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« Going Global » : Huawei et la rivalité technologique sino-américaine

La politique chinoise a conduit les entreprises à un processus accéléré de développement à l’international et d’investissement en innovation. Huawei, leader des télécommunications, est désormais l’un des points de cristallisation de la rivalité technologique entre Pékin et Washington.

L’internationalisation accélérée des firmes chinoises est le fruit de deux politiques qui ont eu un rôle essentiel dans le succès économique de la Chine : la politique d’ouverture qui, en 1978, a permis l’entrée des entreprises étrangères sur le marché chinois en échange de la technologie et la politique du « Go-Global » qui, depuis 1999, soutient le développement des firmes chinoises à l’étranger. Le but est d’ouvrir de nouveaux marchés, se procurer l’énergie et les ressources naturelles nécessaires à l’économie nationale, et acquérir les technologies et les savoir-faire nécessaires pour rivaliser avec les concurrents étrangers. Le grand objectif des autorités chinoises est aujourd’hui la montée en gamme en termes de qualité et le développement des capacités autonomes d’innovation.

En Europe, le but des firmes chinoises est aussi bien d’acquérir une marque, un réseau de distribution, une technologie ou un savoir-faire (3) (4). Les investissements chinois se sont dirigés en particulier vers trois pays — l’Angleterre, l’Allemagne et la France —, qui ont représenté, en 2017, 45 % de l’investissement chinois en Europe, et le tout dans des secteurs très différents (5). Les investissements chinois en Europe sont très inférieurs aux investissements européens en Chine, et l’inquiétude des Européens est liée non pas au volume des investissements, mais au ciblage de certaines technologies. Cela a été le cas par exemple pour le rachat de l’entreprise allemande de robots Kuka par le chinois Midea en 2016. Aussi, en 2019, l’Union européenne, qui est divisée sur l’attitude à adopter vis-à-vis des investissements chinois, s’est dotée d’un dispositif de filtrage des investissements étrangers dans des secteurs stratégiques (6).

Huawei à Shenzhen, capitale du high tech chinois

Huawei, pionnière de l’internationalisation des entreprises chinoises, est née en 1987 à Shenzhen dans la Zone économique spéciale (SEZ), créée par le gouvernement en 1980. Bureau de représentation pour importer en Chine à partir de Hong Kong des centraux téléphoniques, Huawei est devenue dès 2013 l’un des leaders mondiaux en matière de technologies de l’information et de la communication (TIC), l’un des deux premiers équipementiers de télécommunications du monde, le fournisseur de la plupart des grands opérateurs mondiaux (British Telecom, Deutsche Telekom, Orange, Telefónica, et Vodafone) avec trois grandes activités : équipement des opérateurs téléphoniques, réseaux téléphoniques d’entreprises, et, depuis 2009, vente au consommateur final de téléphones mobiles et de tablettes — en concurrence frontale avec les leaders Apple et Samsung.

Huawei s’est diversifiée sur le marché chinois, puis sur la scène internationale dix ans à peine après sa création. En 2018, le chiffre d’affaires de Huawei a dépassé les 92,2 milliards d’euros, dont 48,4 % à l’international et en particulier Europe-Moyen-Orient-Afrique (28,4 %), Asie-Pacifique (11,4 %) et Amériques (6,6 %) (7). Ce développement international exceptionnel a été guidé depuis le début par la vision pragmatique du fondateur Ren Zhengfei, vision centrée sur les besoins du marché, le rôle de l’innovation, et la concurrence internationale. Ren, qui avait 43 ans en 1987, a traversé les grandes transformations politiques, économiques et sociales de la Chine avant et après l’ouverture du pays, et a participé également au développement spectaculaire de Shenzhen.

Shenzhen est l’un des symboles les plus marquants de la politique de réformes, d’ouverture à l’étranger, et de transition vers l’économie de marché de Deng Xiaoping. Quarante ans après sa fondation, Shenzhen est devenue un très puissant foyer d’innovation, à la fois pour les entreprises chinoises, les entreprises étrangères et les centres de recherches universitaires, avec un marché financier très actif et la présence d’investisseurs en capital-risque. La capacité d’y accumuler des ressources et des connaissances, ainsi que d’y attirer des talents, est l’un des éléments qui ont contribué à la montée en puissance de Huawei et de ZTE, l’un des grands concurrents chinois de Huawei, et à leur compétitivité internationale.

