Éternelle promesse, géant territorial et démographique aux ressources notoirement inexploitées, le Brésil connaît depuis le début des années 2000 un accroissement de puissance que la récente crise politique et économique ne saurait masquer. S’étalant sur 8,3 millions de kilomètres carrés (une superficie près de deux fois supérieure à celle de l’Union européenne), le Brésil compte 212 millions d’habitants, ce qui le place au sixième rang mondial. La relative prospérité rencontrée depuis la fin de la guerre froide (20 ans de croissance ininterrompue de 1993 à 2013, avec plusieurs pics à plus de 5 %), ont permis d’assurer à l’État fédéral brésilien des ressources importantes qu’il a en partie consacrées à sa politique de défense.
Après la stabilisation du régime démocratique opéré par le président Fernando Henrique Cardoso (1995-2002), la politique de développement des Forces armées (FA) brésiliennes a été menée par Lula (2002-2010) puis par Dilma Rousseff (2011-2016). Après la période de la dictature militaire (1964-1985), où le régime pouvait consacrer plus de 2 % du PIB à son budget de défense, celui-ci s’est stabilisé depuis 1992 à environ 1,5 %. Le Brésil est donc désormais installé à une solide 12e place au classement des dépenses militaires, le plaçant à un niveau comparable à l’Italie et à l’Australie (environ 28 milliards de dollars de dépenses pour le ministère de la Défense en 2018), qui ne devrait pas être affectée par l’élection du nouveau président Bolsonaro.
« Puissance d’avenir qu’il restera », selon un mot célèbre de Clemenceau, le Brésil se voit cependant handicapé par une Constitution fédérale complexe, laissant peu d’initiative au pouvoir de l’exécutif, par une prospérité économique encore défaillante et par une position mal définie dans le camp occidental, auquel il appartient pourtant sans conteste. Cet État gigantesque demeure paradoxalement une puissance périphérique dans la géopolitique mondiale, sans véritables capacités de projection, et dépend des États-Unis pour un certain nombre de missions de sécurité. Alors que de nombreux programmes structurants arrivent à terme en cette fin de décennie, dans tous les secteurs de la défense (Gripen, sous-marins Scorpène, KC‑390), comment appréhender les nouveaux moyens capacitaires du Brésil ? Quels nouveaux défis se poseront à l’armée brésilienne au cours de la prochaine décennie ? Pour répondre à ces questions, un tour d’horizon des problèmes posés par la géographie de cet État de la taille d’un continent et des réponses adressées par le ministère de la Défense est nécessaire.
Ambitions d’un géant entravé
Selon le « Panorama de Défense 2020-2039 », publié il y a deux ans par le ministère brésilien de la Défense, « la dégradation de l’environnement, la recherche de ressources naturelles, la baisse de la croissance économique mondiale et de grandes instabilités intraétatiques aux abords stratégiques du Brésil pourraient générer des crises politico-stratégiques avec un potentiel d’escalade jusqu’au niveau de la confrontation ou même du conflit armé (1) ». Malgré l’absence de disputes aux frontières ou de menaces aiguës, le Brésil a donc engagé une réforme en profondeur de ses forces pour parer à toute menace potentielle et encore mal perceptible. Cependant, la plupart des conflits dans lesquels le pays serait engagé devraient être lointains. Son armée doit donc être prête à participer à des expéditions communes avec ses alliés, afin d’exercer au mieux son influence internationale (2). Cette volonté d’accroître la possibilité d’engagement sur des théâtres de guerre parfois très éloignés a incité le gouvernement brésilien à lancer une multitude de projets technologiques, lui permettant d’atteindre cet objectif et donc de peser sur les points de friction internationaux (3).
Il est à noter que, pour le Brésil, qui ne contrôle pas effectivement l’ensemble de son territoire, la Défense nationale est aussi un enjeu de souveraineté nationale, bien qu’aucun autre État ne lui dispute les zones d’où il est absent. En effet, l’absence de souveraineté implique l’absence de forces militaires et de police de l’État et, par conséquent, une application très difficile de la loi, ainsi que la libre circulation des groupes criminels. À la fin du mandat du président Cardoso, en 2002, l’armée s’inquiétait grandement de ces difficultés et avait même dû annuler la participation des forces aériennes à la parade annuelle du 7 septembre, faute de carburant (4).
Face au choc provoqué par cet aveu d’impuissance, le gouvernement Lula avait pris l’engagement d’augmenter fortement les moyens destinés à l’entretien et à l’investissement, dans une armée pâtissant d’une très haute proportion du coût en personnel (5). La période actuelle est le fruit de cet effort pour réinstaurer la pleine souveraineté de l’État brésilien, bien que beaucoup d’autres restent à fournir, comme l’a montré la crise des incendies de la forêt amazonienne cet été.
