Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

Jeux d’influence dans la guerre informationnelle mondiale

L’information recompose aujourd’hui les relations internationales. S’ouvrent devant nous des défis immenses, que les acteurs militaires et diplomatiques doivent prioritairement prendre en compte, voire anticiper.

« Internet renforce les incertitudes du monde contemporain. La surveillance défensive et offensive des communications privées, les attaques contre des entreprises et infrastructures, l’intoxication des fake news, et les soupçons de manipulation électorale, contribuent à défaire le vieux consensus sur le réel et la vérité. » (2)

S’il est exact que l’explosion du numérique a considérablement bouleversé la donne, il n’en demeure pas moins que la ruse, le mensonge, la diffusion de fausses informations sont consubstantielles aux sociétés humaines. Comme l’a fort bien mis en relief le journaliste et chercheur Ali Laïdi, « des guerres préhistoriques à la surveillance économique de masse de la NSA, dans le fond peu de choses ont changé. Seule la forme évolue, à travers les méthodes et les armes utilisées dans ces éternelles guerres économiques. L’homme protège ses moyens de subsistance et cherche à s’emparer de ceux de ses congénères. […] Durant l’Antiquité, les hommes règlent leurs querelles commerciales à coups de ruses, de secrets et de mensonges. » (3) Spécialistes de la guerre informationnelle, Éric Delbecque et Christian Harbulot notaient dès 2010 que « l’influence est désormais au cœur du commerce international », précisant : « Ce sont les pays anglo-saxons qui ont intégré les premiers à leur politique internationale des techniques d’influence très élaborées, inspirées à la fois du lobbying et du social learning [qui] est une méthode de conquête des marchés fondée sur la prescription de modes de pensée. Il procède à un véritable formatage intellectuel des cadres et décideurs d’un pays visé, influençant ainsi fortement, par des voies indirectes, leur référentiel de raisonnement et les orientant imperceptiblement vers des comportements socioculturels précis ; ce qui conduit à les transformer en clients quasi assurés du pays à l’origine de cette opération d’influence très élaborée. » (4)

Influence, réalisme, identité

L’illusion d’une mondialisation heureuse a fait long feu. Se fait désormais jour l’impérieuse nécessité de faire preuve de réalisme. D’où l’importance majeure d’appréhender au mieux son environnement pour évaluer les nouveaux rapports de force puis correctement articuler les outils du hard et du soft power [voir également l’entretien avec Joseph S. Nye p. 26, NdlR]. Que ce soit dans le cas d’une entreprise plongée dans la guerre économique ou d’un État pour sa diplomatie, force est de constater qu’entre les émetteurs d’information et les récepteurs, il existe une quantité de filtres : opinions makers, relais d’opinion, réseaux et autres stakeholders (parties prenantes). Avec la montée en puissance d’Internet, ces micro-pouvoirs se sont multipliés. Ainsi, l’entreprise n’est plus seulement jugée sur son savoir-faire, mais sur son attitude, son positionnement, sa stratégie, ses messages. On l’observe, on la scrute, on la critique, on la dénonce. Pour gagner aujourd’hui, il ne suffit plus d’être le premier sur le plan technique ou de fournir les meilleurs produits ou prestations. Ce qui constitue le premier critère différenciant, c’est le fait d’avoir une identité forte, permettant d’influer positivement sur ceux qui observent… et portent un jugement. C’est la perception qui compte. Aussi, une forte identité, positive, constitue la pierre angulaire d’une bonne communication d’influence.

L’influence ne se confond pas avec la manipulation ou la désinformation. L’influence consiste, grâce à une communication transverse, à s’adresser à ceux qui font l’opinion, pour revendiquer une identité puissante qui permet un positionnement réellement différenciant. L’influence, rappelle Alain Juillet, ancien Haut responsable à l’Intelligence économique, est un moyen d’amener celui auquel on s’adresse à envisager une autre vision des choses, « à changer son paradigme de pensée, à modifier ses fondamentaux. » Comment ? « Ce changement est produit par des éléments qu’on lui présente et qui l’amènent à réfléchir. […] L’influence fait appel à la capacité d’analyse de l’auditeur, qui doit faire le tri entre ce qu’il pense « habituellement » et les éléments nouveaux qui lui sont soumis, dont il lui appartient de mesurer la validité. Tout argument solide qui lui est proposé peut ainsi le conduire à revoir son jugement, donc son positionnement. C’est à partir de là que s’enclenche le processus de l’influence ». (5)

