Au-delà des divergences, les conclusions du sommet de Bruxelles de juillet 2018 et le renforcement des moyens occidentaux en Atlantique nord depuis un an obligent à s’interroger sur la nature et l’ampleur d’une supposée menace russe dans cette région du monde.
Dans un entretien publié à Noël 2017 par le journal Frankfurter Allgemeinen Sonntagszeitung, le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, s’est dit préoccupé par la recrudescence de l’activité des sous-marins russes en Méditerranée et dans l’Atlantique nord : « La Russie a beaucoup investi dans sa marine, en particulier dans les sous-marins. Depuis 2014, treize autres submersibles ont été livrés. Les activités sous-marines russes sont maintenant au plus haut niveau depuis la fin de la guerre froide. Ces sous-marins opèrent partout dans l’Atlantique et encore plus près de nos côtes. »
Depuis, les États membres de l’OTAN se sont réunis les 11 et 12 juillet 2018 à Bruxelles pour le 26e sommet de l’Alliance atlantique, après le sommet de Varsovie organisé en 2016 qui fut principalement consacré au nouvel environnement de sécurité, aux relations avec la Russie et aux défis du terrorisme. Le sommet de Bruxelles a été marqué par l’officialisation de nouvelles questions de sécurité intéressant l’OTAN, précédemment proposées lors de la réunion des ministres de la Défense du 15 février 2018, comme la protection renforcée des infrastructures critiques des États membres de l’Alliance et la mise en place d’un commandement de forces interarmées pour l’Atlantique, après la création en novembre 2017 d’un commandement destiné à la protection des routes maritimes dans l’Atlantique nord, successeur de l’ex-commandement allié atlantique intitulé SACLANT, dissous en 2003, qui aidera à protéger les voies de communication maritimes entre l’Amérique du Nord et l’Europe, que certains estiment de nouveau menacées par la recrudescence des missions de navires et de sous-marins russes dans cette région du monde (1). Les États-Unis et l’US Navy, croyant en une nouvelle menace russe, ont de leur côté réactivé le 4 mai 2018 la IIe flotte, chargée de la sécurité de l’Atlantique nord.
Des difficultés à définir la menace russe
Ces engagements masquent partiellement le fait que l’attitude des pays membres de l’OTAN sur la question russe diverge fortement d’un pays à l’autre. L’histoire, les intérêts économiques, la proximité géographique, de multiples paramètres font qu’il est impossible de trouver une opinion commune sur ce sujet, malgré les apparences d’unité présentées dans les récents sommets et réunions de l’Alliance, alors que les opinions sur la notion de « nouvelle guerre froide » sont multiples et opposées. Pour résumer, la menace venue de Russie, terrestre, maritime ou balistique, n’est pas exactement perçue de la même manière par tous, selon qu’on soit en Grèce ou en Pologne. Comme d’autres, ce sommet de Bruxelles fut donc également celui de non-dits entre les membres de l’Alliance sur la question russe, sur l’ampleur et la nature des menaces, sur l’effort budgétaire de défense que les uns et les autres devraient engager, et sur l’état réel d’une relation transatlantique de plus en plus soumise aux aléas des processus électoraux de ses États membres, indépendants du sujet russe, et des personnalités qui sont élues.
Comme l’analyse de la menace dépend d’abord de multiples paramètres qu’il serait trop long d’énumérer, il faut se concentrer sur l’essentiel, en essayant de répondre à trois questions clés.
Comment expliquer l’intérêt de Moscou pour l’Atlantique nord ?
De fait, les relations entre la Russie d’une part et les membres de l’Alliance d’autre part se tendent fortement depuis une dizaine d’années. La crise ukrainienne fut pour le grand public un révélateur de l’ampleur des divergences entre les deux parties, mais il faut bien ajouter que ces problèmes ne sont pas nouveaux et ne datent pas de l’annexion de la Crimée en 2014. L’objectivité oblige même à dire que les torts, comme souvent, sont partagés. Si les points de vue occidentaux sont globalement connus – ils peuvent, pour faire simple, se résumer dans la formule « la Russie est redevenue une menace pour la sécurité des membres de l’Alliance » –, la position russe l’est moins et reste souvent défendue à l’Ouest par des personnalités aux marges politiques des pays occidentaux, rendant de facto inaudible l’essentiel des éléments à la décharge de la Russie. En réalité, la Russie estime aujourd’hui que les Occidentaux n’ont respecté aucun des engagements de sécurité pris à son égard lors de la réunification allemande, de la chute de l’URSS et de la fin du pacte de Varsovie, et qu’ils ont profité de sa faiblesse structurelle, politique et économique des années 1990 pour repousser plus avant les limites de l’OTAN et porter la menace à ses frontières. La Russie maintient un complexe d’encerclement séculaire et rappelle ad nauseam les antécédents de l’opération « Barbarossa » du 22 juin 1941 pour justifier sa politique de désencerclement. De même, elle accuse régulièrement l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et le Conseil de l’Europe d’être des chevaux de Troie d’un expansionnisme occidental contraire aux intérêts souverains de la Russie. Vu ce contexte de tensions politiques régnant avec l’Alliance atlantique, la Russie a donc un intérêt bien compris à occuper le terrain en Atlantique nord et à montrer qu’elle est toujours capable de mettre en œuvre les éléments d’une grande stratégie maritime dans cette région du monde. L’élément déclencheur d’une possible nouvelle guerre froide existe, mais cette explication n’est pas suffisante.
