L’US Air Force fait face à une foule de problèmes, mais l’un d’entre eux est le corollaire logique de sa puissance et des représentations qu’on lui affecte : sa surextension. Depuis les années 2000, l’accélération du rythme d’engagement en opération a abouti à une redistribution générale des cartes de la puissance aérienne américaine.
De facto, l’évolution de la politique stratégique américaine a conduit à empiler une série de couches d’engagements dont les conséquences ont été directes pour les forces. Le rythme opérationnel soutenu sur une multiplication de théâtres a ainsi influé sur le maintien en condition des forces. Ainsi, pour la seule année 2018, l’Air Force a effectué 44 000 sorties en Afghanistan et 50 000 contre l’État islamique – sans compter donc d’autres opérations, notamment en Europe, en Afrique ou dans le Pacifique. Comme le notent plusieurs analystes, l’US Air Force opère actuellement selon un tempo opérationnel qui est plus de guerre que de paix ou d’opérations.
De jeunes aviateurs pour de vieux appareils
S’y ajoute la question des personnels, en particulier dans le secteur de la maintenance. En 2016, le déficit était de l’ordre de 4 000 personnels. Il a depuis lors été réduit – au prix d’un encombrement dans les installations d’entraînement. Force est également de constater que l’arrivée en bloc de nouveaux matériels – F‑35, KC‑46, le futur B‑21 – et les processus d’appropriation qui les accompagnent devraient avoir une incidence sur les ressources humaines. L’Air Force estimait ainsi fin 2018 que chaque F‑35 nécessitait 20 maintenanciers… La tension sur les personnels porte aussi sur les pilotes. Leur nombre s’accroît : 1 160 ont été formés en 2017, 1 300 en 2019 et les prévisions sont de 1 500 en 2022. Là comme ailleurs, l’US Air Force a dû recourir à des systèmes de primes pour s’assurer que les pilotes qu’elle a formés ne partent pas trop rapidement dans le privé. Ces déficits sont, concrètement, le résultat de choix opérés au milieu des années 2000, lorsque la focalisation sur la modernisation a abouti à une réduction importante des effectifs : entre 2004 et 2013, 60 000 personnels ont été perdus. En fait, la remontée en puissance des effectifs est bien là, mais la question se pose de la capacité à effectivement bien les former.
Certes, les T‑37 ont été remplacés par les T‑6 et le T‑7 Red Hawk a été sélectionné afin de remplacer les T‑38C. Mais là aussi, l’entrée en service de l’appareil – à partir de 2023 – va impliquer une appropriation de nouvelles méthodes de travail. Ainsi, 351 appareils vont être commandés, de même que plus de 80 simulateurs. Une partie des pilotes passera également sur le F‑35, dont le syllabus de formation est lui-même particulier : comme le F‑117 et le F‑22, il ne connaît pas de version de conversion opérationnelle… Pour l’US Air Force, il faut donc à la fois gérer une montée en puissance et changer un certain nombre de routines. Ce type de problématique touche également d’autres forces aériennes, mais la masse de l’américaine multiplie les difficultés. La tension au niveau de l’entraînement porte également sur les coûts de ce dernier. La RAND estimait ainsi, en 2019, que la formation d’un pilote de F‑16 coûtait 5,6 millions, à comparer avec celui d’un pilote d’A‑10 (5,96 millions), de F‑35 (10,17 millions) et de F‑22 (10,9 millions). À titre de comparaison, la formation d’un pilote de B‑2 était estimée à 9,89 millions. Dans le transport, les coûts sont moindres : 2,47 millions pour un pilote de C‑130J et 1,1 million pour celui d’un C‑17. Tout aussi classiquement, il y a l’accroissement de l’attrition matérielle et une maintenance plus difficile d’équipements dont la moyenne d’âge s’accroît, ce que résume le tableau ci-contre.
La question des coûts
Si ces ratios de disponibilité restent très corrects au regard des standards européens, ils sont cependant en constante diminution.
Parallèlement, les coûts à l’heure de vol tendent à s’accroître. C’est certes le cas pour le F‑35 : 44 000 dollars en 2018, du fait d’une mise au point délicate et de problèmes chroniques liés au système de maintenance automatisé ALIS. L’objectif est de voir ce coût réduit à environ 25 000 dollars pour 2025, mais le Pentagone estime que ce sera difficilement réalisable. L’évolution des coûts à l’heure de vol pour les autres types d’appareils reste difficile à estimer. Les chiffres rendus publics en 2016 ne sont ainsi plus disponibles, contrairement à d’autres documents comptables publiés la même année. Les données plus récentes sont quant à elles fragmentaires. Les derniers chiffres fiables sont ceux de 2012, récapitulés dans le tableau page suivante.