Les investissements de Huawei en R&D

Pendant les dix premières années de Huawei (1987-1997), son principal objectif et sa raison d’être ont été de servir les besoins du marché intérieur chinois des opérateurs téléphoniques locaux, notamment en reprenant une part du marché des firmes étrangères. Les équipementiers étrangers étaient très présents, en particulier Alcatel, entreprise fondée en 1898 — un siècle avant Huawei — et qui avait considérablement investi en Chine depuis 1983.

Dès 1997, Huawei exporte à Hong Kong et en Thaïlande. Le passage de Shenzhen à Hong Kong marque bien un renversement de position au bout de dix ans : cette fois, c’est Huawei qui a le rôle de l’exportateur. La deuxième décennie (1997-2007) sera celle d’une internationalisation tous azimuts, vers les pays émergents comme les pays riches : Europe, Amérique du Nord, Japon, Australie et Nouvelle-Zélande. Huawei n’a pas privilégié la domination du marché intérieur par rapport à la conquête des marchés internationaux, mais au contraire la conquête des marchés internationaux, y compris les plus difficiles et les plus éloignés à tous les points de vue.

Ceci n’a été possible que par des investissements massifs en innovation de manière à rattraper, puis à devancer, les concurrents internationaux à chaque nouvelle génération de technologie de la communication. En moins de dix ans, Huawei est ainsi passée du stade d’imitateur technologique à un stade de leader technologique en faisant preuve d’une formidable capacité d’absorption des connaissances technologiques internationales. Le développement de la vente de ses produits et services est accompagné par la création de centres de recherche et développement (R&D) en Chine et dans le monde, en particulier en Europe, en Russie et en Inde, pays doublement attractif pour Huawei : le plus grand marché émergent après la Chine, mais aussi une localisation idéale en termes de ressources humaines pour le développement des technologies. Dès 1998, Huawei a pu apprécier les talents indiens dans le domaine des logiciels et des TIC, en recrutant à Shenzhen des centaines d’ingénieurs et de spécialistes sur le marché indien. Bangalore, son plus grand centre de R&D dans le monde en dehors de la Chine, est passé de 500 personnes en 2008 à 4000 en 2019, et développe des logiciels et un service aux clients en Inde et dans le monde entier.

La recherche et l’innovation sont au cœur de l’avantage concurrentiel de Huawei (80 000 personnes travaillent en développement), qui a une politique systématique de dépôt de brevets pour protéger ses innovations, tant en Chine qu’à l’étranger. En Europe, Huawei a des centres de R&D en Allemagne, Grande-Bretagne, Finlande, Suède, Belgique, France et Italie. Mais les effectifs de ces centres de R&D européens restent très modestes par rapport aux équipes de R&D à Shenzhen. Cela autorise à penser qu’ils ont pour fonctions principales de connaître parfaitement les besoins des clients locaux ainsi que l’environnement réglementaire et concurrentiel local, d’adapter dans le pays considéré des développements menés principalement à Shenzhen, et enfin d’assurer le service aux clients locaux.

Huawei sur les marchés mondiaux et la quête des talents

Huawei n’a pas suivi le processus habituel d’internationalisation qui privilégie des pays cibles proches du marché domestique en termes de niveau de développement, de culture, de système politique, économique et social. Huawei a utilisé une partie des ressources générées sur le marché chinois pour porter son effort sur les marchés étrangers, bâtir une présence commerciale forte, mais aussi une organisation à la fois très structurée et souple permettant de s’adapter aux circonstances du terrain. Les succès initiaux étaient liés au départ à l’avantage de coût de Huawei, qui offrait un service de très bonne qualité à un prix moins élevé que celui des champions européens historiques. Mais il y a plus que cela : un lien remarquable entre le centre de Shenzhen et ses services spécialisés de marketing, finance, fabrication, ressources humaines et recherche, et les filiales européennes au contact avec le client final permettant d’adapter l’offre aux besoins locaux tout en utilisant les ressources technologiques, financières et humaines du centre.

Dès 1995, Ren a anticipé l’internationalisation et le développement d’équipes de managers internationaux. La stratégie internationale n’est pas conçue à part de la stratégie nationale et les deux stratégies vont de pair. La politique de ressources humaines est conçue pour attirer les meilleurs talents et les motiver dans leurs fonctions en se forgeant ainsi l’image d’une entreprise très innovante à la fois en matière de technologie et de ressources humaines. Les jeunes ingénieurs sont issus des meilleures universités chinoises avec des emplois très attractifs en termes de fonction, de rémunération, de responsabilités, de perspective de carrière et de missions à l’étranger, alternative très sérieuse à un emploi dans une multinationale étrangère ou joint-venture en Chine, parfois moins prometteuse.

