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Esclavage, trafic sexuel, migrants, travail forcé : lorsque l’humain est au cœur du trafic

Selon le dernier rapport sur la traite des personnes (1) publié par l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (UNODC) début janvier, le nombre de victimes de cette traite est en augmentation. Selon l’ONUDC, ce trafic génère plus de 32 milliards de dollars de recettes annuelles — des statistiques qui sont probablement inférieures à la réalité du trafic en raison de sa nature clandestine. Quelle est l’ampleur réelle du phénomène à l’échelle mondiale aujourd’hui ? Et pourquoi augmente-t-il ?

I. Chatzis : La traite des personnes est un crime qui se rencontre sur l’ensemble de la planète, quel que soit le pays. Le rapport mondial de l’ONUDC a identifié 500 flux différents, entre 2012 et 2014, qui relient par exemple l’Asie du Sud au Moyen-Orient, l’Afrique subsaharienne à l’Europe occidentale, ou l’Amérique du Sud à l’Asie orientale et au Pacifique.

Parallèlement, il est également important de souligner que notre rapport a établi que le nombre de victimes qui sont citoyennes du pays où le crime a été commis, c’est-à-dire sans passage de frontières, a également augmenté. Ainsi, pour la première fois depuis que nous avons commencé à recueillir des données il y a environ 13 ans, ce nombre de victimes identifiées comme « nationales » a dépassé en 2016 le nombre de victimes de la traite internationale, passant de 27 % à 58 %. Nous ne savons pas encore avec certitude si cette augmentation du nombre de victimes identifiées est le résultat du renforcement de la capacité d’application de la loi dans de nombreux pays ou si la traite des personnes a augmenté. Aujourd’hui, les conflits, l’instabilité, le sous-développement, la faiblesse des systèmes de justice pénale sont autant de facteurs qui rendent les gens vulnérables à l’exploitation.

Selon ce même rapport, l’exploitation sexuelle représente près de 60 % des causes de la traite. Comment expliquer ce phénomène ?

À l’échelle mondiale, la traite des personnes à des fins d’exploitation sexuelle constitue la forme d’exploitation la plus largement identifiée depuis que nous avons commencé à enregistrer des données. Il en est toujours ainsi, jusqu’à aujourd’hui. Cette forme de traite présente également un aspect très sexospécifique. En effet, les femmes et les filles représentent non seulement la majorité des victimes identifiées dans le monde (72 %), mais aussi l’écrasante majorité des victimes de la traite des personnes à des fins d’exploitation sexuelle (94 %). L’inégalité économique, l’inégalité entre les sexes et le manque d’opportunités économiques sont parmi les facteurs les plus courants de vulnérabilité des personnes aux formes graves d’exploitation et de traite des personnes. Dans le cas de la traite à des fins d’exploitation sexuelle, il y a un autre élément qui rend l’identification difficile : la stigmatisation sociale. Les victimes, en particulier celles qui viennent de petites communautés ou de communautés rurales, peuvent souvent éprouver de la difficulté à parler de leurs expériences à cause de la peur, du manque de confiance ou de la honte. Les autorités doivent donc être en mesure de fournir à ces victimes des structures et des solutions adaptées de soutien qui puissent prendre en compte les réalités spécifiques de la traite sexuelle, en apportant également un soutien physique, psychologique, social et économique.

Quels sont les principaux pays touchés par ce phénomène de trafic sexuel ?

La traite à des fins d’exploitation sexuelle est signalée dans toutes les régions géographiques. Cependant, au niveau régional, les formes d’exploitation détectées peuvent varier considérablement. Par exemple, alors qu’en Europe, en Amérique centrale, en Amérique du Nord, en Asie de l’Est et dans le Pacifique, l’exploitation sexuelle est la forme la plus répandue de traite des êtres humains, en Asie du Sud et en Asie centrale, la traite à des fins d’exploitation sexuelle et le travail forcé sont identifiés en proportions presque égales. Dans le même temps, l’Afrique et le Moyen-Orient signalent davantage de cas de travail forcé que d’exploitation sexuelle. En Afrique du Nord, la mendicité des enfants est plus fréquemment détectée que dans les autres régions. Dans tous les cas, la traite à des fins d’exploitation sexuelle est signalée comme l’une des formes les plus répandues, représentant au total 59 % de toutes les victimes identifiées.

Le trafic illicite de migrants illégaux représenterait également une importante manne financière pour les organisations criminelles. Les réseaux de migrants illégaux sont-ils totalement contrôlés par des organisations criminelles ?

La traite des êtres humains et le trafic de migrants sont deux crimes distincts. Cependant, dans la réalité, ils se confondent bien souvent. La traite des êtres humains est une forme grave d’exploitation qui va souvent à l’encontre de la nature humaine elle-même. C’est tellement grave que nous estimons que les victimes n’auraient jamais pu y consentir. Or, dans le cas du trafic illicite de migrants, cela peut commencer avec le consentement du migrant pour être introduit clandestinement. Mais il s’agit d’une situation qui se termine bien souvent de manière tragique, avec des abus, des violences, de l’exploitation, des viols, un enlèvement contre rançon, de l’esclavage et d’autres crimes contre les migrants.

