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Chine-Russie : quel partenariat stratégique et naval ?

Camarades très distants durant les années 1930, alliés très fraternels durant les années 1950, ennemis après la guerre frontalière déclenchée par Mao Tsé-toung en 1969 pour marquer sa différence avec l’impérialisme soviétique, réconciliés à la veille de l’implosion de l’URSS, partenaires économiques dans les deux décennies suivantes, Russes et Chinois conservent pendant longtemps l’un pour l’autre une méfiance au-delà de la distance culturelle. Dans les deux pays autant qu’en Occident, personne ne croit vraiment à la profondeur de leur rapprochement. Et pourtant, l’examen des exercices militaires entre les deux États révèle une intimité qui préfigure la capacité de mener ensemble des opérations de combat.

Désamour

En 2017, un universitaire chinois donne son opinion sur la superficialité de ce nouveau partenariat : « Concernant la Russie, notre première considération est purement bilatérale, nous avons besoin d’une bonne relation ; elle n’apporte peut-être pas beaucoup d’avantages à la Chine, mais si la relation est mauvaise, cela pourrait constituer la pire des menaces pour notre sécurité. Il s’agit d’intérêts négatifs, éviter les ennuis. Mais il y a aussi des intérêts économiques. Ils sont notre premier fournisseur de pétrole et nous avons besoin de leur gaz naturel. Au niveau humain, nous ne nous aimons pas. Nous ne nous faisons pas confiance et le partenariat n’est pas fiable. C’est simplement que nous n’avons pas le choix, car nous sommes de grands voisins. La position stratégique de la Russie est l’isolement. Les Russes n’aiment que l’Europe et les États-Unis, mais ce n’est pas réciproque, car personne ne les aime. (1) »

La même année, à la Sorbonne, au séminaire de relations internationales de Louis Gauthier, alors secrétaire général de la Défense nationale, le diplomate russe Alexandre Loukine délivre un message nécessairement politique. Ce sont les États-Unis, suivis par leurs alliés européens, qui, en ignorant les intérêts stratégiques de la Russie, pourtant clairement exposés dans les doctrines militaires et maritimes (2), en sortant des traités sur les armements stratégiques, en cherchant à étendre l’OTAN en Géorgie et en Ukraine, en frappant Moscou de sanctions pour la punir d’avoir annexé une Crimée très majoritairement russophile, à l’instar d’un Occident qui avait justifié le détachement du Kosovo de la Serbie sur le même critère majoritaire, ont poussé Moscou dans ce partenariat avec Pékin, un partenariat né selon lui du désamour (3).

Vladimir Poutine n’avait-il pas déclaré « La Russie est partie de la culture européenne… Je n’imagine pas mon pays isolé de l’Europe… Donc il m’est difficile de considérer l’OTAN comme un ennemi (4) » ?

Commentant la relation sino-­russe, un spécialiste de la Russie à l’université de Taipei observe : « Ce que les États-Unis sont incapables de comprendre, c’est que la Russie, tout comme la Chine, échangerait bien volontiers ce partenariat sino-­russe pour une meilleure relation avec les États-Unis. (5) » Cet universitaire a‑t‑il raison ? Le partenariat sino-­russe ne devient-il pas plus profond qu’il n’y paraît ?

