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Mohamed bin Salman, entre réformes de façade et autoritarisme

L’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi à l’intérieur même du consulat d’Arabie saoudite à Istanbul (Turquie), le 2 octobre 2018, a donné lieu à une forte mobilisation des médias, de la classe politique et de l’opinion publique internationale, dénonçant sa brutalité. Tous les regards étaient rivés sur une seule personne : Mohamed bin Salman, le prince héritier (depuis 2017) du royaume. Cette affaire a jeté la lumière sur l’ascension fulgurante de ce jeune dirigeant (il est né en 1985), sur son emprise totale sur le pouvoir et la façon autoritaire dont il l’exerce. Un exercice qui n’a pas manqué de susciter des réactions, mais aussi des inquiétudes à l’intérieur du pays et à l’étranger, Mohamed bin Salman n’acceptant aucune opposition (1).

Malgré les tentatives de Mohamed bin Salman de redorer son image auprès des pays et des médias occidentaux, se présentant comme un réformateur, la mort de Jamal Khashoggi l’a ternie, ainsi que celle du régime, rappelant la façon brutale dont le prince héritier traite ses opposants. Cette affaire ne manque pas de susciter des questions sur l’impact qu’elle aura sur l’Arabie saoudite, qui fait face à la plus grande crise diplomatique depuis les attentats du 11 septembre 2001, et sur l’avenir politique de Mohamed bin Salman.

L’avènement de Salman sur le trône saoudien, à la suite du décès d’Abdallah, le 23 janvier 2015, a été caractérisé par la volonté du nouveau monarque de restructurer le pouvoir au profit de son propre clan. Cette restructuration a commencé à travers la nomination, par décret royal, de son neveu et alors ministre de l’Intérieur (2012-2017), Mohamed bin Nayef, en tant que vice-prince héritier, marquant ainsi l’arrivée de la troisième génération de princes saoudiens. Le roi procéda également à la nomination de son fils cadet, Mohamed bin Salman, en tant que ministre de la Défense et chef du cabinet royal. Cette décision a été contestée par plusieurs membres de la famille régnante, le jeune homme étant considéré comme n’ayant aucune expérience politique pour assumer une telle charge. La volonté du souverain de liquider l’héritage de son prédécesseur le poussa à signer, le 29 janvier 2015, 30 décrets à travers lesquels il neutralisa politiquement le clan d’Abdallah et ses alliés, tout en accaparant les leviers du pouvoir.

En finir avec l’héritage politique de l’ère Abdallah

Salman procéda d’abord à une recomposition avec la dissolution de 12 comités chargés des affaires politiques, sécuritaires, économiques et sociales et de l’éducation. Ces derniers furent ainsi remplacés par deux organes, le Conseil des affaires politiques et de sécurité, et le Conseil des affaires économiques et du développement. Dirigés respectivement par Mohamed bin Nayef et Mohamed bin Salman, ils ont été mis sous l’autorité du Conseil des ministres que le roi Salman préside en personne. L’objectif de cette initiative a été la neutralisation politique du prince ­Mutaïb bin Abdallah, commandant (2010-2013) puis ministre de la Garde nationale (2013-2017) et sérieux prétendant au trône, en mettant cette force sous les ordres du Conseil des affaires politiques et de sécurité. Cette structure militaire, d’origine tribale, a longtemps été commandée par Abdallah (entre 1963 et 2010) et a toujours constitué un contrepoids face à l’armée régulière. Elle a également été l’enjeu d’une rivalité de pouvoir entre Abdallah et le clan dit des « Soudeïri », auquel appartient Salman.

Dans une même logique, le souverain limogea les deux fils d’Abdallah, les princes Michaal et Turki, de leurs fonctions respectives de gouverneur des provinces de La Mecque et de Riyad, deux régions prestigieuses qui donnent un précieux poids politique à leur dirigeant. La volonté du roi d’accaparer tous les leviers du pouvoir, y compris le secteur stratégique de l’énergie, le poussa à nommer un autre de ses fils, Abdulaziz, au poste de vice-ministre du Pétrole.