Sans stratégie définie, pas d’influence

Une stratégie d’influence vise prioritairement trois objectifs. Entreprise ou État, il s’agit d’abord de fidéliser l’ensemble de ses parties prenantes, de montrer qu’on les accompagne, que l’on est en veille permanente sur l’actualité. En créant un lien fort avec son écosystème, on se donne les moyens de le développer, pour, par exemple, gagner de nouveaux clients. Ensuite, il convient de prendre de la hauteur, d’expliquer que l’on inscrit son action dans une perspective stratégique et de long terme, que l’on analyse tous les champs connexes à son activité, afin de créer et entretenir la confiance. Enfin, on doit faire passer aux relais d’opinion des messages ciblés, réguliers, avec des contenus à forte valeur ajoutée. Répercutés, ils vont accroitre le rayonnement de la nation considérée ou de l’entreprise, perçues alors comme contributrices à leur écosystème, et s’imposant de la sorte comme des interlocuteurs proactifs et responsables. On voit donc bien que l’influence n’est pas un mot passe-partout, un grigri qu’il suffirait d’agiter pour tout résoudre. Elle suppose l’alliance subtile de l’action et de la réflexion et exige des dirigeants qu’ils soient capables non seulement d’avoir une vision, mais aussi d’avoir un fort caractère pour affirmer leur différence et leur identité, leur capacité à penser « hors des clous ». Et surtout, l’influence exige avant toute chose que l’on ait une stratégie clairement définie. Sans stratégie, pas d’influence ! Le professeur Philippe Baumard a publié sur ce sujet une réflexion au titre étincelant : Le vide stratégique (6).

Certes, les lignes de force et d’influence évoluent logiquement avec les progrès technologiques. Pour bien saisir l’articulation du rapport contenu/contenant en matière de guerre informationnelle, il est utile de se reporter aux travaux du médiologue et chercheur français François-Bernard Huyghe (7). Alors que les médias mettent toujours l’accent sur la seule dimension technologique, il a su très tôt montrer l’importance du fond, dans la séduction comme dans la raison. « L’influence délibérée – nous pouvons aussi influencer sans le vouloir par séduction, exemple, prestige, conformisme, etc. – vise à changer la façon dont autrui perçoit et juge. Elle doit lui faire intérioriser, adopter suivant le cas une conviction, une attitude, un comportement, une valeur, etc. Il s’agit d’obtenir ce que l’on veut sans utiliser la force et sans donner en échange. Sans user d’autorité (qui fonctionne par ordre et hiérarchie pour garantir l’obéissance), et sans engager une dépense excessive d’énergie. Donc ni contrainte, ni contrat. L’influence agit par des signes (des images que l’on émet, des messages que l’on répand, des échanges qui mobilisent des réseaux, etc.) mais n’agit qu’intériorisée. Est donc adopté ce qui est adapté. L’influence n’est efficace que là où il y a prédisposition, terrain réceptif, et, qui sait, désir inconscient d’être comme ou de penser comme… » (8)

La fabrication de l’ennemi dans la guerre informationnelle

Une communication d’influence positive pose donc prioritairement la question de l’identité revendiquée, des valeurs assumées. En ce sens, sous la forme de la séduction, elle peut faire appel à la force des mythes. Un excellent exemple nous est proposé par Harley Davidson qui, dans sa vidéo promotionnelle « Live by it », célèbre sur un mode onirique les vertus supposées du « rêve américain », associant grands espaces somptueux et hordes sauvages à motos. Il s’agit là de branding haut de gamme. On n’achète pas une Harley pour ses qualités techniques, mais pour la part de rêve qui s’y attache. Preuve que, lorsque l’on parle d’influence, il faut ne pas sombrer dans le travers du seul fétichisme technologique mais bien comprendre qu’en la matière, ce sont le contenu des messages et leur valeur ajoutée qui priment. D’autant que la guerre de l’information est polymorphe. La frontière s’efface entre réel et fiction, entre raison et émotion. Le cinéma ou les séries sont en première ligne dans cette compétition [voir également l’entretien avec Ophir Lévy p. 29, NdlR]. Le formidable succès estival du tout récent film chinois Wolf Warrior 2 – un soldat d’élite de l’armée chinoise part en Afrique secourir des compatriotes retenus prisonniers par des mercenaires occidentaux – repose sur une logique simple : « Quiconque s’attaquera à la Chine sera puni, où qu’il se trouve. » À bon entendeur… On comprend qu’il s’agit là d’un remake de Rambo à la mode pékinoise. 

