Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

Planète nucléaire : deux minutes et demie avant la fin du monde ?

Les observateurs de la planète nucléaire militaire s’inquiètent à l’examen d’un certain nombre de tensions récentes. Il ne faut pas minimiser les dangers nucléaires actuels, mais surtout comprendre que l’époque exige de nouveaux mécanismes politico-diplomatiques de sécurité internationale.

Le 26 janvier 2017, le Bulletin of the Atomic Scientists (BAS) avançait les aiguilles de la « Doomsday Clock » à deux minutes et demie avant minuit. Pour mémoire, cette « horloge de l’Apocalypse » fut créée en 1947 par des universitaires de Chicago pour indiquer le degré de proximité d’une guerre nucléaire mondiale. À la création de l’horloge, les aiguilles étaient pointées sur 23h53. Elles oscillèrent par la suite entre 23h57 et 23h46 selon les vicissitudes annuelles de la sécurité internationale. Par exemple, l’horloge indiqua 23h57 au plus fort de la rivalité stratégique bilatérale américano-soviétique en 1984, avant de redescendre à un seuil historique de 23h46 à la dislocation de l’URSS en 1991. Ainsi, en déplaçant l’aiguille à 23h57 et 30 secondes à la date anniversaire des soixante-dix ans de l’horloge, les éditeurs du BAS entendaient-ils réveiller les consciences : l’époque serait-elle à la fin du monde ? Il convient d’ajouter que les paramètres examinés par le BAS ne sont pas seulement nucléaires, mais comprennent les changements climatiques, les révolutions technologiques en cours, les comportements et initiatives des grandes puissances, etc. Au plan strictement nucléaire, quatre enjeux mondiaux pressants nécessitent d’être examinés.

La menace nucléaire nord-coréenne

Premièrement, il est un fait que la crise nucléaire et balistique avec la Corée du Nord s’est exacerbée récemment [voir p. 84 de ces Grands Dossiers], portant le danger nucléaire à l’ensemble de la région Asie-Pacifique. À ce titre, les divers événements de 2017 ont donné et continuent de donner raison à la lecture pessimiste que l’on pouvait déjà en avoir à la fin de l’année dernière : le régime de Pyongyang maitrise les technologies de retraitement du plutonium et d’enrichissement de l’uranium de telle sorte qu’il dispose aujourd’hui d’assez de matière fissile pour confectionner plusieurs dizaines de charges nucléaires. La puissance (plus de 100 Kt équivalent TNT) du dernier essai nucléaire en date du 3 septembre 2017 indique probablement une maitrise de la technologie thermonucléaire (« bombe à fusion »). Deux campagnes d’essais balistiques conduites au mois de juillet 2017 ont illustré la recherche de la maitrise de la technologie des missiles intercontinentaux (ICBM). L’on sait par ailleurs que le régime dispose d’ores et déjà d’un arsenal de missiles de courte et moyenne portées sans doute capables d’emporter une charge nucléaire. En définitive, les programmes nucléaires et balistiques nord-coréens se sont considérablement accélérés depuis l’arrivée au pouvoir du leader actuel Kim Jong-un à l’hiver 2011-2012, quels qu’aient été les progrès réels dans le renforcement du régime multilatéral de sanctions contre le pays ces dernières années (un huitième train de mesures a été adopté par le Conseil de sécurité des Nations Unies le 11 septembre 2017). État nucléaire de fait, la Corée du Nord pose trois types de problèmes : un problème de sécurité immédiate pour ses voisins, République de Corée et Japon au premier chef, qui sont susceptibles de se poser à leur tour la question du lancement d’un programme nucléaire national si les garanties de sécurité de l’allié américain ne leur paraissent plus suffisantes ; un problème stratégique plus général en cela que le comportement nord-coréen génère des réactions de puissance – États-Unis, Chine et Russie essentiellement – susceptibles de générer des dilemmes de sécurité ou de nourrir une course aux armements défensifs et offensifs dans le triangle stratégique nord-est-asiatique ; un problème politique mondial en cela que l’autorité de la norme de non-prolifération nucléaire garantie par le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP, 1970) est sérieusement ébranlée depuis la décision de sortie unilatérale du traité par la Corée du Nord en 2003 : le TNP peut-il toujours être considéré comme un instrument multilatéral de sécurité ?

