La révolution des technologies et de l’information dans le renseignement a bouleversé notre approche de la guerre, de la planification des opérations, du combat, mais aussi la manière dont nous connaissons notre ennemi. Les armées doivent anticiper la pensée et les actions de l’adversaire mais sans exclure l’incertitude intimement liée à l’humain.
La révolution des technologies de l’information a révélé l’importance du renseignement militaire. Celui-ci a d’ailleurs été inscrit et mis en avant dans le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008. Selon les termes du Livre blanc, il s’agit de « connaître et d’anticiper ». Pour cela, les budgets consacrés à la recherche et aux technologies ont augmenté. Capteurs très sophistiqués et satellites-espions se sont rapidement développés.
Depuis les années 2000, l’augmentation des moyens est constante et permet le traitement d’informations et de données toujours plus nombreuses. Globalement, le renseignement a gagné en exactitude, et est devenu plus fiable.
Parallèlement, les domaines de l’intelligence artificielle (IA) et des sciences cognitives connaissent d’énormes progrès. Leur développement fulgurant dans le civil intéresse bien sûr les armées. L’objectif est alors de mieux cerner l’intelligence humaine, d’être capable d’analyser la pensée de l’ennemi, d’anticiper ses choix, ses décisions et ses réactions. En fait, il s’agit de le rendre plus prévisible.
Durant les années 1990, la révolution, ou plutôt la mutation, dans les affaires militaires transforme en profondeur le domaine du renseignement militaire, mais aussi les moyens de surveillance et de ciblage (ISTAR ou Intelligence, Surveillance, Target Acquisition and Reconnaissance). Observation humaine et capteurs électroniques permettent la mise en réseau d’informations dans des délais extrêmement courts. D’un bout à l’autre de la chaîne, du renseignement au tir, l’ennemi est visible et ses intentions sont plus claires.
La haute technologie au service du renseignement
Matériels et capteurs deviennent dès lors de plus en plus performants. La France est d’ailleurs un très bon exemple avec sa loi de programmation militaire 2019-2025 qui prévoit de nouvelles capacités pour faire face aux nouvelles menaces dans le cyberespace, mais aussi dans l’espace exoatmosphérique : satellite CERES (capacité d’écoute et de renseignement électromagnétique spatiale), programme multinational MUSIS (Multinational Space-based Imaging System for Surveillance, Reconnaissance and Observation) offrent une résolution optimale dans le spectre visible infrarouge et sont très manœuvrables.
Dans les airs, le renseignement est généralisé et perfectionné avec de nouveaux matériels, comme le système CUGE (charge universelle de guerre électronique), des capacités de reconnaissance sur tous les Rafale (pod RECO-NG), des drones (Reaper) et le développement du futur drone MALE européen. Enfin, notons la détection par le LIDAR (Light Detection and Ranging) qui utilise le faisceau laser pour estimer les distances sur le même principe que le radar. La représentation de la zone survolée se fait en trois dimensions avec une extrême précision capable de s’affranchir du camouflage naturel ou artificiel.
Grâce à l’amélioration dans les communications, les données importantes sont transmises en temps réel. Elles sont vérifiées et croisées grâce à différents capteurs. La fusion des données accroît ainsi la fiabilité du renseignement. Parallèlement émergent de nouveaux domaines de renseignement comme le GEOINT ou Geospatial Intelligence, donc d’origine géospatiale, qui se développe grâce à la localisation par satellite et par fusion des données, possible avec le traitement de données par des ordinateurs de plus en plus puissants.
Les informations sont plus précises et diffusées par des systèmes de communication modernes vers des systèmes de commandement informatisés.
Grâce à tous ces outils, l’ennemi est de plus en plus visible, physiquement, mais aussi « intellectuellement », c’est-à-dire dans ses intentions.
Intelligence artificielle : lire la personnalité de l’ennemi
L’IA fait entrer le renseignement dans un nouveau paradigme, une nouvelle ère. Percer le secret de l’esprit humain, de sa pensée, de ses objectifs, de sa stratégie, revient à rendre les acteurs visibles sur ce nouveau champ de bataille. Elle bouleverse la vision que l’on peut avoir de l’ennemi, la manière dont on peut anticiper ses faits et gestes. Elle offre deux sérieux atouts : capacité d’analyse énorme et rapidité de cette analyse.
Les capacités de calcul sont en augmentation constante et les masses d’informations sont traitées de plus en plus rapidement. Avec le deep learning, les machines sont capables de donner rapidement des réponses à des problèmes extrêmement complexes. Aujourd’hui, elles traitent des données relatives au nombre, à l’organisation, aux chefs et aux données historiques et géographiques afin d’élaborer des hypothèses solides. Parallèlement, l’IA doit permettre de lire la personnalité des responsables politiques et des chefs militaires, de s’affranchir des facteurs humains, ceux-là mêmes qui définissent l’incertitude, le « brouillard de la guerre » cher à Clausewitz.