L’autre objectif de Huawei est de passer d’une société internationale à une entreprise globale, et d’avoir une forte présence en termes de personnel sur les marchés étrangers. Huawei recrute depuis la fin des années 2000 à la fois des cadres et des ingénieurs à l’étranger, en privilégiant la localisation, mais aussi des étrangers à Shenzhen, phénomène nouveau. Cette étape clé dans la culture de Huawei est la preuve de sa volonté d’ouverture et de sa nécessité d’évoluer avec des compétences multiculturelles.

L’approche du marché européen est multipolaire : la décision peut être prise à Bruxelles, Londres, Paris ou Düsseldorf sans que les niveaux intermédiaires soient un frein au développement tous azimuts. Les pionniers de cette conquête de l’Europe sont des managers chinois, et au premier chef des membres de l’équipe de direction, qui ont peu à peu passé le relais à des Européens finement sélectionnés et forts d’une grande expérience en Europe dans cette industrie, proches des clients, des partenaires, et des pouvoirs publics. On aborde même dans les années 2010 et suivantes une phase d’acculturation de ces Européens au niveau du siège de Shenzhen dans des fonctions de haut niveau.

Huawei et les sanctions américaines

Les activités de Huawei ont fait l’objet d’enquêtes publiques aux États-Unis depuis 2012, mais c’est depuis 2018 que la vraie bataille a été engagée avec :
• une accusation d’espionnage formulée par l’administration américaine et le FBI contre Huawei ainsi que contre Meng Wanzhou, arrêtée fin 2018, la CFO (Chief Financial Officer) de Huawei et fille du fondateur de l’entreprise ;
• le vote par le Congrès américain d’une loi interdisant l’utilisation par les différentes administrations américaines de matériel provenant des deux leaders chinois des télécommunications, Huawei et ZTE, ainsi que d’autres firmes chinoises high tech (8).

En mai 2019, Donald Trump a annoncé l’interdiction pour Huawei de vendre des équipements de réseaux aux États-Unis puis l’interdiction aux groupes américains de commercer avec Huawei. Google, en particulier, a suspendu ses relations avec Huawei, utilisatrice de son système Android.

Ces sanctions contre Huawei ont lieu dans un moment et dans un contexte très spécifiques : le conflit commercial entre la Chine et les États-Unis lié au déséquilibre des échanges, la rivalité politique et militaire entre les deux pays dans le Pacifique, et enfin la montée en puissance au niveau mondial de la 5G, technologie dans laquelle Huawei est en avance par rapport à ses concurrents américains. Si les accusations d’espionnage contre l’entreprise sont difficiles aussi bien à démontrer qu’à démentir, il est clair qu’il s’agit du premier grand affrontement technologique direct entre les deux grandes puissances et de la volonté américaine de donner un coup d’arrêt majeur à un rival technologique de premier plan.

Pour Huawei, il est impossible d’accepter de vivre avec ce type d’épée de Damoclès et plus généralement de dépendre à terme de composants ou de standards américains pour les industries et les entreprises clés. Le défi est commercial, car il faut faire face aux inquiétudes et aux besoins des consommateurs et de la distribution, mais il est aussi et surtout technique, à savoir développer rapidement une technologie de remplacement. L’entreprise dispose des capacités scientifiques et techniques lui permettant de réussir. Cependant, il est difficile de savoir en combien de temps elle pourra développer une technologie à 100 % indépendante de ses fournisseurs traditionnels américains. En tout cas, la mobilisation au sein de Huawei pendant l’été 2019 aura été celle d’un état de guerre : « vivre ou mourir », selon les mots de son fondateur. Dix mille développeurs ont été mobilisés 24 heures sur 24 pour rendre opérationnel le système d’exploitation HarmonyOS destiné à remplacer Android.

Les développements de la 5G par Huawei à l’international vont se poursuivre dans tous les pays qui n’emboîteront pas le pas aux autorités américaines. C’est le cas de la Russie. Mais l’Inde, en revanche, va se trouver en face d’un choix délicat. En Europe, il est peu probable qu’une solution unique se dégage au sein même de l’Union européenne, et chaque pays va devoir prendre en compte à la fois ses échanges commerciaux avec la Chine, ses investissements en Chine et les investissements chinois dans le pays, dont ceux de Huawei.