Vers une remise en question de l’accord nucléaire iranien ?

Deuxièmement, l’accord nucléaire conclu en juillet 2015 entre le E3/EU + 3 (Union européenne, Allemagne, Chine, États-Unis, France, Royaume-Uni, Russie) et l’Iran a été récemment fragilisé par la décision du président américain Donald Trump de ne pas le certifier auprès du Congrès des États-Unis (13 octobre 2017), ouvrant une période d’incertitude pour l’ensemble des partenaires de l’accord mais également pour le monde entier. Jusqu’à présent en effet, les inspecteurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) ont toujours garanti le respect par l’Iran des termes du Plan d’action de 2015 au titre duquel la communauté internationale peut être assurée du caractère strictement pacifique du programme nucléaire iranien, même si cet accord est temporaire et nécessitera un prolongement après 2025. Les inspecteurs de l’Agence peuvent le vérifier, ce qu’ils font dans le détail tous les trois mois. Si les États-Unis le dénoncent dans les mois à venir – ce qui n’est pas avéré –, c’est l’autorité de l’AIEA et la confiance dans la parole donnée par la première puissance mondiale qui seront écornées. Dans de telles conditions, l’on voit mal les perspectives d’ouverture de négociations diplomatiques sur quelque sujet nucléaire militaire que ce soit dans un proche avenir, y compris dans le cadre du contentieux nord-coréen. 

L’enjeu nucléaire russe

Troisièmement, l’agressivité de la politique étrangère et de sécurité de la Fédération de Russie depuis l’annexion de la Crimée en 2014 ravive depuis lors la menace nucléaire au cœur même de l’Europe, vingt-cinq ans après la fin de la guerre froide. De fait, l’année 2014 a marqué le retour historique de la Russie comme adversaire des pays de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), conduisant l’Alliance à réaffirmer fortement son statut nucléaire (Sommet de Varsovie, 2016) face à une posture nucléaire russe jugée à nouveau inquiétante. Qui aurait pu prévoir une telle dégradation quatre ans plus tôt lors de la signature du traité New START entre les États-Unis et la Russie (avril 2010) ? L’enjeu nucléaire russe est devenu symptomatique d’un temps caractérisé par la survenue de surprises stratégiques pouvant conduire à des ruptures dans l’équilibre des rapports de force entre États. Par ailleurs, qu’un tel comportement émane d’un État doté de l’arme nucléaire au sens du TNP n’est certainement pas anodin. Tenues à une réserve due à leur qualité d’États dotés, les cinq puissances nucléaires mondiales officielles fragilisent potentiellement l’équilibre mondial du régime de non-prolifération nucléaire dès lors qu’elles adoptent un comportement irresponsable.

Le désarmement mondial en panne ?

Quatrièmement, le dialogue stratégique international est en berne. C’est vrai au plan bilatéral : l’exercice des dialogues stratégiques entre puissances rivales, qu’il s’agisse de la Russie et des États-Unis ou qu’il s’agisse de l’Inde et du Pakistan, est interrompu. On ne voit pas à court terme de possibilité pour le processus de réduction des armements stratégiques entre Russie et États-Unis reprendre alors que New START arrivera à son terme en 2021. Par ailleurs, les États-Unis continuent d’accuser la Russie de violer le traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI, 1987), alors que l’ensemble de l’architecture de sécurité européenne fondée sur le traité sur les forces conventionnelles en Europe (FCE, 1990) est aujourd’hui effondré depuis la sortie du traité par la Russie en deux temps : 2007, puis 2015. Quant au sous-continent indien, les deux États possesseurs de l’arme nucléaire hors TNP que sont l’Inde et le Pakistan se livrent à une forme de course aux armements dans un contexte de défiance stratégique presque total. Un même blocage se retrouve dans les instances multilatérales de non-prolifération et désarmement nucléaires : conférence du désarmement à Genève incapable de s’accorder, année après année, sur un ordre du jour ; traité d’interdiction des essais nucléaires suspendu à des ratifications impossibles à obtenir de la part d’États clés (Chine, États-Unis, Corée du Nord, etc.) ; TNP en butte à des affrontements stériles entre États dotés et États non dotés dans un contexte mondial de désarmement interrompu. 

