Magazine Diplomatie

COVID-19 : Le raidissement diplomatique chinois sera-t-il durable ?

À la suite de la flambée épidémique de COVID-19 à Wuhan, dans la province du Hubei, dans le Centre-Est de la Chine, fin 2019, et de la propagation mondiale rapide de cette maladie provoquée par le SARS-CoV-2, la Chine s’est retrouvée sur le banc des accusés, notamment en raison de son manque de transparence. Comment a-t-elle réagi sur le plan diplomatique ?

S. Corcuff  : La Chine a dû faire face à un double défi : gérer la crise sanitaire et son image de pays à l’origine de cette crise. Son insertion profonde dans les réseaux internationaux d’échanges marchands et humains a en effet transformé une crise à l’origine interne en une question internationale. La réponse diplomatique de la Chine a été rapide, sur trois plans. Tout d’abord, la Chine a manifestement essayé d’influencer les décisions et le calendrier des annonces de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), pour retarder la révélation de la pandémie et lui permettre de gérer la crise en interne. Ensuite, elle s’est lancée dans une diplomatie du masque, qui a tenté, par des dons ciblés dans un premier temps — je ne parle pas ici des ventes qui ont suivi —, de restaurer son image auprès de pays bénéficiaires. Enfin, elle a mis l’accent sur les dispositifs liés à la santé dans son grand programme des nouvelles routes de la soie, afin d’apparaître comme un partenaire fiable dans le domaine médical au moment de la crise. Tout cela n’est jusque-là pas très surprenant : l’entrisme chinois dans les organisations internationales n’est pas nouveau ; la Chine n’a eu qu’à suivre l’exemple des pays qui, dès le début de la crise, lui ont généreusement offert du matériel médical ; et la dimension santé des nouvelles routes de la soie était en développement depuis des mois. C’est la tentative de réécriture de l’histoire de la crise par ses diplomates qui était sans doute moins attendue.

Pourquoi a-t-on qualifié ces diplomates de « loups combattants » ?

Une offensive a été déclenchée en février 2020 par le ministère chinois des Affaires étrangères, à travers certains de ses diplomates très nationalistes, qui se sont lancés dans la promotion de la vision et de la gestion chinoise de la crise. Pays souverain, la Chine n’entend pas se laisser critiquer pour sa gestion interne de la pandémie, ni accepter des reproches (qu’ils viennent des parlementaires (1), des chercheurs ou des journalistes) sur un manque de transparence qui s’apparentent, pour elle, à une critique directe de son régime politique. Au-delà, il semble qu’elle vise plus encore à faire valoir qu’elle aurait été au contraire, justement grâce à son mode de gouvernance autoritaire, un État modèle dans la gestion de la crise. À mon sens, cette démarche doit se comprendre dans le contexte des nouvelles routes de la soie, projet phare sur le plan international, qui projettent de manière nouvelle la puissance économique et l’influence chinoise au-delà des frontières du pays. Cette diplomatie veut, enfin, faire croire que ceux qui critiquent la Chine seraient guidés par une jalousie face à son émergence comme puissance mondiale à même de rivaliser avec le bloc occidental, et un aveuglement de ce dernier quant à ses propres défauts.

Cette offensive est-elle risquée pour Pékin ?

Cette ligne de défense me semble convaincre assez peu. Au contraire, elle a sans doute porté sérieusement atteinte à l’image de la Chine. Comme nous l’avons vu en France, plutôt qu’à une froide analyse comparée des faits, certaines ambassades chinoises se sont livrées au dénigrement et à la critique frontale de la gestion de la pandémie par des pays souverains. Certes, ces diplomates se trouvaient légitimes, pensant ne faire rien d’autre que ce qu’ont fait les critiques à l’endroit de la Chine ; ils avaient simplement oublié leur statut de diplomates, le fait qu’ils s’exprimaient à l’étranger, et qu’ils le faisaient publiquement. La Chine, en outre, a tenté de se défausser de sa responsabilité dans l’origine de la crise : le ministère chinois des Affaires étrangères, dès janvier, laissait entendre que le virus aurait une origine japonaise, puis, à partir de mi-février, américaine. Cette distillation d’une théorie complotiste montre qu’une partie des dirigeants chinois est très peu à même de comprendre les Occidentaux, et donc d’anticiper leurs jugements… Mais à vrai dire, là n’est peut-être pas le principal sujet. Tout cela est un continuum de stratégies discursives. L’origine étrangère du virus est maintenant affirmée, en Chine même, comme à l’étranger : les dirigeants chinois montrent une fois encore qu’ils ne souhaitent pas distinguer fondamentalement les deux discours, l’un interne, l’autre externe, et peut-être le font-ils encore moins sous Xi Jinping.

