Magazine Diplomatie

OTAN : que veut la France ?

L’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) a fait partie des « fronts » diplomatiques ouverts par le président français Emmanuel Macron en 2019 avec ses déclarations très polémiques sur la « mort cérébrale » de l’institution dans l’hebdomadaire britannique The Economist (1) fin 2019, juste avant le sommet de Londres. Que reproche la France à l’OTAN ?

Bruno Tertrais : Cette formule, semble-t-il improvisée, était destinée à marquer les esprits. Parce qu’elle était brutale, elle a suscité des réactions défensives, voire de déni. C’est dommage, car sur le fond, le diagnostic du Président mérite d’être écouté. Je répète pour ma part depuis deux ans que si l’OTAN va bien, l’Alliance atlantique va mal — autrement dit que l’organisation militaire est en bonne santé, mais que sa direction politique l’est beaucoup moins. À cause de Trump, d’Erdogan, et des divergences européennes. Emmanuel Macron fait un constat qui n’est pas si différent.

Sur le fond, il relève trois problèmes. D’abord, les doutes sur l’engagement du protecteur américain. Doutes qui existaient sous Obama et qui se sont multipliés sous Trump avec, en toile de fond, un intérêt de plus en plus marqué pour l’Asie. L’argument n’est qu’à moitié convaincant : sous Obama, et même sous Trump, la présence militaire américaine sur le continent européen a été renforcée. Mais ce qui est légitimement mis en doute, c’est la fiabilité et la solidité de la garantie américaine. Le récit traditionnel français se veut ainsi validé.

Deuxième problème : des membres de l’Alliance prennent unilatéralement des décisions stratégiques ayant des conséquences directes pour notre sécurité — Trump avec le retrait de Syrie que l’on apprend par un tweet, Erdogan avec ses interventions dans ce même pays contre les Kurdes, nos alliés de circonstance dans la lutte contre Daech… Ce n’est pas stricto sensu le problème de l’OTAN, mais cela interpelle sur la nature de l’Alliance. Soit dit en passant, l’attitude actuelle de la Turquie neutralise l’argument fallacieux, pourtant encore entendu en France dans certains milieux politiques et intellectuels, selon lequel l’intégration obérerait la liberté d’action stratégique des pays concernés…

Enfin, troisième problème de son point de vue, la focalisation excessive sur la Russie alors que le terrorisme demeure, pour la France, l’ennemi principal. D’où le compromis de la réunion de Londres fin 2019, qui caractérise les deux comme des « menaces », mais différencie leur nature.

L’OTAN permet aux États-Unis d’imposer la vente de matériels militaires américains à leurs alliés. Dans quelle mesure les enjeux économiques et industriels influent-ils sur la position critique de la France vis-à-vis de l’OTAN ?

Je ne suis pas sûr que l’obligation d’achat de matériels américains soit inscrite dans le texte du traité de Washington… Pour reprendre l’excellente formule de la ministre des Armées Florence Parly, l’OTAN, c’est « l’article 5 », pas « l’article F-35 » ! Il reste que l’Amérique profite bien sûr de sa position dominante au sein de l’Alliance… et que ,de leur côté, nombre de pays européens souhaitent s’attirer les bonnes grâces de Washington en achetant américain.

C’est un problème dès lors que l’on souhaite accroître l’autonomie et la souveraineté de l’Europe. L’Amérique s’inquiète d’ailleurs des progrès de l’Europe de la défense dans la mesure où cela pourrait conduire les pays de l’OTAN à moins « acheter américain ». D’où le malentendu à propos de l’augmentation des budgets de défense : pour la France, l’essentiel est d’accroître les capacités européennes, ce qui profite aux nations, à l’Europe et à l’OTAN ; pour les États-Unis, cela devient source de méfiance si cela réduit la dépendance européenne…

Comme les autres pays européens, la France reste, à de nombreux égards, fortement dépendante des États-Unis et de l’OTAN pour sa défense. En termes militaires et opérationnels, quelle est la place de la France dans l’OTAN et de l’OTAN dans la défense française en 2020 ?

La France est beaucoup moins dépendante des États-Unis et de l’OTAN que ne le sont ses partenaires. « Il faut que la défense de la France soit française », disait le général de Gaulle. C’est pour cela que Paris a autant investi dans la dissuasion et le renseignement, de vraies capacités de souveraineté. L’investissement dans la dissuasion nucléaire a également eu des retombées majeures sur la qualité de l’outil militaire dans ses dimensions maritime et aérienne, et de l’industrie de défense.

