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L’intelligence artificielle au service du combat aéroterrestre

Sujet d’une littérature abondante et alimentant un imaginaire souvent anxiogène, l’Intelligence Artificielle (IA) appliquée aux opérations terrestres semble tout à la fois simple, car elle s’applique au milieu que nous connaissons le mieux, et très complexe, car tout un chacun peut mesurer dans son quotidien le chemin restant à parcourir pour oser confier tout ou partie d’une décision ou d’un processus critique à une machine.

Les enjeux particuliers du combat terrestre

Action terrestre Future (1), rappelle que le milieu terrestre est singulier à plus d’un titre. Le combat se livre dans trois dimensions. « Dans une dimension physique tout d’abord, celle du territoire. Hétérogène, difficile, rugueux et cloisonné, il continuera d’être le théâtre de l’éclosion, mais aussi de la résolution des conflits et de la dispute d’enjeux vitaux ; dans une dimension humaine ensuite, le milieu terrestre étant avant tout celui où l’homme vit. Par sa densité et son caractère central dans les conflits, la population pèsera encore très directement sur les modalités de l’affrontement et bien souvent sur la définition des buts de guerre ; enfin, conséquence de la viscosité du milieu terrestre et de l’hétérogénéité humaine des théâtres, dans une dimension temporelle, fortement dépendante de décisions parfois extérieures aux forces armées. Elle imposera la coexistence de la persévérance, pour venir à bout de la résistance ennemie et rétablir des équilibres humains perturbés, et de la foudroyance pour surprendre et sidérer l’adversaire en accélérant brutalement le tempo des opérations. (2) » Ces trois dimensions ont des conséquences très concrètes sur les technologies mises en œuvre.

Le défi de la modélisation et des capteurs

Milieu à forte complexité physique et humaine, le combat terrestre fait face au défi de la modélisation : « Les milieux maritime et aérien offrent des opportunités remarquables pour l’emploi de l’IA qu’il est plus difficile d’atteindre dans le milieu terrestre où la présence des hommes, civils ou combattants, multiplie les interactions et complique les calculs et les prévisions. (3) » L’application de principes mathématiques, de règles ou même simplement l’utilisation de statistiques imposent une représentation du milieu qui, dans le cas terrestre, génère des approximations délicates à prendre en compte. Les défis que tente de relever le monde de la simulation depuis de nombreuses années sont d’excellents exemples : jusqu’à quel niveau de détail représenter le terrain ? Quelle doit être la taille du grain de sable pour que son effet soit considéré comme négligeable ? Comment représenter un ennemi qui peut tout à la fois être irrégulier, à tendance paritaire ou bien encore de premier rang ? Comment prendre en compte la possibilité des dommages collatéraux ? Ces enjeux de la modélisation seront à croiser avec les performances des capteurs que nous développerons… ou achèterons. De leur performance dépendra directement la qualité des résultats.

Le défi de la collecte des données et de leur traitement local

Par nature étendu et de plus en plus lacunaire, le combat terrestre nécessitera de partager la connaissance entre des unités distantes, mobiles.

L’IA devra s’affranchir des réseaux d’infrastructure ou au moins en réduire la dépendance. Sur ce sujet, le monde militaire fait face à des problématiques bien particulières pour lesquelles les technologies duales fournissent peu de solutions. La collecte des données, sans laquelle il ne peut y avoir d’IA, devra donc obéir à des processus économes en débit et pour lesquels le traitement local sera un facteur clé de succès. Ces deux éléments sont impératifs pour la discrétion, le combat en milieu électromagnétique contesté et, in fine, la résilience des systèmes de combat.

Le défi de l’ergonomie

L’ensemble des combattants des forces terrestres sera en contact avec des équipements utilisant de l’IA, depuis le chef tactique devant prendre une décision alors que la pression physique du combat rend moins acceptable la surcharge cognitive jusqu’au combattant individuel qui devra « dialoguer » avec une machine dont les effets affecteront sa capacité à remporter son duel. Même si la nécessité de disposer d’un corps de spécialistes ne fait pas de doute, l’acceptabilité des systèmes embarquant de l’IA est une condition impérative pour leur utilisation réelle en condition de combat. Sans qu’elles en soient le monopole, ces trois dimensions revêtent un aspect particulièrement singulier pour le combat terrestre. Elles permettront en particulier de disposer d’une IA multiplicatrice des effets, permettant aux soldats de se recentrer que des tâches à haute valeur ajoutée.

Quels effets ?

Attendue comme un game changer, l’IA est au cœur de capacités potentiellement disruptives pour l’armée de Terre et se développe jusqu’à devenir consubstantielle des équipements de haute technologie. C’est un enjeu clé pour l’armée de Terre et un outil primordial pour maîtriser les « mégadonnées ». L’armée de Terre envisage donc de disposer d’une IA traçable et maîtrisée afin :
• d’atteindre la supériorité décisionnelle ;
• d’accroître la performance de ses actions de combat ;
• d’améliorer la maintenance prédictive et la logistique ;
• de réaliser des entraînements plus réalistes ;
• de gérer automatiquement des systèmes complexes.