Dans la guerre informationnelle qui sévit à l’échelle planétaire, les jeux d’influence vont ainsi servir à se faire des amis ou à « fabriquer de l’ennemi », pour reprendre l’expression de Pierre Conesa, ancien directeur adjoint à la Délégation aux affaires stratégiques du ministère de la Défense. « L’ennemi est-il une nécessité ? Il est très utile en tout cas pour souder une nation, asseoir sa puissance et occuper son secteur militaro-industriel. C’est pourquoi les États, les services de renseignement, les think tanks stratégiques et autres faiseurs d’opinion « fabriquent » consciencieusement de l’ennemi, qu’il soit rival planétaire (Chine), ennemi proche (Inde-Pakistan), ennemi intime (Rwanda), mal absolu, ennemi conceptuel ou médiatique. Certains ennemis sont bien réels, d’autres, cependant, analysés avec le recul du temps, se révèlent étonnamment artificiels. Conséquence : si l’ennemi est une construction, pour le vaincre, il faut non pas le battre, mais le déconstruire. Il s’agit moins au final d’une affaire militaire que d’une question politique. » (9) Pour déconstruire, il faut agir sur un mode informationnel et communicationnel. Ensuite, comment faire pour créer de toutes pièces un ennemi qui va servir ses propres intérêts stratégiques ? « Fabriquer de l’ennemi suppose diverses étapes : une idéologie stratégique donnée, un discours, des faiseurs d’opinion que nous appellerons des « marqueurs » et enfin des mécanismes de montée à la violence. Les « marqueurs d’ennemi », qu’il faudrait ajouter à la catégorie des marqueurs identitaires des sociologues, sont multiples et différents selon les types de conflits. Ce ne sont pas les plus fins analystes de la situation, mais les plus influents. » (10)

Être influent, c’est produire des idées qui intéressent les autres

Sur un mode plus pacifique et positif, l’excellent connaisseur du Brésil qu’est le géographe Hervé Théry montre que ce pays constitue un bon exemple de soft power accompli. « Il s’affirme par sa culture, qui va de la musique (notamment la bossa nova), au sport (futebol en tête), en passant par le succès mondial de ses telenovelas (quoiqu’on pense de la qualité intrinsèque de ces interminables mélodrames télévisés). Ces produits et images culturelles sont véhiculés par les services officiels de promotion de l’image du Brésil, mais aussi et même plus par des entreprises comme la Globo, le principal groupe médiatique du pays, ainsi que par les Brésiliens eux-mêmes, voyageurs, expatriés, boursiers, touristes, etc. » (11) Confortant cette approche, le professeur Yves Gervaise constate : « Mal placé dans le hard power, le Brésil a pris conscience de l’importance d’une image de « réalisme soft » plus conforme à ses traditions. Il s’efforce de développer une image positive sans pour autant négliger ses intérêts. Traditionnellement pacifiste, sans motif d’ailleurs pour développer une quelconque agressivité, le Brésil s’attache à jouer un rôle modérateur, notamment en Amérique latine, à promouvoir son sens reconnu de la négociation. » (12) Façonner son image pour faciliter une perception favorable de soi par l’autre implique de tenir compte des réalités du terrain, de l’histoire, de la culture, de l’ensemble des sciences humaines, donc en premier lieu de l’identité.

Évoquer les jeux d’influence dans la guerre informationnelle mondiale exige donc de prendre en compte la force des idées dans les relations géopolitiques. Ancien ambassadeur de France, ancien conseiller d’Hubert Védrine, le professeur Michel Foucher a réalisé en 2013 avec une solide équipe un Atlas de l’influence française au XXIe siècle (13). Il notait que « l’influence n’est ni hors contexte ni hors sol. Le contexte impose d’injecter des idées et de risquer des initiatives, de formuler des règles et d’imaginer des scénarios dans un cadre collectif, aujourd’hui mondial. Être influent aujourd’hui, c’est agir comme décideur et être perçu comme tel, avec quelques autres. C’est donc produire des idées qui intéressent les autres. » Dans un entretien complémentaire à cette publication, il proposait un modus operandi en matière d’influence qui prenait prioritairement en compte la question de l’identité. « Il nous appartient de cultiver notre héritage tout en nous adaptant et en nous projetant dans le monde tel qu’il est. À nous de savoir concilier harmonieusement les différentes logiques. Nous devons impérativement nous extraire du présentisme à tout crin, nous efforcer d’être tout à la fois réalistes et créatifs, réinstaller de la longue durée dans nos analyses, ce qui permet de mieux saisir le sens des choses. De même, il est impératif de comprendre les mutations à l’œuvre dans notre monde, entre puissances établies et puissances ascendantes, ce qui ne peut se faire que sur la longue durée. Nous devons donc très clairement nous remettre au jeu des idées. C’est pour ses idées, sa capacité à penser sur un registre un peu différent, que bien souvent la France est suivie et parfois écoutée. À nous de renouer avec cette tradition. » (14)

