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Djibouti, carrefour brûlant des stratégies militaires des puissances

Djibouti, ce n’est pas bien grand. Et pourtant, on peut y visiter des bases militaires occupées par des soldats français, américains, chinois, japonais ou encore italiens. Tout ce petit monde s’implique dans des opérations parfois très concrètes, dans le proche voisinage, à grands coups de drones et de forces spéciales. Surtout, depuis ce point stratégique, les pays concernés projettent de la puissance et s’aménagent un appui stratégique de premier plan pour rayonner de l’océan Indien à l’Afrique en passant par le Moyen-Orient… allant parfois jusqu’à importer dans la Corne de l’Afrique des tensions internationales issues d’autres régions du monde. DSI s’est rendu sur place.

Djibouti est et a toujours été un lieu stratégique de la Corne de l’Afrique, avec son ouverture sur le détroit de Bab el-Mandeb. C’est un point de contrôle du canal de Suez, qui voit passer une partie considérable du fret maritime mondial. Pays stable, il jouxte des zones ravagées par la guerre comme le Yémen et la Somalie, très proches. Djibouti intervient d’ailleurs dans ce dernier pays comme un médiateur capable de parler à toutes les parties. Mais ce tout petit État de 800 000 habitants souffre de handicaps difficiles à surmonter : pas de ressources naturelles, une jeunesse nombreuse touchée par le chômage, des services publics peu performants et un pouvoir politique qui empêche toute relève de son indéboulonnable président.

Pour Djibouti, les différents baux payés par les locataires de bases en nombre croissant et les nombreux soutiens apportés, aussi bien pour sécuriser le pays que pour former les troupes, sont donc précieux. Les sommes précises sont difficiles à évaluer, en partie sur le volet des retombées économique, mais restent insuffisantes pour assurer un équilibre financier au pays. Un tiers de l’armée djiboutienne opère en Somalie, soit environ 2 000 hommes, qui ne pourraient pas remplir une telle mission sans l’aide des troupes présentes dans leur pays. Mais il faut parvenir à maintenir les équilibres entre des puissances militaires dont les intérêts sont parfois divergents. L’arrivée des Chinois, en particulier, a largement complexifié la donne.

L’équilibre diplomatique est difficile à trouver pour Djibouti, qui cherche à augmenter le nombre des investissements étrangers dans le pays pour sortir de l’ornière. En coulisses, les uns et les autres ne cessent de se critiquer. Les Français, soucieux de mettre en place des projets durables, reprochent aux Chinois « de se servir ». Les Chinois dénoncent les tentatives d’espionnage des Japonais. Les Américains estiment que les Chinois prennent des libertés inacceptables avec le droit de circulation. Face aux querelles stratégiques, les Djiboutiens se positionnent en simples modérateurs, comme ce membre du gouvernement qui résume la logique de son pays sous couvert d’anonymat : « Nous ne sommes ni sur la ligne politique des Français, ni sur celle des Américains, ni sur celle des Chinois. Les bases ne sont pas motivées par des raisons politiques. La France est un acteur clé pour nous, du fait de l’histoire. Mais nous devons diversifier nos partenariats. »

Une France installée face à la concurrence croissante

Pendant très longtemps, la France bénéficiait d’une relation en tête à tête avec Djibouti. Paris profitait dans la Corne de l’Afrique d’infrastructures exceptionnelles et investissait en retour dans celles du pays. Les Djiboutiens envoyaient leurs enfants étudier dans l’Hexagone, comme si l’indépendance n’avait jamais été vraiment obtenue. C’est à la fin des années 1990, puis tout au long de ce début de XXIe siècle, que d’autres puissances ont commencé à courtiser ce petit État. Certains l’ont fait en s’installant militairement, comme nous allons le voir plus loin. D’autres ont opté, en plus ou à la place, pour des efforts économiques et culturels. La Chine et les Émirats arabes unis se contestent ainsi les infrastructures portuaires, ces derniers perdant du terrain. Abou Dhabi reste un pays attractif pour les élites djiboutiennes, qui y font former leurs enfants. De même pour la Turquie.

« Nous avons toujours considéré que Djibouti, c’est un port et une caserne », résume un diplomate français. L’une des raisons qui ont permis le maintien d’une relation forte avec la France, c’est la présence des Forces Françaises stationnées à Djibouti (FFDJ). Contrairement à leurs camarades d’autres pays, les Français s’installent sur place avec leurs familles et vivent dans la ville. Ils sortent et consomment dans les rues de Djibouti, le seul vrai interdit sécuritaire restant la circulation isolée dans le reste du pays, notamment pour aller vers l’Éthiopie. La même source diplomatique évalue à 120 millions d’euros annuels l’apport à l’économie de cette vie sur place. À comparer avec des Américains, par exemple, plus nombreux… mais qui importent tout.