Perceptions d’insécurité

Au-delà du désamour avec l’Ouest, la Russie partage avec la Chine une analyse assez proche des relations internationales. Choqués par l’intervention occidentale de 2011 en Libye, qui a détourné le mandat du Conseil de sécurité de l’ONU auquel ni Pékin ni Moscou n’avaient opposé leur veto, Russes et Chinois y voient un unilatéralisme déstabilisateur permis par une supériorité technologique américaine qui risque de les laisser de plus en plus impuissants. En juillet 2019, le livre blanc sur la défense chinois le confirme : « À travers l’innovation technologique et institutionnelle, les États-Unis sont engagés dans la recherche d’une supériorité militaire absolue. (6) » Pour sa part, la Russie dénonce la sortie des États-Unis du cadre des traités d’interdiction des missiles antimissiles balistiques et des missiles à portée intermédiaire qui remet en cause les équilibres stratégiques figés à l’issue de la guerre froide. En juillet 2016, lors d’un conseil militaire à Sotchi, le président russe, Vladimir Poutine, déclarait : «  Alors que les États-Unis sont engagés dans la création de systèmes d’armes avancés, nous avons strictement et constamment respecté les obligations internationales qui contraignent la Russie ; malheureusement…, certains pays [les États-Unis] nient désormais les accords qui avaient été trouvés, par exemple dans le domaine de la défense antimissile. Bien sûr, tout ceci est fait dans l’idée de gagner un avantage unilatéral. (7) » Rappelons que les États-Unis ont dénoncé en 2002 le traité signé en 1972 avec l’URSS sur la limitation des missiles antimissiles balistiques et qu’en 2019 ils sont sortis du traité d’interdiction des missiles à portée intermédiaire, citant des violations russes de ces limitations.

Chinois et Russes soulignent également qu’ils dépensent beaucoup moins pour leur défense que les États-Unis. La Chine insiste sur le pourcentage relativement faible de son budget militaire par rapport au volume de son économie : « En termes de pourcentage du produit intérieur brut, de 2012 à 2017, la moyenne annuelle du budget de la défense chinois s’est située à environ 1,3 %. En comparaison, les États-Unis sont eux à environ 3,5 %, la Russie à 4,4 %, l’Inde à 2,5 %, le Royaume-Uni à 2 %, la France à 2,3 %, le Japon à 1 % et l’Allemagne à 1,2 %. La Chine se situe au 6e rang parmi ces nations en termes de pourcentage du produit intérieur brut. C’est le plus bas niveau pour les pays du Conseil de sécurité. Par rapport aux dépenses de l’État, de 2012 à 2017, les dépenses moyennes de la Chine se situaient à 5,3 %. En comparaison, les États-Unis dépensaient environ 9,8 %, la Russie 12,4 %, l’Inde 9,1 %, le Royaume-Uni 4,8 %, la France 4 %, le Japon 2,5 % et l’Allemagne, 2,8 %. La Chine se situe au 4e rang parmi ces nations en termes de dépenses de défense et en pourcentage moyen des dépenses gouvernementales. (8) »

Si le document chinois fait ressortir la première place de la Russie en termes de pourcentage des dépenses militaires rapportées au PIB ou aux dépenses gouvernementales, il passe sous silence la faiblesse économique du pays, dont le PIB ne représente que 1/8 du PIB chinois et 1/12 du PIB américain. Le budget de la défense russe emploie une part très importante du PIB et des dépenses de l’État, mais reste entre sept et dix fois inférieur aux dépenses de défense américaines et quatre fois inférieur aux dépenses de défense chinoises et européennes. Voilà donc deux pays qui s’inquiètent de la supériorité technologique américaine dans un contexte où chacun nourrit des griefs envers les États-Unis. Pékin reproche à Washington de maintenir une pression militaire, en particulier par les patrouilles de liberté de navigation en mer de Chine méridionale. Moscou réagit à l’extension de l’OTAN à l’est, une perception que l’OTAN n’accepte pas, car l’Alliance est par définition défensive. La Russie se sent exclue, son président ayant proposé en 2000 d’adhérer à l’OTAN, une idée qui était encore avancée par des responsables russes jusqu’au début de la décennie suivante. En 2011, l’OTAN et la Russie effectuent même leurs premiers exercices aériens et navals (9). La Russie participait déjà aux exercices annuels « FRUKUS »avec la marine américaine, britannique et française, « BALTOPS » avec les riverains de la Baltique et « BLACKSEAFOR » avec ceux de la mer Noire (10). Tout s’arrête en 2014 avec l’annexion de la Crimée, qui donne sa nouvelle dimension au rapprochement sino‑russe.

