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Haut-Karabakh : un tournant du conflit se joue à Chouchi (Reportage)

Chouchi. Armen et son frère se sont portés volontaires pour défendre leur terre. (© Arthur Fouchère)

Alors que les forces azerbaïdjanaises ont pris un ascendant peut-être décisif dans le conflit armé qu’elles ont enclenché le 27 septembre 2020 au Haut-Karabakh, Arthur Fouchère, qui a enquêté au plus près du front, du 30 octobre au 6 novembre, livre son analyse de la situation militaire et décrit la vie des civils karabakhtsis, à Stepanakert et Chouchi, deux villes clés pour la suite de la guerre.

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Une violente explosion vient de retentir alors qu’un petit groupe d’hommes est rassemblé non loin d’une Khrouchtchevka (vieil immeuble résidentiel soviétique). En quelques secondes, ces derniers se précipitent vers l’entrée d’un abri sous-terrain. « Regardez par là ! » s’exclame l’un d’entre eux, indiquant la colline d’en face. Un missile azerbaïdjanais vient de s’écraser à seulement 300 mètres, laissant apparaître un large nuage de fumée.

Depuis la fin du mois d’octobre, la ville de Chouchi est le théâtre d’intenses bombardements. Il s’agit du front le plus actif et stratégique du troisième conflit armé opposant la république auto-proclamée du Haut-Karabakh et l’Azerbaïdjan, déclenché le 27 septembre 2020 par une offensive de Bakou.

À seulement 8 km de Stepanakert, Chouchi, perchée sur sa majestueuse colline, protège encore la capitale du Haut-Karabakh. Chouchi constitue le dernier rempart avant un hypothétique siège par l’armée azerbaïdjanaise du centre de l’Artsakh, nom donné par les Arméniens à leur république – démocratique – proclamée unilatéralement en 1991 en vertu de la constitution soviétique, en référence à la dixième province du Royaume d’Arménie (IIe siècle av. J.-C.).

Contrairement à Stepanakert où quelques mères et jeunes femmes ont décidé, à leurs risques et périls, de rester dans leur demeure en espérant le retour de leurs fils et maris partis combattre au front, seuls les hommes sont restés à Chouchi.

Armen s’est fait une raison. Ils ne partiront jamais. « Nous resterons jusqu’au bout, jusqu’à la dernière goutte de sang versée », s’exclame avec pudeur le jeune homme, arme à la main, en fumant sa cigarette. Comédien dans la troupe du théâtre de la ville, il s’est porté volontaire dans cette guerre, tout comme son jeune frère.

Comptant habituellement environ 20 000 hommes, l’effectif de l’armée karabakhtsie est monté à 35 000 grâce à ses nombreux volontaires, mais aussi à des hommes issus de la diaspora.

Chouchi, ville stratégique et symbolique

Cité culturelle du Haut-Karabakh préservant ses vestiges (des églises mais aussi deux mosquées héritées de l’ère persane de l’Empire Sassanide zoroastrien et restaurées en qualité de monuments historiques), Chouchi est un maillon clé de ce territoire montagneux.

Le 9 mai 1992, c’est dans cette petite ville d’environ 5 000 âmes que le tournant de la première guerre opposant les Arméniens du Haut Karabakh et les Azerbaïdjanais (1988-1994, 30 000 morts et 1,5 million de réfugiés dans les deux camps) s’est produit. Un moment historique pour le peuple du Haut-Karabakh : « Le jour de la victoire, l’armée de l’Artsakh et la libération de Chouchi » peut-on lire sur une grande affiche officielle dans le centre de Stepanakert, à l’entrée de l’avenue des Combattants de la liberté.

En 1994, à l’issue de la première guerre, la république autoproclamée du Haut-Karabakh s’était emparée de territoires adjacents sous souveraineté azerbaïdjanaise dans le but d’en faire une zone tampon pour se protéger. Ces zones tampons sont considérées depuis lors comme des « territoires occupés » par Bakou – et par les résolutions de l’ONU de 1993, qui privilégient le droit à l’intégrité territoriale sur celui de l’autodétermination des peuples.

La prise de Chouchi redonnerait à l’Azerbaïdjan le contrôle sur ces zones contestées et lui permettrait de pénétrer sur tout le territoire du Haut-Karabakh. La conquête de Chouchi assurerait également la maîtrise du corridor de Latchine, cordon ombilical entre le territoire du Haut-Karabakh et l’Arménie, le long duquel les combats s’intensifient depuis début novembre 2020, et dont le pont d’entrée a été détruit par l’armée azerbaïdjanaise au début du conflit.

Depuis de nombreux jours et nuits, grâce à une percée progressive des forces azerbaïdjanaises par le Sud, Chouchi est pilonnée et subit d’importantes destructions de bâtiments qui la métamorphosent en ville fantôme. Sa cathédrale Ghazanchetsots, notamment, est partiellement démolie.

Longtemps positionnée dans la vallée, à seulement 5 km, l’armée azerbaïdjanaise a d’abord envoyé une première ligne de saboteurs pour déstabiliser la résistance karabakhtsie, qui riposte dès qu’elle le peut.

Les détonations sont impressionnantes, les départs et explosions de missiles (système Krug) et roquettes (système Smerch) résonnent dans les immenses reliefs de la région.