Les FFDJ, ce sont 1 450 militaires, pleinement interarmées, dont un peu plus de la moitié sont issus de l’armée de Terre. De leur côté, il s’agit principalement d’armer le 5e Régiment Interarmes d’Outre-Mer (5e RIAOM), unité mixant infanterie, artillerie et cavalerie, disposant également de renforts du génie et d’hélicoptères (ALAT). Très investi dans la formation, il peut être rapidement déployé, d’abord dans la Corne de l’Afrique, mais plus largement sur le continent et au Moyen-Orient, tout proche. Une unité attractive pour le commandement, qui profite ici de postes très opérationnels en comparaison des services militaires adaptés, souvent dirigés à un même moment dans les carrières. Mais les hommes souffrent globalement de matériels vieillissants, qui ne sont parfois même plus utilisés en mission, comme le canon tracté TR‑F1 de 155 mm, remplacé partout ailleurs par le CAESAR.

Les aviateurs bénéficient de leur côté de la Base Aérienne 188 (BA188), étape intéressante dans de nombreux déplacements sur les longues distances. Les quatre Mirage 2000‑5 présents se consacrent en partie à la police du ciel djiboutien, dont ils ont la responsabilité par accord entre les deux pays. La base navale propose elle aussi un point d’appui aux navires qui circulent entre Méditerranée et océan Indien. Elle permet ravitaillements et soutien logistique, l’étape étant presque systématique pour les bâtiments militaires.

À Djibouti, la France est en périphérie de nombreuses crises stratégiques. C’est une position clé pour suivre ce qui se passe en ce moment au Yémen ou en Somalie. C’est aussi un axe de passage important de migrations (plus de 200 000 passages en 2018 selon l’ONU) et un front ouvert sur des eaux marquées par la piraterie. Pour les Français, c’est aussi, et surtout, un terrain d’entraînement exceptionnel. Les conditions climatiques favorisent la préparation de déploiements dans des zones chaudes et sèches, pleines de sable, tout en laissant une très grande liberté de manœuvre du fait de larges territoires peu habités, permettant d’utiliser l’ensemble de l’armement et l’appui aérien. Un commando marine – ces unités se relayant pour effectuer un stage à Djibouti tous les deux ans – nous assure qu’il s’agit d’une occasion exceptionnelle pour eux, qu’ils sont toujours heureux de pouvoir exploiter pleinement : « Nous ne pouvons faire ça nulle part ailleurs. Ici, on peut tirer avec les mortiers et les avions en même temps. »

Le géant américain débarque pour lutter contre le terrorisme

Lorsque l’on atterrit à Djibouti ou que l’on parcourt le tarmac de la BA188, on ne peut pas rater l’immense Camp Lemonnier qui, après avoir servi aux légionnaires et aux marsouins français, est devenu en 2002 une base expéditionnaire américaine. Elle reste la seule installation permanente des États-Unis sur le continent africain et accueille environ 5 000 hommes. Ils vivent comme sur n’importe quel théâtre d’opérations extérieures, en autarcie totale entre les murs, en particulier depuis l’attentat de 2014 dans un bar à la mode de la capitale, qui avait coûté la vie à deux personnes. Comme ailleurs, ils bénéficient en interne de tout le confort et des biens de consommation prisés par les soldats… y compris français, toujours enthousiastes à l’idée d’aller faire du shopping à Camp Lemonnier.

Le commandement américain sur place admet assez volontiers l’intérêt opérationnel quotidien de cette présence à Djibouti. C’est depuis cette position que sont déployés les drones Reaper utilisés aussi bien pour du renseignement que pour des frappes, mais aussi tout un détachement de forces spéciales qui travaille spécifiquement sur la Somalie. La base aérienne opère début 2019 des Hercules, des Chinook et des avions et drones de renseignement. Si des chasseurs pourraient s’installer, aucun n’est présent de façon régulière à l’heure actuelle. La majorité des drones ont été déménagés en 2013 sur l’aérodrome, français à l’origine lui aussi, de Chabelley. À une douzaine de kilomètres de Djibouti-­City, il réduit les risques d’accident, après une série de crashs qui avait agacé la population locale.