Le problème qui va se poser à l’Air Force est double et renvoie à l’image classique de « la baignoire », où les coûts de maintenance les plus importants sont observés en début et en fin de vie d’un système complexe. Or la multiplication des opérations depuis 2001 a entraîné un vieillissement prématuré de bon nombre d’appareils : au-delà de leur âge moyen, c’est le nombre d’heures de vol de chacun qui a augmenté. Dans le même temps, les différentes catégories d’appareils de combat n’ont pas été renouvelées durant des années. L’Air Force va donc avoir à faire face à « l’entrée » de la baignoire pour ses appareils les plus récents – F‑35, KC‑46 –, mais aussi à « la sortie » pour bon nombre de types. Or son budget de base (soit sans les engagements en opérations) a relativement peu évolué compte tenu de l’inflation : 86,68 milliards en 2001 ; 118,35 en 2005 ; 142,36 en 2010 ; 137,13 en 2015 ; 174,87 en 2019 et 158,35 en 2020. Pis encore, des volumes parfois importants ont été alloués au secteur spatial, dont une bonne partie a finalement rejoint la nouvelle Space Force.
Il faut évidemment y ajouter la modernisation des capacités, qui va s’étaler durant la décennie 2020. Or les capacités de combat n’ont pas été les seules à ne pas avoir été renouvelées durant ces trente dernières années. Le segment « dissuasion » doit ainsi subir une modernisation en profondeur dont le coût commence à peser dans le budget de l’Air Force : 1,39 milliard en 2020. Et il devrait augmenter comparativement aux prévisions initiales, du fait notamment des traditionnels surcoûts. Sur la période 2019-2028, le Congressional Budget Office estime que les ICBM (Intercontinental Ballistic Missiles) coûteront ainsi 61 milliards – soit 18 de plus qu’estimé en 2017 – et les bombardiers B‑21, 49 milliards, soit 110 milliards au total. Le coût pour l’Air Force devrait également comprendre une partie des 15 milliards destinés aux armes tactiques et une autre des 77 milliards destinés au renouvellement des systèmes de détection avancée, de commandement et de contrôle. La modernisation de l’ensemble de la dissuasion nucléaire américaine devrait coûter, toujours dans le même laps de temps, 494 milliards de dollars.
Les inconnues
L’US Air Force marche donc sur des charbons ardents : les défis qu’elle va rencontrer dans la prochaine décennie sont importants, tant du point de vue matériel que du point de vue budgétaire ou encore en termes de ressources humaines. Reste aussi qu’elle fera immanquablement face à des défis plus importants encore – qui pourraient également apporter leurs lots de (mauvaises) surprises. Le premier d’entre eux est certainement le processus de numérisation. La construction du concept de cinquième génération, centré sur le partage de l’information (1), positionne toutes les questions liées à la connectivité au premier plan. La génération et le traitement de l’information, le partage des données y compris avec les alliés – de longue date comme de circonstance –, la fiabilisation de la maintenance et le maintien des liaisons y compris sous forte contrainte CEMA (Cyber-ElectroMagnetic Activities) pourraient devenir un poste gourmand en budgets comme en compétences. Il paraît difficile de budgéter les surcoûts liés à la sécurisation – et non à l’acquisition de nouvelles capacités – d’un domaine où un adversaire peut bénéficier de l’avantage de l’agilité.
Un autre problème potentiel a justement trait à l’agilité systémique. Les technologies associées aux drones, à la robotique, aux armements hypersoniques ou encore à énergie dirigée pourraient connaître de profonds changements dans les prochaines années. Sur bon nombre de ces secteurs, l’US Air Force conserve un leadership certain. Mais serait-elle en mesure de dégager les budgets nécessaires à une adaptation réactive alors qu’elle fait face à un processus d’acquisition non seulement déjà problématique aujourd’hui, mais, qui plus est, induit une culture du long terme ? Sans même parler du cas du B‑52, certains F‑16 entrés en service dans les années 1990 pourraient voler au-delà de 2040. Le F‑35 lui-même est présenté comme devant avoir une durée de vie d’environ 40 ans. Les planifications de systèmes de forces continuent ainsi de s’entendre comme on le faisait dans les années 1990. Mais face à un monde stratégiquement dynamique, l’approche sera-t‑elle encore valable dans dix ans ?
Note
(1) Il n’en a pas toujours été ainsi. Au milieu des années 1990, elle était surtout entendue comme la combinaison de l’hypermanoeuvrabilité, de la supercroisière, de la furtivité et de capteurs avancés. La thématique informationnelle n’est apparue que dans les années 2000. Voir Joseph Henrotin, « Aviation de combat : la cinquième génération cherche sa voie », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 18, juin-juillet 2011.
Légende de la photo ci-dessus : Le HH-60W va remplacer les HH-60 de recherche et sauvetage au combat actuellement en service. Le nouvel appareil, évolution de l’UH-60M, a effectué son premier vol en mai 2019. (© DoD)