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La mer d’Azov : nouveau théâtre du conflit russo-ukrainien

Coincée entre l’Ukraine et la Russie, sans frontières maritimes délimitées, la mer d’Azov constitue un nouveau point de frictions entre les deux pays. Alors que Moscou exerce un blocus économique sur le détroit de Kertch, unique passage vers la mer Noire, la militarisation croissante de la mer d’Azov et les accrochages successifs entre les marines russe et ukrainienne font craindre une possible escalade.

La capture par les gardes-côtes russes, le 25 novembre 2018, de deux vedettes blindées et d’un remorqueur de la marine ukrainienne qui tentaient de franchir le détroit de Kertch marque l’intensification des tensions entre les deux pays concernant le contrôle de la mer d’Azov. Selon Moscou, les trois navires, qui faisaient route depuis Odessa jusqu’à Marioupol, seraient entrés illégalement dans les eaux territoriales russes bordant la péninsule de Crimée, dont Kiev ne reconnaît pas la légitimité. Encadrée à l’ouest par la Crimée annexée par la Russie en mars 2014 et au nord par le territoire séparatiste de la République populaire de Donetsk, la mer d’Azov se trouve au centre du conflit qui oppose les deux pays depuis la « ­révolution de Maïdan » en février 2014.

Un espace maritime partagé

Le statut juridique de la mer d’Azov est complexe. Ancienne mer intérieure soviétique, elle est partagée entre Moscou et Kiev depuis 1991. En vertu d’un accord bilatéral conclu en décembre 2003, la mer d’Azov et le détroit de Kertch qui commande son unique entrée ont le statut d’eaux intérieures de l’Ukraine et de la Russie, donnant aux navires militaires et civils des deux pays le droit de libre circulation. Cet accord a cependant repoussé l’établissement des frontières maritimes entre les deux États, qui ne sont toujours pas délimitées. Si les navires commerciaux battant pavillon d’un autre pays peuvent passer librement à condition de se rendre vers un port russe ou ukrainien, les navires militaires d’États tiers doivent recevoir l’autorisation conjointe de Kiev et de Moscou. Or le rattachement de la Crimée à la Russie donne le contrôle effectif des deux rives du détroit à Moscou.

L’inauguration du pont de Crimée en mai 2018, qui enjambe le détroit de Kertch sur 19 kilomètres, a renforcé la domination russe sur l’entrée de la mer d’Azov. L’ouvrage devait rompre le blocus terrestre instauré par l’Ukraine sur la Crimée après son annexion, en reliant la péninsule à la région de Krasnodar en Russie. Alors que les eaux du détroit sont peu profondes, son passage était permis avant la construction du pont par le canal de Kertch-Yenikale inauguré en 1877. Sa profondeur de 8 mètres autorisait le passage de navires à fort tirant d’eau, tandis que les bateaux plus petits pouvaient naviguer de part et d’autre.

L’espacement rapproché entre les piliers du pont de Crimée ne laisse qu’un unique passage, créant un engorgement qui n’existait pas auparavant et facilitant le blocage physique du détroit. La hauteur du pont, 33 mètres, interdit également l’entrée aux grands cargos de type Panamax, obligeant à transborder les marchandises sur de plus petits navires. Ces restrictions ne touchent pas identiquement les ports ukrainiens et les ports russes. Les rivages russes sont peu profonds et marécageux, limitant la taille des bateaux qui y opèrent, alors que les côtes ukrainiennes sont plus basses. Avant 2018, les bateaux traversant le détroit pour rejoindre la Russie transportaient en moyenne des chargements de 5 000 tonnes contre plus de 20 000 tonnes pour ceux accostant dans les ports ukrainiens de Marioupol et de Berdiansk.

Selon l’administration du port de Marioupol, les cargos de type Panamax représentaient 23 % de son trafic en 2016 et près de 43 % des marchandises qui y transitaient. Alors que l’accord de 2003 n’exclut pas la possibilité pour l’un des deux pays d’inspecter tout bateau entrant en mer d’Azov, la Russie exerce ce droit avec zèle. Les navires faisant chemin vers les ports ukrainiens rapportent des délais d’attente de plusieurs jours et les autorités russes exigent la présence d’un pilote russe à bord.

Enjeux économiques et militaires

Les conséquences économiques sont difficiles à chiffrer pour l’Ukraine. Le volume de fret manipulé annuellement par le port de Marioupol avait déjà chuté de 15 millions à 6 millions de tonnes entre 2013 et 2017. Les restrictions de tailles pour les bateaux ont entraîné la perte de contrats d’exportation vers les États-Unis et l’Asie, pour un total de 500 000 tonnes annuelles de fret. L’économie de la ville de 455 000 habitants repose sur deux fonderies dépendantes des exportations et qui totalisaient 80 % du trafic du port en 2017. Si ces industries se sont adaptées en ouvrant des routes ferroviaires pour rejoindre le port d’Odessa, les coûts de transport s’en ressentent, passant de 3 à 25 dollars la tonne d’acier.

Malgré le déploiement en septembre 2018 de trois petites vedettes en mer d’Azov, Kiev ne peut rivaliser avec la marine russe qui y disposerait d’une quarantaine de vedettes de garde-côtes et de dix vaisseaux de guerre, dont plusieurs ont été transférés depuis la mer Caspienne en passant par la Volga et le Don. De plus, l’annexion de la Crimée aurait privé l’Ukraine de 70 à 80 % de sa flotte qui était ­stationnée dans les ports de la péninsule. 

Cartographie de Laura Margueritte

<strong>La mer d’Azov : nouveau théâtre du conflit russo-ukrainien</strong>
Article paru dans la revue Carto n°52, « Géopolitique d’un continent en mutation : l’Afrique émergente ? », mars-avril 2019.

À propos de l'auteur

Teva Meyer

Maître de conférences en géopolitique et géographie à l’Université de Haute-Alsace, porteur du programme « NucTerritory : objectiver les territorialités nucléaires » financé par l’Agence nationale de la recherche. Auteur de Géopolitique du nucléaire : entre puissance et menace (Le Cavalier Bleu, février 2023).

À propos de l'auteur

Laura Margueritte

Cartographe pour les magazines Carto et Moyen-Orient.

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