Camp Lemonnier accueille en particulier le commandant de la Task Force Corne de l’Afrique (Combined Joint Task Force – Horn Africa/CJTF-HOA), responsable de la lutte contre le terrorisme sur tout le flanc est du continent. Ses 2 000 hommes sont concentrés, depuis 2001, sur la formation des troupes locales et sur des opérations civilo-­militaires, dans des pays exposés comme la Somalie, le Soudan ou encore le Kenya. Si Français et Américains s’entendent globalement bien et s’ils sont les seuls à réellement utiliser le potentiel d’entraînement qu’offre Djibouti, ils ne coopèrent qu’assez peu sur ce plan. Un officier français regrette de ne pas pouvoir profiter un peu plus de cette opportunité, Camp Lemonnier n’envoyant que quelques sections de réservistes pour participer aux entraînements d’une infanterie de marine dont le niveau reste beaucoup plus opérationnel.

Les Américains entretiennent des relations plutôt tendues avec les Chinois. Alors que ces derniers ont obtenu de Djibouti de faire interdire le survol de leur base, les Américains s’appliquent à passer systématiquement dans l’axe pour bien manifester qu’ils n’entendent pas laisser Beijing imposer des zones d’exclusion aérienne là où bon lui semble. À titre de comparaison, les Français ont opté pour des contournements plus diplomatiques. Au-delà du terrorisme, on ne peut écarter la présence chinoise comme motivation de Washington d’investir en 2014 1,5 milliard de dollars pour améliorer la base.

La Chine s’installe pour appuyer ses investissements

Depuis 2017, la Chine aussi a installé une base à Djibouti. Elle reste d’ailleurs floue sur le rôle et les capacités précises de celle-ci, ne laissant filtrer que quelques menus détails. Beijing affiche pourtant son ouverture et des militaires, notamment français, sont régulièrement invités à faire le tour du propriétaire. Une transparence relative : il n’y a pour l’instant pas grand-­chose à voir. Cette base se situe à bonne distance des installations des autres pays, largement regroupées à proximité de l’aéroport international, dans la partie sud de la capitale. Au nord-ouest de la banlieue de Balbala, la base chinoise, isolée, donne sur la mer.

Quelles sont ses capacités ? Le nombre de militaires actuellement présents est évalué à 1 500 par les autorités françaises sur place. Les estimations qui circulent un peu partout portent sur une possibilité d’accueil de 10 000 hommes. La base ne dispose d’aucune piste pour recevoir des avions. Le transport doit principalement passer par la voie maritime, une jetée d’envergure ayant été mise en chantier au printemps 2018. Une source militaire française explique qu’un héliport a été mis en place et qu’il devrait prochainement voir une présence accrue de voilures tournantes. Deux types de détachements sont évoqués : l’un pour de l’appui dans une logique d’augmentation des entraînements en milieu désertique, l’autre pour de la lutte anti-­sous-­marine afin de mieux surveiller les mouvements navals dans le secteur.

La principale mission de cette base est d’appuyer la marine chinoise, qui commence à étendre ses déploiements au-delà de son espace régional historique. Les bâtiments qui viennent visiter les ports africains et qui participent à la lutte contre la piraterie ont commencé à prendre l’habitude de faire escale à Djibouti. Les intérêts chinois sont aussi économiques : ils sont en train de construire sur place un immense port avec une zone franche qui deviendra l’un des carrefours des nouvelles routes de la soie que Beijing est en train d’étendre d’un bout à l’autre du monde.

De multiples incidents diplomatiques ont émaillé la montée en puissance de la base chinoise. Tandis qu’Américains et Japonais les accusent régulièrement de nuire à leurs opérations, les Chinois rétorquent qu’ils font l’objet d’actions d’espionnage. Beijing a ainsi reproché à Tokyo l’envoi de plongeurs vers des navires au mouillage, qui auraient été détectés et repoussés. Du côté de Washington, le Pentagone a rapporté à plusieurs reprises en 2018 que des pilotes avaient été aveuglés par des radars, lorsqu’ils approchaient de la base chinoise. Le ministère de la Défense chinois a balayé ces reproches, assurant qu’ils n’étaient pas fondés.