Il s’agit d’une opération criminelle qui exige souvent un haut niveau d’organisation et qui peut même impliquer des fonctionnaires complices de l’État ; ce qui montre bien tout l’enjeu de faire de la lutte contre la corruption un élément clé des politiques contre le trafic de migrants. Les réseaux de contrebande opèrent dans presque toutes les régions géographiques. L’étude mondiale de l’ONUDC sur le trafic illicite de migrants (2), qui a été publiée pour la première fois l’année dernière, a recueilli des données sur 30 itinéraires différents qui, en 2016, concernaient le trafic illicite de 2,5 millions de migrants. Nous avons estimé que pour cette seule année, ces opérations ont généré des gains financiers de 5,5 à 7 milliards de dollars pour les réseaux criminels impliqués. Le degré d’organisation et la taille de ces groupes variaient selon la région géographique. En Afrique du Nord, par exemple, les données ont montré qu’il existait une structure de petits groupes locaux qui coopéraient en chaîne le long des itinéraires de contrebande. En Amérique latine, cette activité criminelle est sous le contrôle des cartels de la drogue.

L’esclavage et le travail forcé sont également au cœur de la traite des êtres humains. Plusieurs pays pratiqueraient encore aujourd’hui des formes d’esclavage. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?

L’esclavage, et en particulier l’esclavage sexuel, ainsi que le travail forcé auraient été utilisés par des organisations terroristes comme le groupe État islamique et Boko Haram pour intimider et contrôler les populations locales ainsi que pour financer leurs opérations. Ces deux crimes sont des crimes distincts couverts par les conventions internationales, mais ce sont aussi des types d’exploitation différents couverts par la définition de la traite des êtres humains en vertu du Protocole des Nations Unies contre la traite des êtres humains de la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée. Un crime peut en même temps remplir les critères de l’esclavage ou du travail forcé ainsi que de la traite des êtres humains. Les tribunaux et les autorités chargées de l’application de la loi ont le pouvoir discrétionnaire de décider de la manière de mener des enquêtes criminelles et des accusations à porter. Ce qui est important, c’est qu’il n’y a pas d’impunité et que les criminels risquent des peines et des sanctions pénales proportionnelles au crime qu’ils ont commis. Il est également important de subvenir aux besoins des victimes. La Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée et le Protocole relatif à la traite des êtres humains qui lui est associé comportent des obligations spécifiques pour les pays de mettre en place des programmes de protection et d’assistance afin que les victimes reçoivent l’attention et le soutien nécessaires pour surmonter leur traumatisme et reprendre leur vie en main.

Le trafic d’organes serait également en hausse. Comment expliquer cela ? Où sont les plaques tournantes de ce trafic ?

La traite des personnes à des fins de prélèvement d’organes n’est pas un phénomène nouveau. Au fil des années, les médias, les ONG, les milieux universitaires et les acteurs internationaux et régionaux accordent une attention grandissante à ce crime. Mais les données sont toutefois incomplètes, car il n’y a pas suffisamment de cas signalés pour en déduire des conclusions définitives. Malgré l’intérêt général pour cette question, ce crime demeure une activité cachée et clandestine qui semble être largement sous-déclarée. Au cours des 13 dernières années, l’ONUDC a été en mesure de recueillir des informations sur 700 victimes dans 25 pays, contre 225 000 victimes dans le monde entier à toutes autres fins d’exploitation. En raison du manque de données, les tendances, les schémas, les modes opératoires et l’interaction des divers acteurs impliqués dans la criminalité ne sont pas encore bien compris.

Cela s’explique aussi notamment par la nature très technique des processus médicaux en cause et par l’implication possible du secteur formel de l’économie, qui peut inclure par exemple les systèmes de soins de santé, les professionnels du secteur médical, les compagnies d’assurance, etc. Il en résulte que les praticiens de la justice pénale et de l’application de la loi ainsi que les décideurs sont peu sensibilisés à cette criminalité spécifique. Cela entrave donc l’application effective de la législation qui érige le phénomène en infraction pénale conformément au Protocole relatif à la traite des personnes, ainsi que des mesures non législatives. Le fait de permettre aux réseaux criminels organisés de poursuivre impunément les crimes liés aux trafics d’organes permet toutefois d’accroître la menace envers les populations les plus pauvres et les plus vulnérables.

Quelles sont les organisations criminelles à l’origine de ces types de trafic ? À qui profite la traite des personnes ?

Le niveau d’implication des réseaux criminels varie selon la région géographique et la forme d’exploitation. Dans certains cas, la traite des personnes est utilisée par des réseaux criminels impliqués dans d’autres activités criminelles dans le cadre de leur « modèle d’affaires », tandis que dans d’autres, les gangs criminels peuvent se concentrer exclusivement sur la traite.