Le nouveau souverain procéda, le 29 avril 2015, à un véritable « coup de force » en limogeant le prince Muqrin de son poste de prince héritier tout en installant à sa place son neveu et ministre de l’Intérieur, Mohamed bin Nayef. Salman promut également Mohamed bin Salman, présenté comme le fils préféré, au poste de vice-prince héritier, ce qui a été perçu comme une tentative sérieuse du roi de mettre celui-ci sur la voie du trône. Ce « coup de force » de Salman, abolissant ainsi le système adelphique – succession de frère en frère, fils du roi fondateur Abdulaziz ibn Saoud (v. 1880-1953) –, a été contesté par des membres de la famille régnante. Certains, comme le prince Talal bin Abdulaziz, ont refusé de prêter allégeance au nouveau prince héritier. Talal affirma que cette nomination violait la règle de succession, que le Comité d’allégeance n’avait pas été convoqué pour entériner une telle décision et que le Conseil de famille ne se réunissait pas depuis des mois. Cela nous éclaire sur les tensions provoquées par ces nominations au sein de la famille régnante Al-Saoud.

Mohamed bin Salman, l’homme fort du royaume

Dès sa nomination au poste de vice-prince héritier, Mohamed bin Salman chercha à saper l’autorité de son cousin et prince héritier, Mohamed bin Nayef. Le jeune prince profita ainsi de sa position en tant que fils préféré du roi Salman pour retirer tous les obstacles pouvant lui barrer le chemin vers le trône. D’autant plus que le roi signa, le 22 avril 2017, une quarantaine de décrets royaux qui avaient tous pour objectif de marginaliser encore plus Mohamed bin Nayef, de réduire son influence et de renforcer la position de Mohamed bin Salman.
Le roi a voulu verrouiller le régime saoudien au profit de sa famille restreinte. Il nomma ainsi un autre de ses fils, Khaled, au poste très important d’ambassadeur d’Arabie saoudite aux États-Unis, et ce malgré son jeune âge (il est né en 1988) et son manque d’expérience politique et diplomatique. Pour contrôler le secteur stratégique de l’énergie, Salman procéda également à la création du ministère de l’Énergie et désigna son fils ­Abdulaziz à sa tête. Ces nominations ont atteint les renseignements et la sécurité intérieure, pourtant chasse gardée de Mohamed bin Nayef qui était l’interlocuteur préféré des Américains au royaume en raison de son rôle dans la lutte antiterroriste. En créant le Centre de la sécurité nationale, qui dépend directement du cabinet royal, le roi mettait encore en avant Mohamed bin Salman. Tout cela indiquait que les jours de Mohamed bin Nayef au poste de prince héritier étaient comptés et qu’il n’était qu’une question de temps avant qu’il n’en soit évincé. Ce fut le cas le 21 juin 2017, quand le roi nomma Mohamed bin Salman à sa place. Mohamed bin Nayef a été placé en résidence surveillée, comme le sont plusieurs princes influents. Salman fit savoir que cette décision avait été entérinée par le Conseil d’allégeance et les oulémas. Il s’agit d’une première dans l’histoire du royaume depuis sa fondation en 1932 : une transition verticale du pouvoir par la volonté d’un souverain au profit de son fils.

Une emprise totale sur le pouvoir

Dès l’avènement du roi Salman sur le trône, Mohamed bin Salman va progressivement concentrer entre ses mains tous les leviers du pouvoir (politique, économique, militaire, religieux et médiatique). Sa stratégie consista alors à apparaître comme un réformateur auprès des alliés occidentaux de l’Arabie saoudite, tout en exerçant une féroce répression contre toute opposition, quelle que soit son origine. Sa volonté de reconfigurer le champ politique, économique et social l’a également poussé à contrôler le champ religieux monopolisé par l’institution wahhabite depuis le pacte scellé entre Mohamed ibn Abdelwahhab (1703-1792) et les Al-Saoud en 1744. Le nouvel homme fort du royaume a ainsi dénoncé l’extrémisme et promis, le 24 octobre 2017, dans un discours prononcé lors de la conférence économique « Future Investment Initiative » à Riyad, de détruire les idées extrémistes et de revenir à un islam modéré, tolérant, du juste milieu et ouvert sur le monde et sur les autres religions. Pour se donner une image de réformateur, Mohamed bin Salman a lancé une série de réformes dans un pays historiquement ultraconservateur, à cause du poids de la religion et des traditions dans la société. Il a ainsi décidé, le 11 avril 2016, de diminuer le pouvoir de la police religieuse et de créer, le 7 mai 2016, le Comité de loisir. L’autorisation accordée, le 26 septembre 2017, aux femmes de conduire ainsi que la décision, le 11 décembre 2017, de rouvrir les salles de cinéma publiques après trente-cinq ans d’interdiction ont constitué un autre coup en direction des oulémas et un bouleversement pour les Saoudiens. Face à ces réformes et à la volonté de marginaliser l’institution religieuse, cette dernière se contente pour le moment de faire profil bas, pour préserver ses intérêts, tout en apportant une légitimité religieuse aux choix politiques et sociétaux du jeune prince. Celui-ci s’est également attaqué au mouvement de la Sahwa (de l’arabe al-Sawha al-­Islamiyya, le réveil islamique), qu’il a accusé d’être la source de l’extrémisme en Arabie saoudite. Ce courant proche des Frères musulmans est né d’une hybridation de l’activisme politique de ces derniers et du wahhabisme.

