiaire de la NNSA et du DoD ont régulièrement dû justifier la cohérence et la pertinence de ce programme afin d’en assurer le financement par le Congrès en mettant en avant sa nécessité et ses avantages.

La nécessité de moderniser les B61 est essentiellement liée au vieillissement de ces armes qui est régulièrement pointé du doigt dans les évaluations annuelles de l’état de l’arsenal nucléaire américain. Ces dernières années, de nouvelles dégradations ont été observées notamment au niveau des systèmes électroniques, des polymères et des explosifs à forte puissance. De plus, l’évaluation de l’état des composants plus anciens pose davantage de problèmes du fait de leur inadaptation aux techniques et matériels d’évaluation modernes développés après la fin des essais nucléaires réels. Le programme B61-12 permettra de remplacer ces systèmes devenus vétustes par de nouveaux composants qui limiteront les risques de défaillance de l’arme pour les 20 à 30 années suivant leur mise en service. Cela est d’autant plus nécessaire que la B61 est amenée à devenir la seule bombe à gravité aéroportée de l’arsenal nucléaire américain alors que les Etats-Unis souhaitent maintenir une triade nucléaire ainsi qu’une capacité à déployer des armes nucléaires hors de leur territoire. Si le problème du vieillissement est essentiel, les avantages attendus de la B61-12 dans divers domaines plaident également en faveur de ce programme.

Le premier de ces domaines est celui de la non-prolifération, du désarmement et de la lutte contre le terrorisme nucléaire, tous présents dans les objectifs de la politique américaine établie dans la NPR (2010). Les caractéristiques de la nouvelle B61-12 permettent certains gains en relation avec ces objectifs. Ainsi, la suppression du parachute libère de l’espace pour l’intégration de composants permettant d’améliorer le contrôle de l’utilisation de l’arme. Une telle mesure permettrait de rendre plus complexe l’utilisation d’une telle bombe dans l’éventualité d’un vol. Des avancées en matière de désarmement sont également rendues possibles par le programme B61-12. Ce dernier permettra notamment de réduire le nombre des B61 disponibles à 400 environ, et de retirer du service la dernière arme mégatonnique de l’arsenal américain qu’est la B83. Ainsi, selon un document fourni par le DoD et la NNSA au Congrès en octobre 2013, la réalisation de la B61-12 permettrait, à l’horizon 2029, une réduction de 53 % du nombre de bombes nucléaires à gravité dans l’arsenal américain, une réduction de 87 % de la quantité de matières fissiles utilisées dans les bombes nucléaires à gravité et une réduction significative de la puissance explosive totale de la partie de l’arsenal emportée par avion[3]. De plus, la consolidation des divers mods stratégiques et non-stratégiques en un seul mod permettrait d’abolir (tout du moins dans l’arsenal américain) la distinction entre armes nucléaires stratégiques et non-stratégiques qui est traditionnellement une source de débat et de blocage lors des négociations internationales.

Au niveau militaire, le DoD insiste sur la flexibilité et l’employabilité accrue offerte par cette nouvelle arme. Dans l’ensemble, la B61-12 n’offre pas de capacités militaires supplémentaires stricto sensu puisque sa capacité destructrice ne devrait pas être supérieure à celle des autres mods de la B61. Néanmoins, la limitation de la puissance explosive de la B61-12 compensée par une précision accrue permettent de mieux en contrôler les effets et la rendent de facto plus utilisable. Ceci est d’autant plus important à une époque où le Droit International Humanitaire est utilisé de manière croissante dans divers forums internationaux pour justifier une interdiction des armes nucléaires au titre de leurs effets indiscriminés. Si certains s’inquiètent de cette employabilité accrue, les avocats de la B61-12 insistent, eux, sur le caractère dissuasif d’une telle caractéristique puisque celle-ci rend plus crédible la menace d’une éventuelle utilisation.

Ce même constat a également un effet sur les alliés des Etats-Unis en contribuant à la crédibilité des assurances de sécurité données au titre de la dissuasion élargie tant en Europe qu’en Asie. Certains acteurs y voient même un facteur contribuant à éviter l’acquisition d’armes nucléaires par certains Etats couverts par le parapluie nucléaire américain (essentiellement le Japon et la Corée du Sud).