Ensuite, de quelle dépendance parle-t-on exactement ? La France peut-elle se défendre seule ? Bien sûr que oui ! Mais contre qui et contre quoi ? Il existe peu de scénarios dans lesquels elle aurait à faire face, seule, à une agression étatique majeure, par exemple. Donc la coopération est naturelle. La France peut-elle tout faire à tout moment de manière 100 % autonome ? Bien sûr que non ! Elle a encore des lacunes à combler pour être au niveau requis pour la gestion des crises, dans le domaine du transport tactique et stratégique aérien notamment, ainsi que dans celui des drones, ou encore de la suppression des défenses aériennes pour les engagements de haute intensité. Pourrions-nous agir au Sahel sans le renseignement et l’appui américains ? Oui, mais nous serions beaucoup moins efficaces. Nous possédons par ailleurs des matériels ou des composants de matériels américains : croyez bien que, pour les plus critiques ou les plus sensibles d’entre eux, des solutions de rechange ont été envisagées en cas — toujours possible — de brouille durable avec Washington. Ce qui est plus problématique, c’est la loi qui permet à l’Amérique, par la réglementation ITAR (2), de s’opposer à l’exportation de certains matériels européens…

Depuis dix ans, la France participe, de nouveau, à l’ensemble des activités de l’OTAN à l’exception des affaires nucléaires intégrées. En 2009, l’idée du « retour complet » était fondée sur un constat et sur un pari. Le constat était celui de l’utilité de l’organisation pour la gestion des crises : dès lors que la France y prenait toute sa part, il était logique de souhaiter y être influente à tous les niveaux. Le pari était celui de l’Europe de la défense : il fallait tuer définitivement l’idée selon laquelle la vision française était in fine l’extinction de l’OTAN. Nous contribuons à 10 % du budget commun et avons placé 750 officiers dans les structures militaires. Un officier général français est à la tête du Commandement allié pour la transformation. Nous participons concrètement à toutes les missions de l’OTAN, y compris le renforcement de la dissuasion et de la réassurance dans les pays baltes. En 2018, 2700 militaires français ont participé à l’exercice « Trident Juncture » en Norvège. La France souhaite aussi conforter la dimension nucléaire de l’Alliance à une époque où le rapport de forces avec la Russie pourrait changer dans ce domaine. J’ajouterai qu’à l’ère de Trump, Paris défend l’organisation comme un instrument de multilatéralisme, et se méfie de la tentation d’une « bilatéralisation » des relations entre Washington et ses alliés européens.

Pour l’OTAN, la France, c’est une puissance nucléaire et l’un des seuls États de l’Alliance à la fois disposés et capables de conduire des opérations lourdes et de haute intensité loin de ses frontières. Même si nous n’échappons toujours pas à certaines suspicions solidement ancrées dans l’ADN politique de nos partenaires…

Pourtant, de notre côté, les suspicions ont largement disparu. Nous étions traditionnellement réticents à voir l’OTAN s’engager hors de l’espace euro-atlantique : ce n’est plus le cas. Si l’OTAN peut être utile en Irak, voire au Sahel, pourquoi pas ? À condition bien sûr que ce ne soit pas pour les États-Unis un moyen de contrôler les activités de leurs alliés sans un engagement robuste de leur part… Dans ce cas, la France ne sera pas prête à jouer le jeu.

Emmanuel Macron n’a de cesse d’inviter les différents États membres à repenser la stratégie de l’Alliance atlantique et leur propre positionnement par rapport à celle-ci. Mais qu’en est-il pour la France ? Quelle est sa vision de la raison d’être politique de l’OTAN ?

Une « raison d’être politique » de l’OTAN ? Il me semble que, pour la France, la raison d’être de l’OTAN est avant tout sécuritaire et militaire… Et à l’heure de Trump, d’Orban et d’Erdogan, on peut se demander quelles sont les valeurs partagées de l’Alliance atlantique. Ce qui pose tout de même problème dès lors que les intérêts sont eux aussi divergents. Que partageons-nous avec la Turquie d’Erdogan, qui n’est plus une démocratie libérale, qui soutient l’islamisme politique, et qui fait le grand écart entre l’Amérique et la Russie ?

Cette remise en cause de l’OTAN avait été précédée par le « virage russe », annoncé par Emmanuel Macron devant la conférence des ambassadeurs en août 2019, et par le veto français sur l’élargissement de l’UE à la Macédoine du Nord et à l’Albanie, en octobre. Comment analysez-vous ces différentes orientations, qui ont surpris jusque dans les milieux diplomatiques français ? Relèvent-elles d’une même stratégie ?

Je ne sais pas si toutes les initiatives du Président relèvent d’une stratégie méthodique, mais on peut trouver néanmoins une cohérence dans ces prises de position dans la mesure où elles relèvent d’une méfiance à l’égard des élargissements successifs à l’Est. Le Président semble réceptif à l’idée selon laquelle il y aurait une sorte de sphère d’influence naturelle de Moscou à l’Est… Idée pour le moins contestable dès lors que le projet européen vise par essence à dépasser des notions qui relèvent de la géopolitique du XIXe siècle. Et que, par ailleurs, on pourrait dire, à ce compte-là, que l’Europe orientale relève tout autant de la sphère d’influence de l’UE que de celle de la Russie !