Cette lecture affirmant la supériorité du mode de gestion autoritaire et à la chinoise de la crise est-elle partagée en Chine ?

Cette lecture simpliste est critiquée même par certains intellectuels chinois qui ont eu le courage de prendre la parole. Il est logique qu’elle ait trouvé sa voie jusqu’au sommet de l’État, mais il est étonnant que sa diplomatie ait missionné (je dis « missionné », car le discours se répète peu ou prou sur le même modèle dans les différents pays où il est tenu) ses diplomates pour faire de telles diatribes à l’étranger, la diplomatie chinoise réservant en général ses propos les plus vifs aux critiques qui sont faites à la Chine sur les sujets les plus sensibles : Taïwan, Hong Kong, les droits de l’homme, les camps des Ouïghours dans le Xinjiang… Cela montre à quel point l’épidémie de COVID-19 est un sujet brûlant pour Pékin comme pour Xi Jinping lui-même, dont l’image pourrait sortir durablement écornée.

De plus, la Chine semble ne pas se préoccuper du fait qu’elle entretient d’autant plus les soupçons sur l’origine du virus (le laboratoire P4 de Wuhan) qu’elle rejette maintenant la théorie qu’elle avait d’abord adoptée, celle d’une zoonose [NDLR : la transmission de l’animal à l’homme], qui se serait opérée sur le marché des animaux vivants de Wuhan.

Comment comprendre alors qu’une telle ligne ait été choisie ?

Nous pouvons formuler plusieurs hypothèses. La première est celle de la réaction courroucée et irréfléchie. Rappelons que la première économie du monde est, sur un plan diplomatique et militaire, guidée par une doctrine non interventionniste — en tous cas hors de ce qu’elle considère comme sa sphère d’influence. Si bien que la Chine n’a, à ce jour, encore jamais eu à gérer une crise internationale majeure, encore moins une crise dont elle est à l’origine. La pandémie de COVID-19 est la première, et l’on pourrait penser que la Chine s’est laissé dépasser par l’émotion et l’embarras d’avoir été à l’origine du virus et critiquée pour sa rétention d’information.

Une seconde hypothèse peut être formulée, qui va, au contraire, dans le sens d’un discours planifié, revendiqué, assumé. La République populaire a toujours entretenu la blessure nationale qu’a constitué l’impérialisme occidental au XIXe siècle, et ce souvenir du « siècle d’humiliation » est une antienne particulièrement chère à Xi Jinping, alors qu’elle avait été mise en sourdine sous Deng Xiaoping, dans les années 1980, et sous Hu Jintao, dans les années 2000, après une vague nationaliste sous Jiang Zemin, dans les années 1990. Ce retour de la rhétorique nationaliste coïncide avec la projection de la puissance chinoise hors de ses frontières comme jamais dans l’histoire. Or la Chine se cherche encore, en tant que puissance mondiale. Elle a besoin d’une théorie, d’un sous-bassement culturel, idéologique, ou en termes de valeurs qui justifie et accompagne sa puissance nouvelle dans un monde global dont elle n’a pas écrit les règles. Ce travail est à peine commencé. La Chine en a pourtant besoin maintenant, au risque de voir ses nouvelles routes de la soie considérées comme un pur projet d’hégémonie économique, froidement commercial, et de se voir considérée, elle, la Chine, comme indigne d’un rôle international faute de grandeur civilisationnelle. Dans cette optique, la défense malhabile de la gestion chinoise de la crise peut paraître comme répondant à tout cela à la fois : masquer ses insuffisances, détourner l’attention sur l’origine chinoise du virus, répondre aux critiques, proposer un modèle de réussite qui non seulement lui assurerait de l’influence, mais surtout ferait apparaître celle-ci comme légitime.