Un régime de non-prolifération en crise

Le déplacement de l’aiguille de l’horloge de l’Apocalypse à 23h57 et 30 secondes pour cette année 2017 reflète une inquiétude réelle à l’égard des enjeux ici présentés très schématiquement. De manière plus éclatante, la conclusion puis l’ouverture à la signature du traité d’interdiction des armes nucléaires à New York cet été 2017 suivie de l’attribution du prix Nobel de la paix à l’ONG abolitionniste ICAN (« Campagne internationale pour abolir les armes nucléaires », 6 octobre 2017) vont dans le même sens : il s’agit de deux marqueurs historiques d’une exaspération rampante.

Pour autant, l’époque n’est pas plus dangereuse qu’elle ne l’était lors de la crise de Cuba (1962) ou lors de celle des euromissiles (1977 – 1985). En réalité, elle l’est sans doute moins, mais il importe au fond assez peu de savoir si le temps des surprises stratégiques qui est le nôtre est plus ou moins sécure que celui de nos parents et grands-parents. En revanche, il convient de se demander si les outils qui prévalaient à la sécurité internationale du temps de la guerre froide sont toujours valables pour réguler le volume de la violence dans les affaires internationales de notre temps. 

Le régime de non-prolifération et de désarmement nucléaire mondial fondé à la fois sur le TNP et sur l’exercice de la dissuasion nucléaire (États dotés, dissuasion élargie dans le cadre des alliances de défense) traverse une crise historique. Le nier ou le minimiser ne contribuera pas à régler le problème, mais au contraire favorisera un attentisme propre à générer de nouvelles « mauvaises » surprises stratégiques dans le futur. À l’évidence, le nouveau traité d’interdiction des armes nucléaires, qui n’engagera aucun État doté ni aucun État sous « parapluie nucléaire » d’un État doté, n’aura aucune portée politique ou sécuritaire sauf à être, et encore, un instrument de non-prolifération supplémentaire pour les États qui acceptent de le ratifier.

L’arms control, mal traduit en français par « maitrise des armements », est une discipline technico-diplomatique née à Washington au tournant des années 1950 pour penser cette maitrise quantitative de la violence à l’âge thermonucléaire dans un cadre alors strictement bilatéral soucieux de parité et d’équilibre stratégique. C’est désormais à une révolution conceptuelle de l’arms control que notre monde multipolaire nous oblige.

<strong>Forces nucléaires mondiales, 2016</strong>
Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°42, « L’état des conflits », décembre 2017 – janvier 2018.

Légende de la photo ci-dessus : Le 1er novembre dernier, alors que les médias sud-coréens et l’opposition réclamaient le redéploiement des armes tactiques américaines – retirées de la Péninsule en 1990 –, le président sud-coréen Moon Jae-in (photo) annonçait que son pays ne développerait pas ses propres armements nucléaires, en dépit des menaces de son voisin du Nord, qui dispose de l’arme atomique. Parallèlement, son homologue américain – qui au cours de sa campagne n’excluait pas une attaque nucléaire sur l’Europe et estimait que le Japon et la Corée du Sud pouvaient se doter de l’arme nucléaire pour se défendre – a annoncé son intention de développer la modernisation de son arsenal nucléaire en dépensant 400 milliards de dollars d’ici 2026. (© Republic of Korea/Hyoja-dong Studio)

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