Sur le plan économique, inspiré par la réussite des Émirats arabes unis, Mohamed bin Salman s’est lancé dans plusieurs grands projets, avec pour objectif la diversification d’un pays trop dépendant de la rente pétrolière. Cherchant à encourager les investissements étrangers, il a présenté en avril 2016 le plan « Vision 2030 », qui prévoit, outre une privatisation et une libéralisation de l’économie, une « saoudisation » des emplois. Il a également lancé en octobre 2017 le projet « NEOM », ville futuriste sur les rives de la mer Rouge, sorte de Silicon Valley saoudienne. À l’instar de ses voisins, il souhaite utiliser les fonds souverains du royaume (environ 800 milliards de dollars en 2018) pour investir dans des secteurs porteurs, comme les nouvelles technologies, les transports, l’industrie ou l’immobilier. Dans cet objectif, le géant pétrolier saoudien Aramco devait être introduit en Bourse à New York – opération suspendue depuis – en présence de Mohamed bin Salman en mars 2018. Ce dernier a profité de sa présence aux États-Unis pour rencontrer les dirigeants de multinationales américaines spécialisées dans les secteurs de l’informatique et du numérique, comme Apple, Google et Amazon. Durant ce voyage, Mohamed bin Salman s’est lancé dans une opération de charme auprès de l’opinion publique américaine, en accordant toute une série d’interviews à des médias de renom (The New York Times, The Washington Post, CBS, The Atlantic…), mettant en avant sa figure de prince moderne et réformateur, habillé à l’occidentale. Il a ainsi voulu redorer l’image dégradée de l’Arabie saoudite, dont la doctrine rigoriste wahhabite est jugée rétrograde, intolérante et incompatible avec les Droits de l’homme, et à l’origine des mouvements djihadistes.

Pourtant, derrière ces efforts, Mohamed bin Salman a mis en place une féroce répression contre toute opposition à son pouvoir et à ses ambitions. C’est dans ce cadre que se situe la « purge » spectaculaire et sans précédent de novembre 2017. Placé à la tête de la Haute Commission de lutte contre la corruption, il a ordonné l’arrestation de plus de 500 personnes et le gel de 1 300 comptes bancaires. Parmi ces personnes arrêtées ­figurent 11 éminents princes, dont Mutaïb bin ­Abdallah, le milliardaire Al-Walid bin Talal, Fahd bin Abdallah bin Mohamed al-Saoud, vice-ministre de la Défense en 2013, et Turki bin Abdallah. Cette purge a également touché une dizaine de ministres ou d’anciens ministres, comme Adel Fakeih (Économie) et Ibrahim al-Assaf (ex-ministre des Finances), ainsi que des hommes d’affaires, tels que Bakr bin Laden (le PDG du Saudi Binladin Group) ou Walid al-Ibrahim (propriétaire du groupe de télévision MBC). Plusieurs d’entre eux ont été relâchés après avoir conclu un arrangement financier avec le pouvoir.

Quelle opposition ?

Cette soif de pouvoir a poussé Mohamed bin Salman à casser le consensus historique caractérisant la monarchie depuis 1932 à travers une marginalisation des autres branches des Al-Saoud. Son emprise sur le pouvoir s’est également étendue à l’opposition, qu’elle soit religieuse ou non. La plupart des victimes de cette vague de répression sont des personnalités publiques saoudiennes, dont certaines influentes, appartenant à différentes tendances politiques et religieuses issues du courant islamiste. Elles appartiennent soit à la Sahwa, comme les cheikhs Salman al-Awdah et Ayed al-Qarni, qui jouissent d’une grande influence et sont suivis par des millions de personnes sur les réseaux sociaux, soit au courant dit sorouriste, du nom du prédicateur d’origine syrienne Mohamed Sorour Zain al-Abidin, comme Mohamed al-Habdan. La vague d’arrestations lancée par Mohamed bin Salman contre ses opposants a également touché plusieurs universitaires et intellectuels réformistes, comme Hassan al-Maliki, Walid al-Hurini et Mustapha al-­Hassan, ainsi que l’entrepreneur Essam al-Zamel.