La Russie participe à la modernisation des forces chinoises

La coopération militaire sino-­russe est d’abord industrielle et technologique avant de devenir opérationnelle et politique. Dans les deux cas, elle prend un caractère stratégique, permettant d’abord à l’armée chinoise de se moderniser et ensuite à la Russie de promouvoir sa vision d’un monde multipolaire face à la perception d’un unilatéralisme américain : « De 1991 à 2005, la coopération militaro-­technique a représenté l’essentiel de la coopération entre les deux marines. La raison principale était que dans les années 1980 et 1990, le niveau de l’industrie militaire chinoise était très arriéré et avec un besoin urgent de se moderniser et d’améliorer les capacités de combat pour rattraper les États-Unis et l’Europe à travers des acquisitions de matériels étrangers. L’embargo sur les armes à destination de la Chine a fait de la Russie le seul pays capable de lui fournir des armes et de la technologie militaire. Pour la Russie, après l’effondrement de l’URSS, ses entreprises militaires se sont retrouvées en grandes difficultés avec le besoin urgent de vendre des armes pour assurer leur survie et surmonter des problèmes de développement.  »

De 1992 à 2007, la Chine et la Russie sont devenues l’une pour l’autre le principal marché pour les ventes d’armes dans le monde et le principal fournisseur d’armes. Entre 1992 et 2007, les ventes d’armes russes à la Chine ont représenté 40 % des ventes totales d’armes à l’étranger, atteignant 57 % en 2004. Ce commerce a compris un large éventail d’armements aériens et maritimes…, dont plus de 500 avions de tous types, tels que des chasseurs Su‑27, Su‑30, Su‑35, des avions de transport Il‑76, des hélicoptères, 12 sous-­marins Kilo, quatre destroyers Sovremennyy et un grand nombre de missiles antiaériens, de pièces d’artillerie, de radars et d’autres systèmes (11). Après 2007, les ventes d’armes russes à la Chine se sont ralenties, l’industrie chinoise prenant le relais, en particulier dans le domaine naval et aérien où elle a copié certaines armes achetées en Russie ou en Ukraine.

Ce fait est mis en avant par ceux qui ne croient pas à la durabilité d’un partenariat sino-­russe. Comme Washington, mais plus rarement, Moscou se plaint des atteintes chinoises à la propriété intellectuelle. Le 14 décembre 2018, Yevgeny Livadny, le chef du service de protection de la propriété intellectuelle du conglomérat de défense de l’État, Rostec, accuse la Chine de copier illégalement un large éventail d’armements russes et autres matériels militaires. « La copie non autorisée de nos équipements à l’étranger est un énorme problème. Il y a eu 500 cas au cours des 17 dernières années… à elle seule, la Chine a copié des moteurs d’avion, des chasseurs Sukhoi, dont les chasseurs embarqués sur porte-­avions, des systèmes de défense aérienne, dont un analogue au système Pantsir à moyenne portée. (12) »

Signification politique des exercices

La Chine et la Russie se retrouvent d’abord dans des exercices militaires aéroterrestres de l’Organisation de sécurité de Shanghai, fondée en 2001. Le premier a eu lieu en 2003, au Kazakhstan et en Chine. À partir de 2005, la Chine et la Russie s’associent pour les grands exercices sino-­russes « Mission de paix » (13). En 2018, Moscou invite pour la première fois Pékin au grand exercice annuel « Vostok », jusque-là orienté contre la Chine.