Un défi capacitaire hors norme
Pour faire face aux défis originaux posés par sa géographie, le Brésil a des besoins capacitaires particuliers, devant lui permettre de mieux atteindre le double objectif d’une projection lointaine et d’une pénétration intérieure suffisante. Naguère isolé de toute menace à ses portes, en raison de la disproportion de puissance entre lui et ses voisins et de la stabilité de l’alliance américaine, il doit aujourd’hui être en mesure de parer à toute atteinte potentielle à ses intérêts vitaux, tout en conservant son autonomie.
Jusque-là principalement structuré autour de son armée de terre, le ministère de la Défense est créé en 1989, au sortir de la dictature, grâce à la réunion de trois ministères auparavant totalement indépendants. C’est lui qui conduit les programmes majeurs en cours d’implantation à la fois dans les Forces Aériennes Brésiliennes (FAB), la marine et trois secteurs stratégiques placés sous l’autorité d’un commandement interarmes spécial rassemblant le cyber, l’espace extra-atmosphérique et le nucléaire. Jugés nécessaires à la bonne coordination des forces et à leur crédibilité, ces cinq domaines connaissent une tentative de modernisation transformant la physionomie des FAB, qui dessinera le contour des futures capacités de projection brésiliennes.
Les FAB disposent à ce jour de 53 A‑1 AMX italo-brésiliens, livrés au cours de la décennie 1990, et de 47 F‑5 EM/Tiger II acquis au milieu des années 1970, totalement insuffisants pour assurer une maîtrise complète de l’espace aérien brésilien. Une commande à l’entreprise nationale Embraer de 99 A-29 Super Tucano a permis de doter les FAB d’un avion léger d’appui au sol, acquis entre 2003 et 2013. Bien adapté à la lutte aux frontières amazoniennes, il a permis de porter la lutte contre le trafic de drogue à un tout autre niveau, notamment avec les opérations « Agata » qui permirent une hausse spectaculaire des prises en 2011.
Mais le principal programme de modernisation concerne l’aviation de chasse. Fer de lance de la nouvelle « triade » de l’aviation brésilienne, la commande de 36 Gripen NG a été conclue en 2013 sous la présidence de Dilma Rousseff, grâce à un prêt sur 25 ans à 2,19 % du gouvernement suédois. Le premier exemplaire vient tout juste d’être reçu par les FAB, en septembre 2019, et le dernier devrait être livré en 2024. Pensé comme un investissement à long terme, l’achat de l’avion suédois s’accompagne d’importants transferts de technologies, qui permettront au Brésil de renforcer sa BITD. Beaucoup plus polyvalent que l’AMX, le Gripen NG comporte une gamme bien plus large d’armements (notamment les missiles AMRAAM ou Meteor), d’outils de guerre électronique et de capteurs.
Conçu grâce à une collaboration internationale (Argentine, Colombie, Chili et deux partenaires européens, Portugal et République tchèque), l’avion de transport et de ravitaillement en vol KC‑390 vient pour sa part remplacer des C‑130 Hercules jugés obsolètes. Pensé pour assurer un large éventail de missions, à l’instar de l’A330MRTT, il assurera aussi bien un transport beaucoup plus rapide du matériel ou des troupes sur l’ensemble du territoire amazonien que le ravitaillement en vol des Gripen, avec une charge utile de 26 tonnes.
Enfin, le dernier élément de la nouvelle « triade » aérienne est le programme de modernisation des AWACS E‑99A en E‑99M, de la compagnie Embraer, qui seront eux aussi dotés d’un système radar construit par le suédois Saab Microwave Systems. Pouvant franchir 5 200 km, ils offrent depuis août 2019 des capacités de détection et de communication inédites dans l’armée brésilienne, permettant une grande amélioration de la « connaissance de la situation » et de la coordination entre avions de combat. Ils permettront par exemple de mener des actions de guerre contre les embarcations illégales jusqu’à 1 500 km des côtes, ce pour quoi le Brésil est pour le moment totalement dépendant des États-Unis.
Une fois les trois éléments de la « triade » aérienne de nouvelle génération acquis, le Brésil disposera de capacités de projection tout simplement inédites en Amérique latine, qui lui permettront d’élargir considérablement son champ d’action et même, pour la première fois, d’atteindre les côtes africaines de manière autonome, et ainsi d’imaginer des déploiements de bien plus grande envergure (6).