Cette réaction chinoise doit aussi être comprise, à mon avis, dans son contexte intérieur. Xi tente de répondre à des objectifs internes très contraignants, qu’il s’est d’ailleurs lui-même fixés : la relégitimation du Parti communiste chinois (PCC), dont l’image est dégradée par la corruption, et qui est contesté, ou qu’il considère comme étant contesté, depuis les années 1990 par des ennemis divers, parfois réels, parfois inventés : pratiquants du Falungong, mouvements séparatistes intérieurs, attentats, résistance farouche de Taïwan, et maintenant rébellion hongkongaise. Il ne manquait plus qu’une nouvelle crise sanitaire, celle du SRAS ayant, il y a dix-sept ans, déjà très sérieusement entaché son image. C’est dans cette situation que Xi est devenu secrétaire général du PCC, en 2012, décidé à redonner à celui-ci les outils d’une maîtrise absolue de la conduite du pays qui aboutit peu à peu à une tentative de retotalitarisation de la Chine, ni plus ni moins. Le pays est immense, et les préoccupations intérieures sont démesurées ; pourtant, Xi s’est lancé dans une aventure, celle des nouvelles routes de la soie, qui est ambitieuse, coûteuse, et critiquée au sein même du pouvoir. Il se sait observé par ses pairs sur la question de Taïwan et de Hong Kong ; tous ne sont pas d’accord avec sa politique dure, craignant que cela n’entraîne plus de conflits encore. Aussi, la crise de la COVID-19 est une épreuve pour lui, la plus forte depuis son arrivée au pouvoir. Si la base sur laquelle l’expansion internationale de la Chine se fonde — le contrôle ferme et total du pays par le Parti — est déstabilisée, c’est toute la politique et tous les projets de Xi qui s’effondreront. Il joue gros, et le raidissement diplomatique est sans doute le pendant du raidissement autoritaire du régime.

Pensez-vous que la ligne est désormais tracée et qu’un assouplissement de la posture chinoise est impossible ?

Pas du tout. La question se pose en effet. Nous devrions réfléchir dès maintenant au scénario d’un possible apaisement, car cette crise a tiré la diplomatie chinoise vers des excès de langage peu fréquents. Une fois la crise passée, la Chine pourrait trouver utile pour ses intérêts de faire oublier cet assaut d’incivilité internationale. Plusieurs facteurs l’y poussent, et avant tout son rôle de grande puissance, la dégradation de son image, les conseils avisés que peuvent lui donner ses partenaires diplomatiques qui auraient tout à perdre à voir la Chine sombrer dans la vision psychotique d’un monde entièrement dressé contre elle. Mais plusieurs facteurs peuvent empêcher la Chine de revenir à des positions plus raisonnables. Tout d’abord, Xi semble décider beaucoup seul, ce qui n’est pas rassurant dans une dictature hantée par le nationalisme.

Ensuite se fait entendre ici et là l’idée que la Chine devrait payer des « réparations » pour cette crise sanitaire mondiale — alors que les Chinois ont déjà payé un tribut très lourd à cette pandémie — ; de tels débats ne peuvent que pousser Pékin au raidissement. Plus sérieusement, une enquête internationale est demandée à l’initiative de l’Australie ; elle est aussi nécessaire que légitime, pour faire la lumière notamment sur les liens entre Pékin et le directeur général de l’OMS. Mais, de toute évidence, cela risque de tendre énormément les relations entre la Chine et le reste du monde. Enfin, la Chine a perdu, dans cette crise, beaucoup de terrain sur un dossier pour elle sensible entre tous : Taïwan.

Rappelons que la Chine considère l’archipel comme une partie inaliénable de son territoire, interdisant toute relation officielle entre des pays étrangers et Taipei, indépendante de fait, mais reconnue comme telle par une poignée de petits États seulement [lire à ce sujet l’article de l’auteur paru dans Diplomatie no 103, mars-avril 2020]. Et pourtant, début février 2020, une patrouille aérienne chinoise incluant un bombardier stratégique faisait une brève incursion dans l’espace aérien de Taïwan et, en avril, par deux fois, le porte-avions chinois Liaoning a, selon le ministère de la Défense taïwanais, navigué dans des eaux proches de l’île… Autant de signaux clairs que Pékin ne tolèrerait pas que Taïwan avance sur son statut international à la faveur de cette crise, mais qui trahissent sans doute la compréhension par la Chine de la position de faiblesse où celle-ci la plonge.

Taïwan est perçue comme exemplaire dans la gestion de cette crise. Comment l’archipel a-t-il contenu l’épidémie en dépit de sa proximité avec le foyer initial ?