Les exercices navals bilatéraux entre les deux pays débutent en avril 2012 près de Qingdao, un an après l’intervention de 10 puis de 19 pays occidentaux et arabes en Libye. Pour Moscou et Pékin, l’intervention outrepasse la résolution des Nations unies. Ces joutes sino-­russes se répètent annuellement depuis, en juillet 2013 devant Vladivostok, en mai 2014 à l’embouchure du fleuve Yangtsé, en mai 2015 en Méditerranée, en août 2015 devant Vladivostok, en septembre 2016 devant Zhanjiang, en juillet et en août 2017 en Baltique et dans la mer d’Okhotsk, en avril 2018 et 2019 au large de Qingdao. Parallèlement, depuis mai 2016, les armées russes et chinoises engagent des coopérations dans les domaines de la sécurité aérospatiale, de la défense antimissile et des exercices d’état-­major.

La Chine et la Russie utilisent ces exercices pour signaler leur volonté de coopérer dans des domaines stratégiques ou politiques sensibles. En septembre 2013, conformément à la décision de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques, les deux marines participent à l’élimination des armes chimiques syriennes en application de la résolution 2181 du Conseil de sécurité des Nations unies. La frégate chinoise Yancheng (relevée par le Huangshan) se joint aux navires danois, norvégien et russe qui escortent ces armes de la Syrie vers un navire américain, pour leur destruction. En mai 2015, les deux marines effectuent leur exercice naval annuel en mer Méditerranée, montrant un tandem sino-­russe inattendu sur la question syrienne. En septembre 2016, l’exercice se tient dans la partie nord de la mer de Chine méridionale, près de Hainan, marquant une solidarité russe après la décision du tribunal international de La Haye en juillet 2016 qui avait rejeté plusieurs revendications chinoises en mer de Chine du Sud.

Cette solidarité a pourtant ses limites. Moscou ne reconnaît pas la revendication de Pékin sur cet espace. Elle critique seulement le fait que la décision a été imposée à la Chine. Société d’État russe, le groupe gazier Rosneft est d’ailleurs engagé dans deux forages vietnamiens à l’intérieur du tracé en neuf traits qui marque les revendications de Pékin. Rosneft coopère également avec Manille, Moscou ne paraissant pas céder à la demande chinoise de suspendre ses activités. Affirmant un multilatéralisme dissuasif en novembre et en décembre 2019, la Chine et la Russie mènent pour la première fois des exercices avec l’Afrique du Sud, au cap de Bonne-Espérance, et avec l’Iran, dans la mer d’Arabie, suggérant une capacité à former des coalitions contre des initiatives occidentales. L’exercice avec l’Afrique du Sud permet de travailler avec une marine très proche des standards OTAN. Celui avec l’Iran fait suite à l’attaque mystérieuse d’un champ pétrolier saoudien et aux tensions entre Téhéran, Washington et Londres à propos de la liberté de navigation après l’attaque d’un pétrolier japonais et la saisie d’un tanker britannique. Moscou et Pékin semblent signifier qu’ils s’opposeraient à une attaque contre l’Iran et que la sécurité du golfe Arabo-Persique est assurée (14).

Une coopération opérationnelle sans précédent

En 2016, l’Université de défense américaine calcule que la Russie est le partenaire le plus assidu de la Chine pour des exercices militaires (4,8 %) devant les États-Unis (4,4 %) et le Pakistan (3,9 %). L’Armée populaire de libération (APL) participe à davantage d’entraînements et de compétitions liés à la préparation au combat avec la Russie et les pays d’Asie centrale qu’avec n’importe quel autre pays. Cette particularité n’est pas surprenante si l’on considère que les pays occidentaux ne veulent pas partager leur expertise. Depuis 2005, les exercices « Peace Mission » de l’Organisation de co-opération de Shanghai se focalisent sur le contre-­terrorisme et le combat (défense aérienne, bombardement, ravitaillement en vol), permettant à l’APL de progresser dans ces domaines cruciaux. Depuis leurs débuts en 2012, les exercices navals bilatéraux de la Chine avec la Russie sont axés sur le combat et les activités de soutien au combat. Depuis 2014, l’armée de terre et les forces aériennes de l’APL participent à des opérations militaires multilatérales et à des compétitions organisées par la Russie, qui lui permettent d’accéder à des normes plus élevées de l’art militaire.