Autre aspect du renforcement des instruments de hard power brésilien, le renouvellement de la marine a lui aussi été entrepris. En France, le plus connu de ces efforts est l’achat à Naval Group de sous-marins d’attaque à propulsion conventionnelle de classe Scorpène. Conclu en 2008, il verra l’an prochain l’entrée en service du premier des quatre sous-marins commandés. Plus récemment, le Brésil a sélectionné l’offre de l’allemand TKMS pour l’acquisition de quatre corvettes d’accompagnement, grâce à la mise en place d’un consortium avec Embraer et d’autres partenaires brésiliens, et la promesse d’un « transfert de technologie intégral », concernant non seulement le « know how », mais aussi le « know why » nécessaire à une base technologique robuste (7). Couplée à la mise à jour, à la fois des logiciels et du matériel, du système de gestion du combat (CMS) de la marine, le SICONTA MK II, par le « ComOpNav », cette montée en gamme rendra possible la conduite d’opérations plus complexes d’interception de marchandises illégales. Le Brésil pourra en outre assurer lui-même la sécurité des Sea Lines of Communication (SLOC) et mieux assurer sa souveraineté maritime.
La construction, dans le cadre du partenariat stratégique avec la France, d’un sous-marin d’attaque à propulsion nucléaire, l’Alvaro Alberto, a débuté en 2018 et devrait s’achever en 2027. L’ambition pour le Brésil reste de pouvoir disposer de moyens de propulsion nucléaire autonomes et de maîtriser l’ensemble de leur chaîne de production. Pour ce pays ayant volontairement abandonné son programme nucléaire militaire à la fin des années 1980, la priorité est aujourd’hui de ne pas être distancé dans les applications non létales (8).
Un dernier projet mérite d’être mentionné : la relance d’études relatives à l’acquisition d’un nouveau porte-avions, après le déclassement du Clemenceau en novembre 2018. Privé de navire amiral et capacités de projection aéronavales, le Brésil s’interroge actuellement sur la pertinence d’un projet aussi coûteux et complexe. Les difficultés rencontrées dans plusieurs programmes de transfert de technologies, en raison de la faiblesse de la BITD brésilienne, après des années de disette ayant provoqué une véritable « fuite des cerveaux » (9), pourraient menacer la viabilité de cette entreprise d’envergure pouvant aisément connaître d’importants retards et dépassements de budget.
De plus, la relative jeunesse du ministère de la Défense et les multiples affaires de corruption liées aux contrats de défense (dont le Gripen, pour lequel le fils de Lula aurait touché 700 000 dollars et au sujet duquel la justice brésilienne s’intéresse à la différence de 900 millions d’euros entre l’offre initiale de Saab et le prix du contrat finalement signé) posent la question de la capacité de l’État brésilien, en l’état, à mener à bien ce projet. Privé d’agences internes comparables à la DGA, le Brésil doit réfléchir à la mise en place d’institutions pertinentes lui permettant d’améliorer la commande publique de matériels très onéreux qui le feraient figurer parmi les grandes puissances militaires mondiales.
La mise en place des « projets stratégiques spéciaux » menacée ?
Pour parachever la maîtrise du territoire, les différentes doctrines stratégiques brésiliennes énoncent très clairement la nécessité de ne pas simplement s’appuyer sur les moyens classiques de la puissance. Au contraire, les forces armées recherchent prioritairement la mise au point de « technologies de rupture » permettant de surveiller le territoire et de rendre possibles les interventions de leurs soldats à moindres coûts et avec une efficacité décuplée. Mais le système politique brésilien dans son ensemble a‑t‑il réellement la volonté de moderniser son armée et d’y investir massivement ?
Un examen rapide du programme SISFRON, ou Système Intégré de Supervision des Frontières, donne un élément de réponse à cette question. Pensé pour rendre effective la surveillance des 16 000 km de frontières terrestres du Brésil, ce système fait appel à des moyens numériques, spatiaux et de guerre électronique pour assurer le contrôle des flux illégaux entre le territoire du Brésil et ceux de ses voisins. Ambitieux, le projet n’a cependant reçu, pour le moment, que 2 milliards de réaux sur les 12 nécessaires à son financement, en raison du manque de soutien au Sénat fédéral (10).
Le SISFRON représente pourtant le point d’aboutissement de la nouvelle stratégie de centralisation du commandement et de partage de l’information beaucoup plus large et rapide, prônée par les divers documents de doctrine produits depuis 2012. Mais la complexité du jeu politique fédéral, où les sénateurs tendent à favoriser les dépenses destinées à leur circonscription au détriment de l’État central, empêche structurellement le Brésil de se doter de moyens pouvant assurer sa puissance.