Depuis le 5 novembre, les assaillants sont parvenus à remonter la colline. La bataille de Chouchi est totale.

Au-delà des combats à l’artillerie lourde, cette guerre se joue dans les airs. Et, de ce point de vue, Bakou dispose d’un très net avantage avec son aviation supérieure et ses drones turcs et israéliens très sophistiqués, comme le Harop, un modèle kamikaze redoutable.

Stepanakert retient son souffle

De l’autre côté de la colline se trouve Stepanakert. Moins meurtrie à première vue, comparativement à Chouchi, la capitale du Haut-Karabakh, prise quasi quotidiennement pour cible, présente néanmoins d’importantes cicatrices.

Si les civils sont davantage épargnés depuis la mi-octobre (1), grâce à une évacuation de la population vers Goris et Erevan, des pertes humaines sont toujours à déplorer. Le 6 novembre, un bombardement massif a causé la mort de plusieurs habitants. Fin octobre, l’attaque du bâtiment du siège de la centrale électrique de la ville a fait deux morts et plusieurs blessés.

Le vieux marché de la ville, une école, de nombreuses habitations, bâtiments, commerces et même la maternité de l’hôpital central sont éventrés.

Les habitants craignent en outre non seulement un siège, mais surtout la présence de mercenaires syriens venus étoffer les rangs azerbaïdjanais sous le contrôle d’Ankara.

Les sirènes retentissent à chaque attaque aérienne, exhortant les habitants à se protéger dans les sous-sols. Le sol et les murs vibrent, tel un géant piétinant la ville.

Construite en 2019, la cathédrale de la Sainte-Mère-de-Dieu de Stepanakert est pour l’heure épargnée. L’archevêque de Stepanakert témoigne, dans la crypte aménagée en dortoir : « Il ne s’agit pas d’une guerre de religion. C’est une terre historiquement arménienne et l’Azerbaïdjan ne l’accepte pas. N’oublions pas les pogroms anti-Arméniens au cours du XXe siècle, qui ont conduit les Arméniens du Haut-Karabakh à vouloir être protégés et à renforcer leur autonomie », affirme-t-il.

Le Haut-Karabakh était en effet une province autonome au sein de la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan depuis le début des années 1920 après une décision unilatérale de Staline, alors commissaire aux Nationalités de l’URSS.

Le conflit, plus ethnique que religieux, est aussi géopolitique (avec l’immixtion de la Turquie). Il tient également à la volonté de revanche de Bakou, humilié lors de la première guerre, et stoppé dans son élan par Moscou en avril 2016 lors de la « guerre des Quatre jours ».

Plus que jamais, les rares habitants encore présents tentent de s’en sortir. Kamo et Artur sont voisins. Depuis fin septembre, ils partagent une petite pièce de 10 m2 dans la cave de leur immeuble. « Mon fils est en train de se battre. Quant à moi, je mourrai ici, affirme Kamo sans une hésitation. J’ai combattu lors de la première guerre, je ne peux pas imaginer quitter mes terres comme cela », explique-t-il avec émotion. Artur, réformé après avoir perdu la vue d’un œil lors du premier conflit, est très inquiet. Au bord des larmes, il tente d’être positif : « tout ce que nous voulons, c’est la paix et pouvoir continuer à vivre sur notre terre. Nous ne voulons rien d’autre », confie-t-il.

Leurs femmes et leurs filles sont quant à elles en sécurité à Erevan. Mais dans un autre quartier de Stepanakert, plusieurs femmes vivent, comme eux, recluses dans leur sous-sol.

« Nos fils se battent et nous avons des nouvelles sporadiques. Ils nous disent que “Ça va’’, sans s’étendre davantage. Juste pour nous rassurer », confient-elles avec calme.

Fin octobre, 60 % de la population du Haut-Karabakh était officiellement partie se réfugier en Arménie mais, depuis le 5 novembre, les évacuations en catastrophe se multiplient.

Aux urgences de l’hôpital de Stepanakert, chirurgiens et traumatologues travaillent jour et nuit pour réceptionner les blessés. « Les ambulanciers que vous voyez ici sont pour la plupart des volontaires, très jeunes, qui s’investissent corps et âmes pour transférer les combattants blessés depuis le front », explique l’un des médecins.

Une guerre… en pleine crise sanitaire de Covid-19, qui rend la situation humanitaire extrêmement critique. « Au début des bombardements, c’était chaotique. Puis, nous avons structuré notre approche : nous nous rendons directement auprès des habitants, dans leurs abris, pour proposer des tests », expliquait le responsable du département « Covid » de l’hôpital de Stepanakert, le 1er novembre.

Chouchi, Stepanakert… L’avenir des deux grands bastions du Haut-Karabakh est en sursis ; un basculement peut se produire à tout moment.

Mais selon les Arméniens, entre déni et espoir, la victoire et la paix future ne font aucun doute.

Note

(1) À l’heure où nous publions ce reportage, les autorités arméniennes déplorent une cinquantaine de morts civiles tandis que celles d’Azerbaïdjan en annoncent plus de quatre-vingt-dix de leur côté. Il y aurait déjà plusieurs milliers de victimes parmi les combattants (militaires et volontaires).

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