Les Russes peuvent-ils menacer la sécurité en Atlantique nord ?
Cette question oblige à évaluer précisément l’état des moyens capacitaires maritimes russes (2) et le bilan n’est pas favorable à la Russie, malgré d’indéniables progrès réalisés depuis quinze ans pour rééquiper et moderniser sa marine, face à des marines occidentales certes plus réduites qu’il y a trente ans, mais modernes, bien équipées et encore nombreuses en Atlantique nord. Globalement, les Russes peuvent compter sur vingt-quatre frégates, qui repasseront à dix d’ici à 2025, soit six de la classe Amiral Grigorievitch et quatre de la classe Gorchkov (3), alors que le projet de construire douze nouveaux destroyers de la classe Lider est suspendu, pour des navires qui devraient de toute façon être répartis entre quatre mers (Baltique, Blanche, Noire et d’Okhotsk), vieux problème qui avait conduit à la défaite russe face au Japon en 1905.
Les sous-marins, comme les navires de surface, sont un mélange du pire et du meilleur, là aussi répartis sur quatre mers. La Russie dispose encore de treize SNLE (sous-marins de leur force océanique stratégique, lanceurs de missiles nucléaires comme les Delta III et Delta IV et les célèbres Typhoon), dont trois réellement modernes de la classe Boreï et dont le premier exemplaire, baptisé Iouri Dolgorouki, a été lancé en 2009, cinq autres devant suivre ; de sept SSGN de classe Oscar (en code OTAN, ce sont des sous-marins lanceurs de missiles de croisière) ; de dix-sept SNA (sous-marins nucléaires d’attaque) de classes très hétérogènes ; de vingt sous-marins en majorité de type Kilo, plus traditionnels, à propulsion diesel-électrique, qui auraient dû être entièrement remplacés par des sous-marins de la classe Lada (un sous-marin Kilo modernisé) et par le projet 636 Varshavyanka, objectif abandonné à ce jour.
Tout comme le porte-aéronefs Amiral Kouznetsov, navire amiral de la flotte russe, et le croiseur nucléaire Piotr Velikiy (Pierre le Grand), vieux de trente ans, la majorité des sous-marins sont âgés, bruyants et repérables. Seule nouveauté réelle, la classe de SNA Iassen 885 (« le frêne » en russe), lancée en 2011, avec à ce stade deux exemplaires en service, le K‑560 Severodvinsk et le K‑561 Kazan lancé en 2017, devait bousculer les équilibres en Atlantique nord. Bien qu’il soit doté d’un excellent système acoustique, ce sous-marin souffre en réalité de multiples problèmes techniques, en particulier concernant son système de missiles, supposé réparé depuis 2013. De trente exemplaires prévus à l’origine du projet, la marine russe n’en attend plus qu’au mieux cinq nouveaux pour les années à venir.
Si l’intensification réelle des patrouilles sous-marines russes dans l’Atlantique nord depuis 2014 est effectivement une réalité, l’impact durable de la crise économique qui touche la Russie depuis 2008, la chute des revenus d’exportation tirés des hydrocarbures, les sanctions internationales engagées à la suite de l’annexion de la Crimée et les très fortes limites de l’outil capacitaire russe oblitèrent fortement la volonté de la Russie d’engager une nouvelle guerre froide et de déployer en permanence des moyens limités et âgés. D’ailleurs, dans le meilleur des cas, le taux de disponibilité des navires russes ne dépasse pas 50 %. Donc, la menace russe en Atlantique nord est certes à prendre en compte, mais elle doit surtout être relativisée au regard de deux paramètres : les limites de ses moyens les plus modernes et l’obligation structurelle de dispersion sur quatre mers différentes très éloignées les unes des autres. La marine russe garde les contraintes de sa géographie [voir l’article d’I. Delanoë p. 42].
Les intérêts de l’Alliance sont-ils menacés par la présence russe ?