Il en est de même pour les exercices navals. Comme l’écrivent deux chercheurs chinois, « la série des exercices bilatéraux Joint Sea a eu lieu huit fois consécutivement… [et elle va] devenir un “modèle” d’exercices militaires entre la Chine et la Russie. Les thèmes concernent… le contre-terrorisme, l’escorte, le sauvetage, la défense aérienne, les luttes antinavire, anti-sous-marine, le sauvetage des sous-marins, et l’entraînement au combat… (15) ». Les deux auteurs ajoutent que ces exercices de « commandement conjoint » voient la participation d’un grand nombre de personnels, sur une durée très longue. Selon les auteurs, « le niveau de confiance mutuelle et de coopération militaire atteint un seuil inégalé (16) ».

Quels bénéfices tactiques et stratégiques pour la Chine ?

Les experts chinois notent que « dans l’ensemble, la coopération navale entre la Chine et la Russie est ancienne, couvre un large éventail de sujets, à des degrés poussés… impliquant des échanges de haut niveau, une coopération technico-­militaire, la formation de personnels, l’entraînement conjoint, les échanges culturels selon une dynamique positive, stable, durable et plurielle (17) ». Ils reconnaissent que les exercices bilatéraux les plus complexes de la marine de l’APL sont ceux effectués avec la marine russe. Ils comprennent des lancements d’armes longuement préparés. L’édition d’avril 2012 de « Joint Sea » près de Qingdao inaugure des séquences de défense aérienne, de ravitaillement à la mer, de lutte anti-­sous-marine, de recherche et sauvetage, de libération d’otages, ainsi que des tirs réels mer-mer, contre des buts sous-­marins et aériens. Le navire-­hôpital chinois Peace Ark qui visite Vladivostok y participe. L’édition 2013 en mer du Japon concerne 18 bâtiments. La marine chinoise dépêche 4 destroyers, 2 frégates, 1 pétrolier ravitailleur d’escadre, 3 hélicoptères et 1 détachement de commandos. Le déploiement chinois est le plus important jamais effectué pour des exercices avec une autre nation. L’édition 2014 concerne des interceptions dans la zone d’identification aérienne chinoise. Elle comprend aussi des exercices de combat sans scénario préétabli. Pour la première fois, des bâtiments des deux marines opèrent dans des formations communes contre un adversaire commun en partageant les données tactiques de leurs systèmes de combat. En 2016, l’exercice en mer de Chine méridionale comporte un volet anti-­sous-­marin et le débarquement de 90 fusiliers marins russes et 160 chinois. Les deux marines partagent de nouveau les données tactiques pour les phases anti-­sous-­marines et antiaériennes.

De juillet à septembre 2017, les exercices en mers Baltique, du Japon et d’Okhotsk concernent encore le sauvetage de sous-­marins, la défense aérienne, les opérations anti-­sous-marines. Leur sophistication implique que les deux flottes partagent des tactiques et des procédures, facilitées par des systèmes communs : huit des 12 sous-­marins Kilo chinois achetés à la Russie sont équipés de missiles russes à changement de milieu SS‑N‑27b Sizzler/Club portant à 120 nautiques. Dans le domaine antiaérien, les deux destroyers classe 051C chinois sont armés de SA‑N‑6/S‑300, systèmes russes que l’on retrouve pour la défense aérienne de Pékin et sur le croiseur Varyag de la flotte russe du Pacifique.

Les deux marines partagent aussi des destroyers classe Sovremennyy équipés de missiles antiaériens SA‑N‑7 et antinavires SS‑N‑22 Sunburn et des mêmes systèmes de combat et de liaison de données. Destroyers et frégates des classes 052B/C/D et 054A chinois partagent avec les plates-­formes russes des senseurs communs ou proches. Les radars tridimensionnels Top Plate et les conduites de tir Band Stand russes vendus à la Chine puis copiés par celle-ci offrent des capacités proches de détection aérienne et transhorizon. Profitant des propagations particulières des ondes sur les couches de l’atmosphère, les Band Stand ont des portées de détection pour la lutte antinavire inédites en Occident.