Premièrement, Taïwan était prêt sur un plan institutionnel. Depuis la crise du SRAS, elle disposait d’une institution spécifique dormante à réactiver en cas de crise sanitaire, dont l’autorité prévaut sur celle des autres ministères.

Deuxième point, Taïwan possède en Chine un réseau d’alerte très efficace. Contrairement à ce que certains ont pu laisser entendre, l’information n’est pas venue d’un réseau d’espions taïwanais en Chine. La proximité linguistique, la densité des échanges sociétaux et même médicaux entre la Chine et Taïwan font que les Taïwanais sont obligés, pour gérer leurs propres échanges, d’être très au courant de ce qui se passe en Chine. Et ce sont des employés du Centre de contrôle des épidémies qui ont donné l’alerte. C’est ainsi que Taipei a pu se préparer très tôt… mais aussi alerter l’Organisation mondiale de la santé dès le 31 décembre, en suggérant une possible contamination interhumaine.

Troisièmement, Taïwan est une société globalement coopérative en matière d’hygiène. Sans réduire cela à une explication purement culturaliste ni verser dans la caricature, les Taïwanais ont hérité d’une partie de la culture confucéenne, celle d’un respect relatif de l’autorité et d’une véritable application des codes confucéens de la compassion qui se traduit, en situation d’épidémie, par le fait que la majorité fait attention non seulement à soi, mais aussi aux autres. Taïwan a de plus été marquée par cinquante ans de colonisation par le Japon (1895-1945), pays extrêmement hygiéniste. La bonne coopération de la population se comprend également à l’aune de sa confiance dans le gouvernement. La démocratie taïwanaise opte pour la transparence : les discours sont clairs, les politiques arrêtées sont explicitées. Résultat : la cote de la popularité de la présidente fraîchement réélue, Tsai Ing-wen, atteignait 74,5 % le 7 mai, un record depuis 2016 (2).

Quatrièmement, l’utilisation des nouvelles technologies a contribué à juguler l’épidémie. Si, vu de l’Occident, on peut avoir tendance à la méfiance vis-à-vis par exemple du traçage (3), je rappelle qu’il est considéré à Taïwan comme un outil devant être mis en œuvre démocratiquement, temporaire et n’enfreignant pas les libertés publiques — il passe d’ailleurs par des téléphones portables qui sont prêtés aux gens pour cet usage, et non par leurs appareils personnels. D’autres applications fort utiles et moins controversées sont par exemple celles ayant permis d’organiser une distribution optimale des masques dans la période où ils étaient encore rationnés.

C’est ainsi que Taïwan compte seulement, le 14 mai 2020, 440 cas de COVID-19 et 7 décès, pour une population de près de 24 millions d’habitants.

Cette bonne gestion de la crise sanitaire semble avoir galvanisé la diplomatie taïwanaise. Quels ont été ses leviers d’action ?

Taïwan s’est principalement, elle aussi, lancée dans une diplomatie des masques. Au début, comme tout le monde, les Taïwanais en ont manqué, une partie de la production ayant été délocalisée en Chine. Mais, dès les premiers cas sur son sol, l’archipel a décidé d’en interdire l’exportation, mobilisé ses industries locales pour en fabriquer — 92 nouvelles lignes de production ont été déployées en 40 jours — et organisé leur vente rationnée. Et à la mi-février, le gouvernement savait déjà qu’il aurait les stocks suffisants pour pouvoir envisager un don de masques « à partir du moment où la production serait stabilisée », dans un premier temps au seul « vrai » allié que sont les États-Unis.
Rapidement, la présidente Tsai Ing-wen a compris l’enjeu de cette capacité et a fait le pari d’étendre cette offre à des pays n’étant pas des alliés explicites. Fin mars, quand elle a annoncé un don de masques à destination de pays européens, personne — et en tout cas pas moi — n’aurait pensé que cela pourrait faire progresser la cause taïwanaise à l’OMS, dont elle est exclue depuis l’admission de la Chine à l’Organisation des Nations Unies (ONU) en 1971.

Or il semblerait que les ambassadeurs d’un certain nombre de pays occidentaux, dont la France, se soient mis d’accord à l’ONU pour promouvoir la présence de Taïwan comme observateur invité à l’Assemblée mondiale de la santé (AMS, organe décisionnel de l’OMS) (4), du 17 au 21 mai (en visioconférence). Taipei bénéficiait de cette invitation jusqu’en 2017, date depuis laquelle elle n’est plus invitée, à la demande de la Chine, qui juge les positions de l’actuelle présidente, arrivée au pouvoir en 2016, trop hostiles au rapprochement avec Pékin.