Finalement, malgré son coût relativement élevé à court terme, le LEP B61-12 devrait également permettre des gains budgétaires sur le long terme. En effet, la fusion des différents types de B61 devrait conduire à la disparition des particularités liées au maintien de plusieurs mods et permettre des économies en matière d’entretien, de gestion de l’arsenal et d’entrainement. Mais le gain le plus substantiel selon les officiels du DoD provient du fait que le programme B61-12 permet d’éviter divers LEP qui auraient autrement été nécessaires. La modernisation de la B83 qui pourra être retirée du service grâce à l’entrée en service de la B61-12 aurait ainsi coûté de 4 à 5 milliards de dollars. Au final, selon Donal Cook, administrateur adjoint de la NNSA, le programme B61-12 permettrait une économie de 50 % sur 25 et 50 ans par rapport aux coûts d’une option n’incluant pas une fusion des différents mods de la B61.[4]

Eléments en débat 

Aux arguments développés par l’administration Obama s’opposent ceux des sceptiques vis-à-vis du programme B61-12, cristallisant le débat autour de trois thèmes majeurs. Le premier d’entre eux, essentiellement mis en avant par H. Kristensen de la Federation of American Scientists, concerne l’engagement des Etats-Unis à ne pas développer d’armes nucléaires permettant la conduite de « nouvelles missions militaires » ou procurant de « nouvelles capacités militaires ».[5] Un débat s’est ainsi ouvert sur la signification à donner à ces termes qui ne sont pas définis par la NPR. La NNSA et le DoD adhèrent à une interprétation centrée uniquement sur la capacité destructrice et insistent donc sur le fait que la capacité destructrice de la B61-12 n’excède pas celle des autres mods de la B61. Les opposants au programme adoptent quant à eux une approche plus large incluant l’employabilité de l’arme. Pour eux, la réduction des dommages collatéraux permettra à terme d’accroître la liste des cibles potentiellement attaquables, ce qui tendrait à remettre en cause l’objectif de l’administration Obama de réduire le rôle des armes nucléaires dans la stratégie de défense américaine. Ces interprétations sont chacune recevables, mais en l’absence de précisions de la NPR, il est difficile de les départager à priori et sans avoir accès à certains documents classifiés précisant l’emploi potentiel des armes nucléaires américaines.

Un autre point de débat autour de la B61-12 correspond à son utilité militaire et stratégique que les opposants contestent en restreignant le débat au théâtre européen. On retrouve ainsi plusieurs lettres de parlementaires européens adressées à leurs homologues américains expliquant que les armes nucléaires tactiques en Europe sont des reliques de la Guerre Froide et ne sont d’aucune utilité dans le nouveau contexte stratégique. Si la probabilité d’occurrence d’un conflit majeur en Europe incluant l’usage d’armes nucléaires tactiques semble relativement faible, il faut néanmoins relativiser l’impact de cet argument contre la B61-12. Tout d’abord, les récents évènements en Ukraine ont montré que l’usage de la force armée n’a pas perdu toute sa place en Europe et que les rapports de forces militaires continuent à avoir une réelle signification. Il s’agit ensuite de montrer qu’au-delà de leur usage purement militaire, ces armes revêtent avant tout un rôle d’assurance politique par leur rôle de signal vis-à-vis à la fois des alliés et des adversaires potentiels. A ce titre, on notera que le relatif désintérêt des Etats de l’Ouest de l’Europe pour la présence d’armes nucléaires américaines en Europe tranche fortement avec la position défendue par les Etats d’Europe centrale et orientale. Finalement, les opposants à la B61-12 commettent l’erreur de ne restreindre son rôle qu’à la dissuasion élargie en Europe, occultant ainsi le fait que cette arme est un élément central de l’outil de dissuasion américain futur. A côté de la protection du territoire national, elle pourra également servir sur le théâtre asiatique où la pertinence du parapluie nucléaire américain est bien plus prégnante comme le prouve la sortie exceptionnelle de deux B-2A aux abords de l’espace aérien nord-coréen en mars 2013.

Finalement, la question du coût et des alternatives moins onéreuses a déjà fait largement débat à la fois au Congrès et dans la société civile. Une campagne a ainsi été lancée par plusieurs organisations pro-désarmement nucléaire insistant sur le fait que chaque B61-12 coûte plus cher que son poids en or… Parallèlement, des chercheurs et certains parlementaires ont pointé un dérapage des coûts puisque les premières estimations (reconnues peu fiables) en 2009 mentionnaient le chiffre de 4 milliards de dollars. Face à ce constat, certains acteurs ont tenté de montrer que d’autres options envisagées lors des premières phases du programme auraient été moins onéreuses. Chaque alternative proposée semble néanmoins manquer le double objectif de la minimisation des coûts à long terme et des caractéristiques militaires requises par le DoD[6]. Au final, l’analyse des arguments contre la B61-12 montre que ceux-ci doivent être relativisés. Cela n’a néanmoins pas épargné une période de forte incertitude budgétaire au programme.