L’intimité tactique laisse envisager des scénarios où une flotte sino-­russe pourrait intimider des Occidentaux par le rayon d’action supérieur de ses missiles antinavires et en particulier de ses missiles supersoniques. Les systèmes communs facilitent aussi la défense aérienne, aussi bien stratégique à terre que celle des forces navales : S‑400/SA‑21b (400 km) dans le prolongement des S‑300/SA‑20/SA‑N‑6 sont achetés par la Chine en Russie. Pékin développe les capacités antimissiles balistiques de son HQ‑19 qui se trouve aussi bien sur les nouveaux destroyers que dans les cercles de défense aérienne stratégique sur le continent. L’étroitesse des exercices sino-­russes a cependant des limites. Il ne semble pas que Moscou engage ses sous-­marins à propulsion nucléaire, domaine dans lequel l’avance sur la Chine doit être préservée.

Sur le plan stratégique, un auteur américain rapporte que la Chine aurait demandé à la Russie la possibilité de déployer des sous-­marins en Arctique (18). Il est certain que la Chine travaille sur la technologie permettant à des sous-­marins de rompre la glace. Parallèlement, la Russie s’est engagée à aider la Chine à acquérir la technologie des systèmes d’alerte avancés pour détecter des départs de missiles balistiques (19). Ces deux éléments indiquent que la Russie et la Chine pourraient coordonner leurs dissuasions vis-à‑vis des États‑Unis.

Conclusion

Moscou et Pékin ont été poussés dans les bras l’un de l’autre par un Occident qui a ignoré les préoccupations stratégiques d’une Russie affaiblie, pourtant désireuse d’un partenariat avec lui. Forcée par les circonstances, la coopération militaire sino-­russe devient plus sérieuse qu’il n’y paraît. Sans renier leurs autres proximités avec l’Inde ou le Vietnam, ou avec l’Ukraine, Moscou et Pékin développent une capacité militaire commune, à usage politique, mais aussi à usage pratique, pour dissuader dans l’avenir une coalition occidentale de mener une autre intervention que les deux pays jugeraient déstabilisatrice. L’OTAN n’avait sans doute jamais vu si grand. C’est son erreur d’avoir d’abord ignoré les intérêts russes en voulant s’étendre, et ensuite de ne pas avoir compris que cette posture rapprocherait Moscou et Pékin. L’intimité des exercices navals russo-­chinois invite l’Occident à prendre cette réalité au sérieux. 