La Chine a également des champions technologiques dans d’autres secteurs prioritaires, en particulier l’énergie, le ferroviaire et l’intelligence artificielle (IA). Elle a commencé à exporter sa propre technologie de réacteurs Hualong One au Pakistan développés par China National Nuclear Corporation (CNNC), qui seront opérationnels en 2020. Le géant chinois China Railway Rolling Stock Corp (CRRC) a exporté plus de 12 milliards de dollars de matériel ferroviaire en 2018 et est un concurrent redoutable pour Siemens, Alstom et Bombardier. La Chine investit massivement en intelligence artificielle (IA), de même que les géants technologiques Baidu, Alibaba et Tencent dans les start-up chinoises de ce secteur. Ainsi, la Chine est en train de rattraper les États-Unis en termes de nombre de start-up et d’applications.

En tout état de cause, des entreprises chinoises leaders en haute technologie comme Huawei ont pu, grâce à leurs investissements propres en innovation, faire jeu égal avec les leaders mondiaux de leur secteur d’activité. En 2015, le Conseil d’État chinois avait fait connaître le plan « Made in China 2025  » qui a pour objectif une montée en gamme similaire dans dix domaines technologiques clés (9). Ainsi, la rivalité technologique Chine-États-Unis va s’installer d’une manière aiguë et permanente et voir s’affronter deux types de culture d’entreprise et deux modèles nationaux de soutien à l’innovation.

Une rude concurrence avec la Chine se prépare, pour les Européens comme pour les Américains, mais les opportunités de coopération utiles aux deux partenaires existent aussi, comme cela a été le cas dans l’industrie aéronautique où la coopération d’Airbus avec son partenaire AVIC (Aviation Industry Corporation of China) a été profitable aux deux entreprises. Au niveau européen, il sera en tout cas difficile à chaque pays pris isolément de participer avec succès à la compétition, qu’il s’agisse de télécommunications, d’intelligence artificielle ou de spatial. Il y a là un besoin très net de plus de coopération au sein de l’Union européenne.

Notes
(1) Elle contribue à la coopération Europe-Asie dans le domaine de l’enseignement supérieur et des entreprises.
(2) Il se consacre à l’étude des stratégies internationales et aux alliances le long des nouvelles routes de la soie et à la coopération économique en Eurasie.
(3) X. Richet, « L’internationalisation des firmes chinoises : croissance, moteurs, stratégies », Revue Tiers Monde, vol. 3, no 219, Paris, Armand Colin, juillet-septembre 2014. 
(4) F. Lemoine, « Les investissements internationaux de la Chine : stratégie ou pragmatisme ? », Revue d’économie financière, 102 (2), 2011.
(5) T. Hanemann, M. Huotari et A. Kratz, « Chinese FDI in Europe : 2018 trends and impact of new screening policies », MERICS Papers on China, RHG et MERICS, mars 2019, p. 7.
(6) Règlement (UE) 2019/452 du Parlement européen et du Conseil du 19 mars 2019 établissant un cadre pour le filtrage des investissements directs étrangers dans l’Union.
(7) Huawei Annual Report 2018.
(8) Le texte a été introduit au Sénat américain le 15/07/2019 : « Defending America‘s 5G future act », Bill S.2118.
(9) AFEP (association réunissant les dirigeants des plus grands groupes de France), « La nouvelle mondialisation du plan “Chine 2025” », Flashs éco, novembre 2018.

Légende de la photo en première page : Les bureaux de Huawei à Vilnius, la capitale lituanienne. Créée en 1987 et dirigée depuis lors par un ancien chercheur pour l’Armée populaire de libération, Ren Zhengfei, cette firme est devenue en trente ans l’un des fleurons de l’industrie « privée » chinoise et probablement le succès chinois le plus éclatant à l’international. Plus gros détenteur de brevets au monde, elle a consacré plus de 14 milliards de dollars à la R&D en 2018, une somme en augmentation de 13,2 % par rapport à l’année précédente. (© Shutterstock/J. Lekavicius)

Article paru dans la revue Diplomatie n°101, « La Chine au XXIe siècle : Quelles ambitions ? Quelle puissance ? », novembre-décembre 2019.

Geneviève Barré, Quand les entreprises chinoises se mondialisent : Haier, Huawei et TCL, Paris, CNRS Editions, 2016, 378 p. 

Jean-Paul Larçon, Les multinationales chinoises, Paris, ESKA, 2010, 312 p.

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