Le calme relatif après la tempête budgétaire

Si le risque budgétaire a pu être qualifié en 2013 de principal danger planant sur la B61-12, un certain nombre de facteurs tendent aujourd’hui à faire penser que le gros de la tempête budgétaire est désormais passé. Une remise en cause fondamentale du programme semble donc fort moins probable à l’avenir.

Après avoir été retardé d’environ six à douze mois du fait du blocage budgétaire fédéral de 2013, le programme B61-12 s’est retrouvé sous le feu d’un groupe de sénateurs menés par la Sénatrice démocrate Diane Feinstein. En juin 2013, le Sénat a ainsi voté une réduction d’un tiers des fonds alloués à la B61-12 afin d’encourager la NNSA et le DoD à revoir leur projet. Ce vote s’est néanmoins heurté à l’opposition ferme de la majorité républicaine de la Chambre des représentants qui a fait du maintien du programme B61-12 dans sa forme actuelle une priorité dans les négociations autour du budget du DoD et du Département de l’Energie. L’accord final pour l’exercice budgétaire 2014, validé par la Maison Blanche en janvier 2014, prévoit ainsi un financement complet du LEP de la B61-12 à hauteur de 537 millions de dollars contre une coupe de 50 % au budget alloué au développement du TKA (soit 33 au lieu de 66 millions), la suppression des 10 millions demandés par l’USAF pour l’étude et le développement de la capacité nucléaire du F-35A, un engagement à retirer les B83 du service dès que les B61-12 seront à même de les remplacer (vers 2029) et une nouvelle étude des coûts du programme B61-12. L’essentiel est néanmoins sauvegardé dans cet accord qui ne devrait pas remettre en cause l’avancement du projet global et la synchronisation de ses divers composants. Les réductions de financement actées pour l’exercice 2014 devraient être compensées rapidement si le Congrès acceptait la requête du DoD et de la NNSA pour un budget accru en faveur du TKA (+165 M) et de la version nucléaire du F-35 (+15 M) pour l’exercice budgétaire 2015.

Si une surprise stratégique budgétaire est toujours possible, on peut néanmoins légitimement penser que les prochains exercices budgétaires seront moins houleux pour la B61-12. Tout d’abord, le contexte budgétaire général joue un rôle important puisque l’accord passé en janvier entre républicains et démocrates permet de clore partiellement une période d’opposition très dure autour du budget et crée une certaine stabilité et visibilité pour les financements sur les deux années à venir au moins. De plus, la position très ferme des républicains sur la B61-12 lors de l’exercice budgétaire précédent devrait dissuader les démocrates de relancer des attaques contre ce programme. A ce titre, les républicains peuvent d’ailleurs se prévaloir des promesses faites par l’administration Obama au moment de la ratification de New START (pour laquelle leurs voix étaient requises) et qui prévoient de forts investissements en faveur du maintien et de la modernisation de l’arsenal nucléaire américain (environ 185 milliards sur 10 ans). Finalement, l’avancement croissant du programme réduit parallèlement la pertinence de l’adoption d’un programme alternatif ayant pour but de limiter les dépenses à court terme. A la fin de l’année fiscale 2014, la NNSA aura en effet déjà dépensé environ 1,8 milliards de dollars dont une grande partie serait perdue en cas de modification en profondeur du programme.

Conclusion

Après des débuts parfois compliqués et malgré les doutes planant sur la réalisation de la stratégie « 3+2 » dans laquelle il s’inscrit, le programme B61-12 semble aujourd’hui entrer dans une période de relative accalmie. Si des retards limités ne sont pas à exclure du fait du contexte budgétaire contraint, son caractère prioritaire, dû notamment à sa relative pertinence et cohérence, semble néanmoins solidifié. A ce titre, les discussions autour du budget 2015 devraient permettre de confirmer ou d’infirmer cette tendance.

Article publié dans DSI n°106, septembre 2014.

[1] La NNSA, créée en 2000, est une agence semi-autonome dépendante du Département de l’Energie.

[2] La B61-12 aura une puissance modulable avec un maximum estimé à 50 kt environ (source : H. Kristensen, FAS).

[3] Ce document est inclu dans la retranscription de l’audition du 29/10/2013 devant le Subcomittee on Strategic Forces du House Armed Services Committe (p.73).

[4] Voir la retranscription de l’audition du 05/03/2014 devant le Subcommittee on Strategic Forces du Senate Armed Services Committee.

[5] NPR 2010, p.xiv

[6] Une comparaison des diverses options est présentée aux pages 82-83 de la retranscription de l’audition du 29/10/2013.

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