Comment interpréter, dans ce contexte, le contrat signé par la France avec Taipei, mi-mars, pour la modernisation de ses frégates La Fayette ?

Le gouvernement français a effectivement confirmé, le 13 mai, qu’un contrat avait été signé deux mois plus tôt avec Taipei pour moderniser les lance-leurres Dagaie installés sur les six frégates légères furtives de la classe La Fayette qui lui avaient été vendues en 1991. À l’époque, cela avait créé une grave crise dans les relations franco-chinoises et conduit à la déclaration de 1994, par laquelle la France reconnaissait, pour la première fois, la position de Pékin à propos de sa souveraineté sur Taïwan. Même s’il ne s’agit pas aujourd’hui de la vente d’armes nouvelles, on parle de l’amélioration d’un système important, qui permet d’éviter d’être frappé par un missile ennemi et améliore sensiblement la survie du navire.

Cette annonce dénote donc certains changements. D’abord, c’est une habile manœuvre diplomatique de Taïwan qui a rendu public ce contrat de 800 millions de dollars taïwanais (24 millions d’euros) le 7 avril, en percevant bien les frustrations occidentales vis-à-vis de la Chine à ce moment-là. Ensuite, Pékin a certes réagi en disant que ce contrat pourrait avoir un impact négatif sur la relation bilatérale franco-chinoise.

Mais la modération relative de cette déclaration par rapport au ton habituel lorsqu’il est question de Taïwan montre que Pékin est vraiment gêné aux entournures et, peut-être, comprend qu’il n’est plus possible de faire des déclarations outrageuses qui ridiculisent la Chine parce qu’on sait qu’elles ne seront pas suivies d’effets. Enfin, la réponse française a été très surprenante, prenant la Chine à son propre jeu des formulations ambigües. Le ministère des Affaires étrangères a en effet suggéré que, dans le contexte de l’épidémie de COVID-19, il serait plus approprié pour Pékin et pour nous tous de se concentrer sur la gestion de la crise — sous-entendu : plutôt que d’inventer des conflits qui n’en sont pas —, dans la mesure où la France honore simplement un contrat ancien.

Cette double évolution concernant la participation de Taïwan à l’AMS/OMS et les ventes d’armes à l’archipel montre bien qu’il existe dans les pays occidentaux une prise de conscience du fait qu’on a vraiment donné beaucoup trop à la Chine et qu’on est devenu trop dépendant d’elle.

Que pensez-vous du débat actuel dans les médias et sur les réseaux sociaux, en France, en Asie orientale et dans le monde, qui tend à opposer ou à comparer différents types de régimes politiques dans leur gestion de la crise de la COVID-19 ?

C’est une question difficile. Certes, les Taïwanais tendent à bien souligner le fait qu’ils ont réussi à endiguer l’épidémie en étant parmi les plus efficaces au monde avec un système de gouvernance transparent et démocratique. Et les Chinois répètent à l’envi que leur modèle autoritaire a été très efficace pour juguler la crise tandis que nous, Occidentaux, ne l’avons pas été avec nos modèles démocratiques.

Mais d’un point de vue d’universitaire, les modèles de gestion de la crise ne sont pas du tout comparables, y compris au sein d’une même zone géographique ou d’un même ensemble de régimes politiques. Le Japon, la Corée ou Taïwan, le Vietnam et la Chine, ou encore la France, l’Italie, les États-Unis et la Nouvelle-Zélande, non seulement se distinguent par leur taille et l’importance de leurs populations, mais ils présentent aussi des contextes sociétaux, politiques, historiques complètement différents, et ne se sont pas saisis du problème au même degré d’avancement de la pandémie dans le pays — cela indépendamment de la nature autoritaire ou démocratique de leur régime.

Ce que confirme en tout cas la réussite des pays démocratiques d’Asie, et en premier lieu de Taïwan, c’est la possibilité d’une réponse démocratique, mais aussi l’innocuité d’atteintes temporaires et encadrées à la liberté de mouvement et au secret des données personnelles.