Il existe au moins une réalité tangible et vieille de trois siècles, les voies maritimes de l’Atlantique nord sont nécessaires et même indispensables à la prospérité économique et à la sécurité des pays riverains aujourd’hui membres de l’OTAN. Certes, de nouveaux enjeux sont apparus, comme une meilleure sécurité des câbles sous-marins, baptisés par la presse « autoroutes vitales de l’Internet mondial », mais l’essentiel tourne autour du transport maritime classique, avec ses cargos, ses porte-conteneurs, ses méthaniers et ses pétroliers. À ce jour, ces voies maritimes ne sont pas et n’ont pas été menacées par la marine russe. Pour la Russie, aller plus loin serait déclencher un conflit qu’elle est certaine de perdre. Malgré d’importantes divergences entre ses membres, la solidarité atlantique (4) a toujours un sens et se manifeste au travers de la notion de défense collective sur les infrastructures critiques, les voies maritimes et la sécurité informatique liée aux câbles sous-marins transatlantiques.
Les pays riverains de l’Atlantique nord restent liés par l’OTAN, créée par le traité de Washington du 4 avril 1949 pour répondre à la menace soviétique en Europe et en Atlantique nord, tout en proposant un lien contractuel entre nations démocratiques d’une rive à l’autre de l’Atlantique, et la guerre froide, la vraie, s’est terminée en octobre 1989 à Berlin. La question de l’émergence d’une nouvelle guerre froide en Atlantique nord relève plus d’une expression journalistique que d’une réalité durable, malgré d’indéniables tensions avec la Russie. Cette question est surtout entretenue par l’existence d’interrogations liées à l’élection de Donald Trump à la présidence américaine. Parmi ces interrogations, on peut citer le fait que de nombreux Européens estiment que cette réalité remet en cause l’automaticité de l’intervention américaine en cas de conflit et que la protection des voies maritimes de l’Europe n’est plus assurée du fait des réticences supposées de Donald Trump à mettre en œuvre les dispositions de l’article 5 du traité de Washington sur l’assistance mutuelle en cas d’agression contre l’un des membres de l’Alliance. J’insiste sur ce point, c’est une hypothèse purement spéculative et rien n’indique aujourd’hui que la politique du président Trump conduit à un découplage stratégique et maritime vis-à‑vis de l’Europe, en particulier vis-à‑vis d’une présence russe en Atlantique nord. L’intensité de ce débat est donc inversement proportionnelle aux moyens actuellement déployés pour sécuriser nos abords maritimes. Les problèmes sont d’une autre nature et relèvent plutôt du malaise politique qui règne aujourd’hui au sein des États européens quant à leur avenir, à leurs capacités et à leur volonté de relever le défi des nouvelles menaces géopolitiques.
Notes
(1) Voir les décisions prises à Bruxelles le 15 février 2018 : https://bit.ly/2LNwMRR.
(2) Sur les moyens maritimes russes, on peut se reporter à l’article « Le Kuznetsov et le retour de la marine russe en Méditerranée » d’Alexandre Sheldon-Duplaix, du Service historique de la Défense, paru dans le no 129 de Défense & Sécurité Internationale (mai/juin 2017) et à l’article « Les ambitions navales de Vladimir Poutine » d’Isabelle Facon (chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique) publié en juin 2016 pour le Centre d’études stratégiques de la marine, Marines d’ailleurs (https://bit.ly/2uPL8dH).
(3) Sur le descriptif des caractéristiques des classes de ces frégates russes, voir https://bit.ly/2LwPmAN et https://bit.ly/2AaPpxG.
(4) Walter Lippmann (1889-1974), journaliste et écrivain américain, fut le premier à utiliser l’expression de « communauté atlantique » dans un ouvrage paru en 1943, U.S. Foreign Policy : Shield of a Republic, où il proposait une alliance entre les États-Unis, l’Empire britannique et les alliés ouest-européens.
Légende de la photo en première page : Base navale de Norfolk, dans l’État américain de Virginie, sur la côte atlantique. En mai dernier, les États-Unis ont annoncé la réactivation de la IIe flotte de l’US Navy, historiquement chargée de l’Atlantique nord, qui sera basée à Norfolk où pourrait bientôt être hébergé un commandement de l’OTAN. Créée en 1950 dans le cadre de la réorganisation de l’US Navy après la Seconde Guerre mondiale, la IIe flotte américaine avait joué un rôle stratégique pendant la guerre froide et avait été dissoute en 2011 par souci d’économie budgétaire et alors que la Russie semblait moins menaçante. Selon l’amiral John M. Richardson, commandant en chef de la marine américaine depuis 2015, « nous voilà de retour à une ère de concurrence entre grandes puissances, où l’environnement sécuritaire est confronté à des défis plus complexes ». (© DoD/Ernest Scott)