En effet, le manque de financement et de visibilité de la politique de défense brésilienne n’a pas fourni d’incitations suffisantes à l’investissement et à la conclusion de partenariats durables, indispensables pour bâtir une BITD plus autonome. Le programme spatial, par exemple, a souffert par le passé de brusques changements de direction politique ayant provoqué l’exil des personnels qualifiés (11). Autrefois capable de produire des lanceurs spatiaux et des missiles de qualité, notamment grâce à sa fusée Sonda‑III, le Brésil a vu son projet de collaboration avec l’Ukraine prendre fin avec la destruction du centre de lancement d’Alcantara en 2003, lors de l’explosion du lanceur VSL‑1. Durement touché par la perte du pas de tir et de 21 ingénieurs, le programme spatial brésilien accuse à présent beaucoup de retard sur ses concurrents et ne dispose pas aujourd’hui de lanceur propre.
La menace spatiale est pourtant réelle. Selon le « Panorama de Défense 2020-2039 », les pays ne lançant pas leurs satellites dans les dernières orbites disponibles dépendront d’autres États pour leurs activités spatiales, aussi bien civiles que militaires. Il serait donc urgent de donner un coup de fouet au programme spatial fédéral. Surtout que le Brésil dispose d’autant de satellites en orbite que le Luxembourg, soit 26 (12), et est engagé dans des partenariats contraignants avec l’Argentine (pour les lanceurs) et la Chine (pour les satellites) et, en cas de relance du programme de lanceurs « Cruzeiro do Sul », la Russie. Des négociations sont de plus en cours pour la création d’une Agence spatiale sud-américaine, sur le modèle l’ESA. Malgré la volonté affichée dans le PESE (Programa Estrategico de Sistemas Espaciales), paru en août 2018, et la nomination comme ministre de la Recherche d’un ancien astronaute, Marcos Pontes, l’autonomie spatiale totale souhaitée n’a encore reçu aucune traduction concrète ni de ressources financières crédibles.
En conclusion
Ainsi, en dépit de l’identification nette des problématiques stratégiques et des solutions qui pourraient leur être apportées, les moyens du Brésil demeurent insuffisants pour ses ambitions, pourtant légitimes, dans les domaines de haute technologie militaire. Le rapport entre dépenses de personnel et d’investissement (18 milliards d’euros contre 2,1 milliards pour l’investissement en 2019 (13), soit un rapport de plus d’un pour huit, alors que la France consacre 20,5 milliards d’euros à ses personnels et 15,7 milliards à ses investissements (14)) est sans conteste la raison majeure de cette carence, due à l’antagonisme profond entre pouvoir législatif et exécutif. Un blocage du système politique dont la solution décidera de la capacité du Brésil à se constituer en grande puissance mondiale.
Notes
(1) « Cenario de Defesa 2020-2039 », p. 73.
(2) Ibid., p. 74.
(3) Objectif figurant dans la « Politica Nacional de Defesa » de 2012, p. 1.
(4) « A Penuria das forças armadas », Estado do Sao Paulo, 10 septembre 2002, p. 3.
(5) Ibid.
(6) Eduardo Oighenstein Loureiro et Thomas Heye, « O Programa KC-390 e a Projeçao internacional de Brasil », Revista Brasileira de Estudios Estrategicos, no 17, janvier 2017, p. 57.
(7) Roberto Godoy, « Consórcio Águas Azuis é Selecionado pela Marinha para a construção de quatro novas corvetas », Estadao.com, 28 mars 2019.
(8) « Cenario de Defesa 2020-2039 », p. 74.
(9) « Programas Espaciais de Argentina e Brasil. A cooperaçao para autonomia », CEBRI, 2014.
(10) « Monitoramento de fronteiras ainda é frágil por falta de verbas, aponta debate », Senado Noticias, 4 juillet 2019.
(11) « Programas espaciais de Argentina e Brasil. A cooperaçao para autonomia », CEBRI, 2014.
(12) « Cenario de Defesa 2020-2039 », p. 39-40.
(13) Igor Gielow et Gustavo Patu, « Defesa tem maior gasto com pessoal na decada, e investimento militar cai », Folha de Sao Paulo, 21 avril 2019.
(14) Avis no 149 (2018-2019) de M. Cédric Perrin et Mme Hélène Conway-Mouret, Commission des affaires étrangères et de la défense du Sénat, 22 novembre 2018.ultérieurement à 243.
Légende de la photo : l’Atlantico (ex-HMS Ocean) et le Bahia (ex-FS Siroco), ici au large de Rio, forment l’essentiel des capacités de projection de Brasilia. (© Marinha)