Si Taïwan semble avoir tiré son épingle du jeu de cette crise, qu’en est-il de Hong Kong, qui a été secoué par un mouvement de désobéissance civique important en 2019 ? Quelles ont été les conséquences — sanitaires et politiques — de l’épidémie de COVID-19 dans la région administrative spéciale chinoise, où doit se tenir en septembre 2020 l’élection du Conseil législatif ?

Rappelons que le statut des deux entités est totalement différent. Hong Kong ne dispose pas d’outils de relations internationales — ou ceux-ci restent très limités et dans le cadre d’une souveraineté régalienne chinoise —, alors que Taïwan dispose de tous les instruments de souveraineté, quoiqu’ils soient contraints par l’étranglement diplomatique chinois.

Dans la gestion de la COVID-19, Hong Kong s’en sort relativement bien avec, au 14 mai, 1051 cas confirmés et 4 décès pour une population de 7,5 millions d’habitants, notamment grâce à l’efficacité de son système sanitaire et à une société civile particulièrement active et efficace. Comme les populations de beaucoup d’autres pays asiatiques, les Hongkongais ont tout de suite mis leurs masques (ce qui atteste de leur efficacité même sans distanciation sociale, dans le territoire avec la plus forte densité au monde) et, de manière plus générale, ont fait montre d’une coopération sociale poussée.

Sur le plan politique en revanche, le mouvement contestataire a accusé ouvertement le gouvernement d’exposer les Hongkongais à cette maladie en refusant, au début de la crise, de fermer ses frontières — que ce soit sous la pression effective de Pékin ou de peur de lui déplaire. De plus, en pleine crise sanitaire, la police hongkongaise a arrêté — sans doute sur l’ordre de Pékin — des figures très connues du mouvement démocratique à Hong Kong, notamment le patron de presse Jimmy Lai, qui publie le très populaire journal d’opposition Apple Daily. À quelques mois de l’élection du Conseil législatif, cela a fortement ému la société civile hongkongaise, ravivant ipso facto les charbons encore ardents de la révolte, qui a repris le 10 mai. Se sont ensuivis de nouvelles arrestations arbitraires, des confrontations entre la police et les manifestants, un usage apparemment totalement démesuré de la force, qui ne cesse de croître depuis 2013. Il semble que Pékin ait saisi l’occasion pour réprimer les mouvements démocratique et localiste à Hong Kong.

En tout état de cause, si la crise sanitaire a sérieusement écorné l’image de la Chine, celle-ci n’a pas changé ses fondamentaux géopolitiques : sa projection de puissance continue de dépendre, pour elle, du contrôle de ces entités liminales que sont Hong Kong et Taïwan.

Propos recueillis par Nathalie Vergeron, le 14 mai 2020.

Notes
(1) Voir notamment : « L’OMS doit pleinement collaborer avec Taïwan », pétition lancée par le sénateur français André Gattolin.
(2) « La cote de popularité de Tsai Ing-wen et de Chen Shih-chung atteint des sommets en temps de pandémie », Radio Taiwan International, 7 mai 2020 (https://​fr​.rti​.org​.tw/​a​r​c​h​i​v​e​s​/​1​1​5​347).
(3) Visant à informer les Taïwanais de la possibilité qu’ils aient été en contact dans les jours précédents avec des gens contaminés et contaminants.
(4) Mike Blanchfield, « La Chine repousse les efforts pour inclure Taïwan à l’OMS », La Presse canadienne, 11 mai 2020.

Légende de la photo en première page : Lors de son discours lors de l’ouverture de la 73e Assemblée mondiale de la santé, le 18 mai 2020, le président chinois Xi Jinping (ici en mars 2019 en Italie) a présenté la Chine en leader mondial de la santé. Il a notamment annoncé une aide de deux milliards de dollars pour soutenir les pays touchés et promu l’action de l’Organisation mondiale de la Santé auprès de la communauté internationale, contrairement à Washington, qui a suspendu sa contribution à une institution qu’il juge inefficace et trop centrée sur la ligne de Pékin. (© Alessia Pierdomenico/Shutterstock)

Article paru dans la revue Diplomatie n°104, « Ces guerres que l’Amérique ne gagne plus… », juin-juillet 2020.

À propos de l'auteur

Stéphane Corcuff

Spécialiste de la géopolitique du monde sinophone, enseignant à Sciences Po Lyon et chercheur associé à l’antenne de Taipei du Centre d’études françaises sur la Chine contemporaine (CEFC).

0
Votre panier