Le « virage russe » que vous mentionnez est un pari. Il consiste à dire, en schématisant : « les États-Unis s’éloignent et nous risquons de jeter la Russie dans les bras de la Chine ; or la Russie est profondément européenne, nous devons donc la faire revenir vers nous ». La véracité de ce récit est douteuse et le pari a peu de chances d’être gagné, surtout en nous étant abstenus de prendre une telle initiative sans même prévenir nos partenaires européens… Mais elle permet de couper l’herbe sous le pied de ceux qui prétendent — à tort — que la France ne parle pas à la Russie. Et surtout, elle permettra de dire « on aura essayé ». Le test étant bien sûr le sort de l’Ukraine, ainsi que la question des missiles à moyenne portée, sur laquelle Paris souhaite que le contact ne soit pas rompu avec une Russie pourtant première responsable de l’extinction du traité sur les Forces nucléaires intermédiaires.

Quant à la position française sur l’élargissement de l’Union, elle est cohérente avec nos réticences traditionnelles, et révèle une méfiance d’ailleurs non illégitime à l’égard d’États des Balkans encore dysfonctionnels, source de crime organisé et d’immigration clandestine. Dire qu’on va les abandonner à la Russie et à la Chine est peu convaincant : l’Albanie est membre de l’OTAN et la Macédoine du Nord le sera bientôt. L’erreur est d’avoir semblé faire fi du compromis courageux sur le nom du pays trouvé par Skopje et Athènes…

Si les débats déclenchés par le président français sont à l’origine de la création d’un « processus de réflexion prospective » sur la « dimension politique de l’OTAN » annoncé dans la déclaration finale du sommet de Londres, ils ont surtout suscité craintes et crispations dans l’Est de l’Europe et mis certains partenaires essentiels, comme l’Allemagne, dans une posture délicate. La méthode n’est-elle pas contre-productive pour la construction d’une défense européenne, risquant d’isoler Paris, aussi bien dans l’OTAN que dans l’UE ?

Il y a des moments dans l’histoire de l’Alliance atlantique où il est utile de prendre de la hauteur. Ce fut le cas en 1967 avec le « Rapport Harmel », rédigé par des personnalités extérieures, sur les « tâches futures de l’Alliance », un texte de bonne facture. L’exercice de réflexion proposé par le président français a été soutenu par certains de nos alliés comme la corde soutient le pendu : le placer sous l’égide du secrétaire général de l’OTAN, c’est garantir le conservatisme et tuer l’innovation.

La France se réjouit d’avoir mis les pieds dans le plat et poussé nos alliés à la réflexion. Je reste sceptique. Les mots employés et l’effet de surprise ont plutôt conduit à un raidissement et la méthode n’était pas cohérente avec notre engagement européen. Mais Paris a réussi à faire accepter l’idée selon laquelle la menace terroriste devait être placée sur le même plan que la menace russe.

Le paradoxe ultime de la posture française est finalement une certaine convergence avec l’analyse de Donald Trump. Et c’est là qu’Emmanuel Macron a peut-être réussi son meilleur coup. Car son entretien à The Economist a peut-être neutralisé par avance le président américain, dont on craint toujours les foucades à l’approche des grandes rencontres internationales. Les deux dirigeants se sont retrouvés, mutatis mutandis, à la fois sur une attitude quelque peu ambivalente vis-à-vis de la Russie et sur une disponibilité de principe à envisager un rôle pour l’OTAN au Moyen-Orient. Je ne suis pas sûr que le président français ait conçu d’emblée cette séquence comme une partie de billard à trois bandes, mais le coup a été bien joué.

Propos recueillis par Nathalie Vergeron, le 24 janvier 2020.

Notes
(1) « Emmanuel Macron in his own words », The Economist, 7 novembre 2019. (Retranscription intégrale en français : https://​www​.economist​.com/​e​u​r​o​p​e​/​2​0​1​9​/​1​1​/​0​7​/​e​m​m​a​n​u​e​l​-​m​a​c​r​o​n​-​i​n​-​h​i​s​-​o​w​n​-​w​o​r​d​s​-​f​r​e​nch).
(2) Réglementation américaine sur le trafic d’armes au niveau international (en anglais, International Traffic in Arms Regulations), NdlR.

Légende de la photo en première page : Le président français reçoit le Secrétaire général de l’OTAN à l’Élysée, le 28 novembre 2019. Après la rencontre des dirigeants de l’OTAN à Londres, quelques jours plus tard, Emmanuel Macron a profité de chaque grand rendez-vous « défense » (vœux aux armées, discours à l’École militaire, conférence de Munich) pour replacer les questions stratégiques de la France dans un cadre européen et défendre sa vision d’une Europe « puissance politique et stratégique » — donc plus autonome des États-Unis, considérés comme peu fiables —, qu’il s’agisse d’engagements militaires conjoints, de la relation avec la Russie, du rôle de la dissuasion nucléaire française ou encore de maîtrise des armements. (© Nato)

Article paru dans la revue Diplomatie n°103, « L’OTAN : quel avenir pour l’Alliance ? », mars-avril 2020.

• Bruno Tertrais, « Quel avenir pour l’OTAN ? », Les podcasts de la Recherche stratégique no 3, novembre 2019, 15 mn (https://​bit​.ly/​2​R​Y​L​33q)
• Bruno Tertrais, « Faut-il se préparer à la fin de l’OTAN ? », Politique internationale, no 165, automne 2019.
• Bruno Tertrais (dir.), Atlas militaire et stratégique, Paris, Autrement, 2019.

0
Votre panier