<strong>Classement des médias d'information les plus suivis par les ménages les plus aidés dans le monde</strong>
<strong>Les maux informationnels de nos sociétés</strong>
Selon François Bernard Huyghe (spécialiste reconnu en communication, cyberstratégie et intelligence économique)*, nos sociétés souffrent de trois maux liés à l’information :
• la surinformation (toutes les versions de la réalité en ligne),
• la clôture informationnelle (chacun peut s’isoler dans sa bulle de confirmation de la réalité),
• la concurrence informationnelle (les deux camps s’accusant mutuellement de nier la réalité).
Dans ce contexte, toujours selon François Bernard Huyghe, les activistes et leurs adversaires mènent une lutte non pas sur le contenu informationnel, mais pour capter l’attention et la confiance des individus, « deux ressources que le cerveau humain produit en quantité limitée et qu’il alloue de façon parfois surprenante. »

*« Numérique et décision politique » du 10 novembre 2016, Université Aix-Marseille, publication des actes en cours.

Notes

(1) Créée en 1999 et installée à Paris, Toronto (Canada), São Paulo et Porto Alegre (Brésil).

(2) Thierry de Montbrial et Dominique David (dir.), RAMSES 2018 : la guerre de l’information aura-t-elle lieu ?, Paris, Dunod/IFRI, septembre 2017, p. 138.

(3) Histoire mondiale de la guerre économique, Paris, Perrin, 2016, p. 491.

(4) La guerre économique, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2010, p. 58. Voir aussi : Christian Harbulot, Fabricants d’intox : la guerre mondialisée des propagandes, Paris, Lemieux éditeur, 2016.

(5) « Stratégies d’influence, le décryptage d’Alain Juillet », Communication & Influence, hors série no 1, juin 2009, p. 1-2 (http://​bit​.ly/​2​x​g​z​njd).

(6) CNRS éditions, 2012.

(7) Voir les très nombreux articles mis en ligne sur son site www​.huyghe​.fr.

(8) Maîtres du faire croire : de la propagande à l’influence, Paris, Vuibert, 2008, p. 7-8.

(9) Pierre Conesa, La fabrication de l’ennemi, ou comment tuer avec sa conscience pour soi, Paris, Robert Laffont, 2011, quatrième de couverture.

(10) Ibid, p. 18.

(11) « Diplomatie, commodities et soft power, la projection mondiale du Brésil », Problèmes d’Amérique latine, 2014/2, no 93, ESKA, p. 75-87. Voir aussi H. Théry, « Brésil, anatomie d’une puissance », Les Grands Dossiers de Diplomatie, no 8, 2012, p. 20-24.

(12) Géopolitique du Brésil : les chemins de la puissance, Paris, PUF, 2012, p. 129.

(13) Robert Laffont/Institut français, p. 17.

(14) Communication & Influence, no 54, avril 2014, p. 3 (téléchargeable sur http://​bit​.ly/​2​f​j​Z​Ipt).

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°41, « Médias, entre puissance et influence », octobre-novembre 2017.

Légende de la photo ci-dessus : Le 29 septembre 2017, l’autorité russe de régulation des télécommunications accusait la chaine américaine CNN International de violer la législation sur les médias en Russie après avoir présenté ses données d’une manière incorrecte. La veille, Moscou portait plainte contre le traitement infligé par les États-Unis à la chaine d’information internationale russe RT ; en effet, selon le ministère russe des Affaires étrangères, les Américains exigeraient de RT qu’elle s’enregistre comme « agent étranger » aux États-Unis. (© Shutterstock/Rob Wilson)

À propos de l'auteur

Bruno Racouchot

Directeur de Comes Communication (www.comes-communication.com), société spécialisée dans la mise en œuvre de stratégies d’influence et directeur de la lettre de réflexion Communication & Influence.

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