En France, le ministère des Armées vient de créer une Cellule de coordination de l’intelligence artificielle de défense (CCIAD). D’ici à 2025, plus de 100 millions d’euros par an seront consacrés à ce nouveau défi. D’ici à 2030, 200 experts seront recrutés. Cette cellule sera logée au sein de l’Agence de l’innovation de défense et pilotera tous les travaux relatifs à l’IA et à ses applications dans le domaine militaire, dont le renseignement. Pour la France, il s’agit de ne pas dépendre des autres, notamment des Américains. L’enjeu est de taille, car celui qui commande le renseignement commande la guerre.
Sciences cognitives
Développées surtout à partir des années 1950 grâce aux énormes progrès de l’informatique, les sciences cognitives ont pour but de « décrire, expliquer et le cas échéant de simuler, voire d’amplifier les principales dispositions et capacités de l’esprit humain – langage, raisonnement, perception, coordination motrice, planification, décision, émotion, conscience, culture, etc. » (Daniel Andler). Pluridisciplinaires, elles regroupent la philosophie, l’anthropologie, la psychologie, la neurologie ou la robotique. Adaptées au domaine militaire, elles doivent faciliter l’analyse de l’ennemi, des schémas intellectuels qui structurent sa pensée.
Parallèlement, pour nos propres armées, les sciences cognitives cherchent à améliorer les capacités humaines, à faire progresser l’homme en lucidité et en efficacité. Appliquées à l’analyse de l’ennemi, ces sciences permettent aux analystes d’être plus efficaces, plus rapides. En pénétrant la pensée de l’adversaire, les armées seront alors en mesure de lire les intentions de ses états-majors, d’anticiper et d’avoir « un coup d’avance ».
L’interaction entre les sciences cognitives et l’IA permettra de rendre l’ennemi prévisible, au niveau stratégique (intentions) et opérationnel (actions).
« L’adversaire est un professeur »
« À la guerre, il n’y a pas de meilleur professeur que l’ennemi, mais ses leçons coûtent cher » (Moltke). Pour créer les conditions proches de la réalité sans livrer combat ni payer chèrement la leçon, les armées occidentales ont développé des moyens de simulation toujours plus complexes.
Elles ont également imaginé des équipes d’experts dont la mission est d’apporter un regard critique objectif et extérieur pour définir la pensée même de l’adversaire. Né aux États-Unis, le concept de Red Team s’est développé en toute logique au sein de l’OTAN. Il connaît un réel essor à partir des années 2000.
En France, ce concept est longtemps resté marginal. Mais la nouvelle Red Team intégrée au ministère des Armées avec l’Agence de l’innovation de défense change la donne. Composée d’auteurs de science-fiction, cette Red Team imagine les clefs qui permettront d’anticiper les guerres de demain, mais aussi les intentions et les méthodes de l’ennemi grâce à des scénarios de rupture.
Capacité de jugement et liberté d’imaginer
Malgré tout, on voit bien le véritable problème qui se dresse devant ces différentes approches. La rationalité des comportements de l’ennemi que cherchent justement à anticiper ces matériels, ces sciences, est dans la guerre loin d’être claire, voire acquise. D’autre part, les outils censés permettre de mieux comprendre l’adversaire sont eux-mêmes soumis à la subjectivité de leurs utilisateurs. Pour ces raisons, le « brouillard de la guerre » ne peut pas se dissiper aussi facilement ; il pourrait même s’épaissir.
D’autre part, supposer qu’un adversaire agira de manière rationnelle est un pari qui peut s’avérer dangereux. Dans la guerre en effet, les comportements peuvent facilement avoir un caractère incohérent, insensé. Les exemples dans l’histoire abondent. L’arrêt des panzers devant Dunkerque, en mai-juin 1940, est un cas édifiant.
La difficulté pour le chef militaire sera de se détacher du résultat obtenu par l’IA. Dans des situations extrêmes, sous pression, l’analyste se fiera encore plus à l’IA qu’à son propre jugement. Et c’est bien là le problème. Car c’est la liberté de jugement qui sera remise en cause, voire délaissée au profit de l’IA.
Le chef ou l’analyste pourraient se bercer d’illusions quant à la connaissance de l’ennemi, persuadés de l’infaillibilité de la machine. Ils perdraient ainsi leur capacité de jugement, cette capacité à imaginer des possibilités. Or, cette imagination est indispensable dans les combats, car elle constitue la liberté d’action si chère au soldat, liberté susceptible de lever le brouillard de la guerre au moment opportun.
Légende de la photo ci-dessus : Dans les airs, le renseignement est généralisé notamment par l’utilisation des drones. Pour la France, l’objectif est de s’affranchir des États-Unis qui livrent une grande partie du renseignement militaire.