Ces dernières années, nous avons également été témoins de l’utilisation de la traite des êtres humains par des groupes terroristes et armés dans les zones de conflit comme moyen d’établir leur autorité sur les populations locales et de financer leurs actions. Le groupe État islamique en Syrie et en Irak, Boko Haram au Sahel et l’Armée de résistance du Seigneur en Ouganda sont les exemples les plus frappants qui incitent la communauté internationale à agir. Dans deux résolutions historiques (3), le Conseil de sécurité a demandé aux États membres de l’ONU de prendre des mesures énergiques contre les crimes de traite des personnes commis par ces organisations terroristes. L’ONUDC travaille en étroite collaboration avec d’autres institutions pour assurer une meilleure coordination de tous les acteurs des Nations Unies dans les zones de conflit où la traite des êtres humains existe. L’ONUDC a également mis au point des modules de formation sur mesure pour les forces de maintien de la paix des Nations Unies dans les pays où le mandat de l’ONU prévoit des responsabilités de police.

Que fait-on aujourd’hui pour lutter contre la traite des personnes au niveau international ?

La traite des êtres humains demeure une priorité nationale et mondiale. Bien que le Protocole des Nations Unies contre la traite des êtres humains (4) soit un instrument international relativement récent qui n’est entré en vigueur qu’en 2003, il est presque universellement ratifié, puisque près de 180 pays y sont déjà parties. Cela signifie que la plus grande partie des membres de l’ONU ont accepté les obligations et les engagements qui y sont prévus.

Un nombre tout aussi important de pays ont également adopté des lois nationales conformes aux prescriptions du Protocole. Mais le travail n’est pas encore terminé. Le nombre d’enquêtes sur des affaires de traite des êtres humains qui débouchent sur des condamnations de trafiquants reste faible. Parallèlement, de nombreuses victimes ne sont toujours pas identifiées et ne bénéficient d’aucun soutien. La coopération internationale reste médiocre et de nouvelles formes de traite, telles que celles facilitées par les nouvelles technologies et l’Internet, ne sont pas encore bien comprises. Cela doit changer. Les pays devraient mettre l’accent sur la mise en œuvre cohérente du cadre juridique international existant et sur l’allocation de ressources suffisantes pour lutter contre ces crimes. Les liens avec d’autres crimes tels que le blanchiment d’argent, le trafic de migrants, la corruption et même le terrorisme doivent être recherchés plus vigoureusement. L’ONUDC a un vaste programme de coopération technique pour appuyer ces efforts aux niveaux national et régional. Rien qu’en 2018, l’ONUDC a couvert plus de 100 pays, offrant des conseils juridiques spécialisés et une formation aux services de détection et de répression pour renforcer les capacités d’enquête et la coopération transfrontalière contre la traite des personnes.

Entretien réalisé par Thomas Delage le 18 juillet 2019

<strong>Part des victimes de la traite détectées, </strong><br /><strong>par profil et formes d’exploitation en 2016 (ou plus récemment)</strong>

Étude réalisée dans 54 pays sur 10 772 victimes/Source : UNODC

Notes

(1) https://​www​.unodc​.org/​d​o​c​u​m​e​n​t​s​/​h​u​m​a​n​-​t​r​a​f​f​i​c​k​i​n​g​/​2​0​1​9​/​G​L​O​T​i​P​_​2​0​1​8​_​B​O​O​K​_​w​e​b​_​s​m​a​l​l​.​pdf

2) https://​www​.unodc​.org/​d​o​c​u​m​e​n​t​s​/​d​a​t​a​-​a​n​d​-​a​n​a​l​y​s​i​s​/​g​l​o​s​o​m​/​G​L​O​S​O​M​_​2​0​1​8​_​w​e​b​_​s​m​a​l​l​.​pdf

(3) RCSNU 2331, 2388.

(4) https://​treaties​.un​.org/​P​a​g​e​s​/​V​i​e​w​D​e​t​a​i​l​s​.​a​s​p​x​?​c​h​a​p​t​e​r​=​1​8​&​l​a​n​g​=​f​r​&​m​t​d​s​g​_​n​o​=​X​V​I​I​I​-​1​2​-​a​&​s​r​c​=​IND

Légende de la photo en première page : 04 juillet 2016, Turin. Raid contre les prostituées nigérianes. Ces dernières années, l’importance des réseaux de prostitution nigérians en Europe aurait dépassé celle des filières chinoises ou est-européennes, notamment en Italie, où elles représenteraient 80 % des prostituées. Issues de milieux très précaires, ces jeunes filles qui rêvent d’un avenir meilleur doivent travailler pour rembourser le montant de leur dette (50 000 euros en moyenne) sous le contrôle d’une « mama » ou de « sponsors » qui sont bien souvent d’anciennes prostituées devenues maquerelles. La dépendance économique, la confiscation du passeport, la violence et la peur du mauvais sort assurent la docilité et le processus d’exploitation des jeunes filles. © Shutterstock/Stefano Guidi

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°52, « Géopolitique mondiale de la criminalité : mafias, narcotrafiquants, hackers », Août-Septembre 2019.
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