L’arrestation de ce dernier a été un choc en Arabie saoudite, étant donné que cet économiste de renom, très suivi par les Saoudiens, occupait le poste de conseiller du gouvernement et qu’il a représenté le royaume dans de nombreux congrès internationaux. Essam al-Zamel s’est illustré par ses critiques à l’égard des orientations économiques de Mohamed bin Salman et son opposition à la privatisation d’une partie du géant pétrolier Aramco, voulue par ce dernier. Les activistes féminines des Droits de l’homme et des droits civils, comme les militantes Israa al-Ghomgham, Loujain al-Hathloul, Eman al-Nafjan et Samar Badawi, sœur du blogueur Raïf Badawi, emprisonné depuis 2012 pour apostasie et insulte à l’islam, n’ont pas plus été épargnées et risquent la peine capitale.

Ce qui frappe dans cette vague de répression, en plus des profils des personnes qui en sont victimes, est la méthode utilisée, reflétant un changement structurel du pouvoir depuis l’ascension politique de ce jeune prince et son contrôle de tous ses leviers. Dans le passé, l’Arabie saoudite exerçait un pouvoir autoritaire, mais avec un grand degré de paternalisme politique. Les dirigeants saoudiens préféraient la cooptation, comme mode de règlement des conflits politiques et sociaux, à la répression, qu’ils n’utilisaient qu’en dernier recours. Le consensus qui régnait au sein de la famille des Al-Saoud et le partage du pouvoir entre plusieurs de ses branches, qui entretenaient chacune ses propres alliances dans ses zones d’influence, facilitaient ce mode de règlement des conflits et évitaient l’exacerbation des tensions ainsi qu’une féroce répression des opposants. La monopolisation par Mohamed bin Salman de tous les pouvoirs a mis fin à ce traditionnel équilibre et à ce paternalisme politique, qui autorisait une petite marge de manœuvre à l’« opposition ». Cet exercice avait permis, par exemple, dans les années 2000 de lancer un débat entre plusieurs tendances politiques et religieuses du royaume. Cette ouverture du régime est restée cependant très contrôlée. Sous Mohamed bin Salman, les opposants sont arrêtés sans ménagement et soumis à des interrogatoires forcés, et leurs familles sont menacées, selon les témoignages et les rapports ­d’organisations de protection des Droits de l’homme.

L’assassinat de Jamal Khashoggi, qui ne s’est jamais déclaré en tant qu’opposant au régime saoudien et qui a même soutenu, au début, l’ascension de Mohamed bin Salman, son plan de réformes et la guerre au Yémen, a suscité une grande vague d’indignation internationale et une vaste mobilisation médiatique. Cette affaire a démontré la brutalité du pouvoir actuel en Arabie saoudite. Toutefois, l’autoritarisme de Mohamed bin Salman risque d’exacerber les rivalités au sein de la famille régnante, alors que les tentatives d’apparaître comme un prince réformateur sont remises en question. N’acceptant aucune opposition, aucune critique, voire aucune neutralité ou voix indépendante, le prince héritier n’hésite pas à user de la force pour se débarrasser de ceux qui se mettent en travers de son chemin.

<strong>Généalogie simplifiée des Al-Saoud</strong>

Note

(1) Pour en savoir plus, voir le dossier « Arabie saoudite : Pouvoir et société au royaume Al-Saoud », in Moyen-Orient no 29, janvier-mars 2016, p. 15-71 ; Stéphane Lacroix, « Modernisation autoritaire au royaume de Mohamed bin Salman », in Moyen-Orient no 37, janvier-mars 2018, p. 84-85 ; Nabil Mouline, « Petits arrangements avec le wahhabisme : Révolution dans la “contre-révolution” en Arabie saoudite ? », in Le Monde diplomatique, janvier 2018 ; Kamal Kajja, « Vers une “salmanisation” du pouvoir en Arabie Saoudite ? », in Diploweb, 6 mars 2018.

Légende de la photo ci-dessus : Mohamed bin Salman bénéficie du soutien personnel du président américain, Donald Trump, qui le reçoit à Washington le 14 mars 2017. © The White House from Washington, DC

Article paru dans la revue Moyen-Orient n°41, « Kurdistan syrien : réalité politique ou utopie ? », janvier-mars 2019.
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