Le Japon face à une menace qui se transforme

Pour Tokyo, la grande priorité historique dans la région est la lutte contre la piraterie. La base, qui est la première à l’étranger, a été construite à proximité immédiate de l’aéroport international et accueille près de 200 militaires. L’évolution des rapports de force à Djibouti ainsi que celle des enjeux maritimes régionaux nourrissent des réflexions au sein du gouvernement japonais qui étudie la possibilité d’agrandir les infrastructures sur place dans l’idée de pouvoir accueillir un nombre plus important d’avions, en plus du P‑3C affecté au renseignement et actuellement présent en permanence.

La situation sécuritaire maritime a en effet largement évolué. Si la piraterie reste un sujet de préoccupation, le nombre d’attaques a nettement diminué. Tokyo commençait à se désintéresser de cet enjeu, devenu moins prioritaire. L’arrivée des Chinois a remis le sujet de Djibouti sur la table. Toute une étude a été menée par les Japonais auprès des Américains, des Britanniques et des Français, pour mieux comprendre leur utilisation de telles infrastructures à l’étranger. Tokyo affiche ainsi une volonté de changer l’échelle de sa présence à Djibouti.

La présence chinoise suscite en effet de nombreuses tensions chez les Japonais, qui soutiennent la ligne dure des Américains et ne cessent de s’inquiéter de la montée en puissance de leurs principaux adversaires régionaux. Lorsqu’ils reçoivent des visiteurs étrangers, les militaires japonais ne manquent pas l’occasion de rappeler à quel point il faut se méfier des Chinois. Dans leurs présentations, ils montrent des photographies de la base de ces derniers et insistent sur les précautions d’usage : « Ils ne montrent que ce qu’ils ont envie de montrer. Si vous y allez, éteignez bien vos téléphones portables et retirez les batteries. » Simple paranoïa ? Les autorités djiboutiennes ont plusieurs fois raconté que c’était un sujet systématiquement abordé lors de leurs échanges avec les Japonais, « obsédés » par la présence des Chinois.

Et les autres ?

Pour ce qui est des Européens, les Italiens ont installé une petite base militaire à Djibouti en 2013, armant un contingent de 120 hommes. Les infrastructures pourraient en accueillir jusqu’à 300. Sans bénéficier de gros équipements, ils travaillent surtout à la formation de troupes africaines opérant dans la région, notamment en Somalie. Leur mission officielle : appuyer la marine dans ses activités régionales. Les Espagnols ont un avion de patrouille maritime P‑3 Orion présent sur place toute l’année, dans le cadre de l’opération européenne « Atalante » de lutte contre la piraterie et l’insécurité maritime. Les Allemands déploient un avion identique, dans le même contexte, à mi‑temps.
Des discussions et des rumeurs font état de l’implantation éventuelle de Saoudiens. La possibilité pour eux de poser un pied sur l’autre bord du détroit est intéressante. En 2016, le ministre des Affaires étrangères djiboutien laissait entendre qu’une telle installation était imminente. Selon lui, il restait à régler des détails techniques, mais les négociations ne semblent pas avoir abouti depuis. Ce serait pour Riyad la première base militaire installée à l’étranger. Plusieurs sites potentiels ont été visités par des officiers ces dernières années. Leurs relatifs revers récents, au profit des intérêts économiques chinois, pourraient refroidir quelque peu les Saoudiens. Mais ces derniers restent conscients de la capacité de rayonnement culturel qu’ils pourraient avoir dans un Djibouti à 94 % musulman. Pour Djibouti, ce serait un moyen de réduire sa dépendance envers les investissements chinois.

D’autres pays étudient la possibilité de s’installer à Djibouti. La Russie a envisagé un temps sérieusement la question, souhaitant disposer d’une position sur ce carrefour stratégique. Moscou se déploie de plus en plus en Afrique et a besoin de pouvoir appuyer ses troupes, qu’il s’agisse de militaires conventionnels ou de sociétés militaires privées. Les Russes ont cependant une autre piste en Érythrée, voisin et adversaire de Djibouti, qui a donné son accord en septembre dernier pour l’installation d’une base logistique. De même pour la Turquie qui forme des militaires somaliens et semble intéressée par l’idée d’installer une base à proximité de la mer Rouge. Les diplomates djiboutiens ont multiplié, depuis 2017, les appels du pied en affichant leur ouverture à un tel projet. 

Légende de la photo en première page : Décollage d’un Atlantique 2. « Porte de la mer Rouge », Djibouti est idéalement placé pour les opérations de surveillance dans la région. (© DoD)

Article paru dans la revue DSI n°140, « Le T-90, cavalier des steppes », mars-avril 2019.
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