Atteindre la supériorité informationnelle et décisionnelle

La mise à disposition d’un très grand volume d’informations, grâce à l’infovalorisation portée par SCORPION, impose de disposer d’outils améliorant la compréhension du champ de bataille et l’aide à la décision. L’IA permettra d’accélérer la synthèse des informations du champ de bataille et le cycle de décision. Grâce à des outils maîtrisés, l’IA libérera les initiatives (capacité de supervision directe de la chaîne de commandement) et in fine permettra aux forces engagées d’imposer leur tempo et de prendre l’initiative sur l’adversaire. Pour le chef, l’IA sera une aide lui permettant de percer le brouillard de la guerre, et ce dès le niveau du GTIA, voire du sous-GTIA (c’est-à‑dire du régiment ou de la compagnie). À ce titre, des applications liées à l’interprétation de la manœuvre ennemie, à l’élaboration des modes d’action et à leur confrontation (wargaming) ouvrent la perspective d’atteindre puis de maintenir la supériorité décisionnelle.

Accroître la performance des actions de combat

L’accélération recherchée dans le combat collaboratif ne pourra être atteinte que grâce à une aide « intelligente » dans la perception du champ de bataille : premier niveau d’IA, les algorithmes de protection (PROCOLL) et d’observation (OBSCOLL) collaboratifs sont d’ores et déjà au cœur de ce combat. À plus longue échéance, l’armée de Terre a pour objectif de mettre en œuvre des systèmes automatisés évolués jusqu’à atteindre le concept de l’équipier électronique, notion intégrant des impératifs de confiance, d’autonomie et de contrôle. Au cœur du projet MGCS (Main Ground Combat System), l’utilisation et la maîtrise de capacités d’IA sont un enjeu important pour l’armée de Terre. La performance de ces actions continuera à être conditionnée par la capacité à les soutenir : robotisation de la logistique et maintenance prédictive sont en conséquence des axes forts du développement capacitaire de l’armée de Terre.

<strong>L’effet démultiplicateur de l’IA sur les trois dimensions cyber, informationnelle et d’automatisation.</strong>

S’entraîner en « quasi-expérience » et répéter les missions

Directement liées à la force morale que procure l’entraînement, les capacités de simulation augmentées des apports de l’IA doivent permettre une mise en condition aussi proche que possible de la réalité. La simulation d’ennemis aux comportements non déterministes ou l’élaboration de représentations en 3D de très haute fidélité sont autant d’applications qui auront un impact direct sur la préparation avant l’engagement.

Gérer les systèmes complexes

L’extrême agilité souhaitée pour le combat SCORPION imposera des reconfigurations rapides des systèmes de communication et des organisations. Élément dimensionnant de la réflexion tactique, l’IA pourrait libérer les états-­majors de ces processus consommateurs et permettre au chef d’oser de nouvelles combinaisons, que ce soit dans un contexte national ou dans celui d’une coopération. Cette gestion des systèmes complexes doit s’entendre aussi dans les domaines de la vie courante.

L’armée de Terre bénéficiera donc de l’ensemble des progrès réalisés dans les domaines : ressources humaines, finance, soutien en garnison…

Conclusion

En définitive, l’IA représente pour le combat terrestre un défi majeur. Il s’agit d’être capable de tirer parti de l’ensemble des opportunités offertes par ces nouveaux moyens du champ de bataille tout en s’assurant que les effets finaux recherchés sont bien respectés. Comme le précise Action terrestre future, l’homme doit rester au cœur de l’action : « Le maintien de l’humanité du soldat dans le combat futur constituera un enjeu majeur. Il imposera à l’armée de Terre de rester vigilante au risque de dénaturation de l’action militaire et à celui du geste froid de l’action à distance, porteuse d’indifférence. Il lui faudra ainsi lutter contre toute déshumanisation du soldat qui engendre la perte du lien avec les populations et qui serait un renoncement à une spécificité française qui contribue à la crédibilité et à l’efficacité de l’action. Accompagnant les progrès technologiques, les fondamentaux éthiques de l’emploi de la force seront préservés, faute de quoi ses combattants, découplant technique et sens, ne seront plus que des techniciens de la violence et de la mort. »

<strong>Les effets de l’IA sur la conduite des opérations.</strong>

Notes

(1) Action terrestre future. Demain se gagne aujourd’hui, Paris, 2016. ATF est le document de réflexion prospective de l’état-­major de l’armée de Terre.

(2) Action terrestre future, op. cit. p. 9.

(3) Jean-Christophe Noël, « Intelligence artificielle : vers une nouvelle révolution militaire ? », Focus stratégique, no 84, octobre 2018, p. 38.

Article paru dans la revue DSI hors-série n°65, « Intelligence artificielle – Vers une révolution militaire ?  », avril-mai 2019.
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