Notes
(1) Entretien avec l’auteur, Beijing, juin 2017, dans le cadre de l’étude CS-FRS POSEMAC (avec Mathieu Duchâtel).
(2) https://​digital​-commons​.usnwc​.edu/​c​g​i​/​v​i​e​w​c​o​n​t​e​n​t​.​c​g​i​?​a​r​t​i​c​l​e​=​1​0​0​2​&​c​o​n​t​e​x​t​=​r​m​s​i​_​r​e​s​e​a​rch.
(3) https://​chairestrategique​.univ​-paris1​.fr/​f​i​l​e​a​d​m​i​n​/​c​h​a​i​r​e​s​t​r​a​t​e​g​i​e​s​o​r​b​o​n​n​e​/​C​o​n​f​e​r​e​n​c​e​_​2​0​1​8​/​A​r​t​i​c​l​e​/​L​u​k​i​n​_​f​r​_​C​h​a​i​r​e​_​G​r​a​n​d​s​_​E​n​j​e​u​x​_​2​0​1​8​.​pdf.
(4) Cité par William Nester, Putin’s virtual War, 2019, Frontline Books, p. 219.
(5) Entretien avec l’auteur, Berlin, janvier 2020.
(6) The State Council Information Office of the People’s Republic of China, China’s National Defense in the New Era, juillet 2019.
(7) Vladimir Putin’s final meeting on new weapons, Sotchi, 18 novembre 2016.
(8) China’s National Defense in the New Era, op. cit.
(9) https://​www​.telegraph​.co​.uk/​n​e​w​s​/​w​o​r​l​d​n​e​w​s​/​e​u​r​o​p​e​/​r​u​s​s​i​a​/​8​5​5​0​6​5​3​/​R​u​s​s​i​a​n​-​a​n​d​-​N​a​t​o​-​j​o​i​n​t​-​e​x​e​r​c​i​s​e​.​h​tml.
(10) Joachim Krause et Sebastian Bruns (dir.), Routledge Handbook of Naval Strategy and Security, Routledge, 2015, p. 237.
(11) [中俄海军七十年合作的历史回顾与思考/A Review and Reflections on the 70-Year Cooperation between the Chinese and Russian Navies, 常拉堂 刘 奎/Chang Latang, Liu Kui], Studies on Russia, Eastern Europe and Central Asia, 2019.
(12) https://​asia​.nikkei​.com/​P​o​l​i​t​i​c​s​/​I​n​t​e​r​n​a​t​i​o​n​a​l​-​r​e​l​a​t​i​o​n​s​/​R​u​s​s​i​a​-​u​p​-​i​n​-​a​r​m​s​-​o​v​e​r​-​C​h​i​n​e​s​e​-​t​h​e​f​t​-​o​f​-​m​i​l​i​t​a​r​y​-​t​e​c​h​n​o​l​o​g​y​?​f​b​c​l​E​H​t​6​w​V​_​_​3​E​m​8​r​6​6​N​q​I​K​H​o​t​y​f​b​E​_GI.
(13)  https://​ndupress​.ndu​.edu/​P​o​r​t​a​l​s​/​6​8​/​D​o​c​u​m​e​n​t​s​/​s​t​r​a​t​p​e​r​s​p​e​c​t​i​v​e​/​c​h​i​n​a​/​C​h​i​n​a​P​e​r​s​p​e​c​t​i​v​e​s​-​1​1​.​pdf.
(14https://​www​.scmp​.com/​a​u​t​h​o​r​/​m​a​t​h​i​e​u​-​d​u​c​h​a​tel.
(15https://​youtu​.be/​e​O​I​9​I​y​E​3​4-M.
(16) [中俄海军七十年合作的历史回顾与思考/A Review and Reflections on the 70-Year Cooperation between the Chinese and Russian Navies, 常拉堂 刘 奎/Chang Latang, Liu Kui], Studies on Russia, Eastern Europe and Central Asia, 2019, no 4.
(17Ibid.
(18) https://​nationalinterest​.org/​p​r​i​n​t​/​f​e​a​t​u​r​e​/​c​h​i​n​e​s​e​-​n​u​c​l​e​a​r​-​a​r​m​e​d​-​s​u​b​m​a​r​i​n​e​s​-​r​u​s​s​i​a​n​-​a​r​c​t​i​c​-​p​o​r​t​s​i​t​-​c​o​u​l​d​-​h​a​p​p​e​n​-​6​0​302.
(19) https://​scmp​.com/​n​e​w​s​/​c​h​i​n​a​/​d​i​p​l​o​m​a​c​y​/​a​r​t​i​c​l​e​/​3​0​4​3​7​8​7​/​c​h​i​n​a​-​a​n​d​-​r​u​s​s​i​a​-​p​l​a​n​-​b​o​o​s​t​-​s​c​i​e​n​t​i​f​i​c​-​f​o​cus.

Légende de la photo en première page : Vladimir Poutine et un soldat chinois au cours de l’exercice « Vostok 2018 ». (© MoD)

Article paru dans la revue DSI hors-série n°71, « Russie : quelle puissance militaire ? », avril-mai 2020.
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