Au terme d’une décennie marquée par un développement accru et volontariste des liens économiques et politiques avec les États de la région, la Russie apparaît au Moyen-Orient comme la seule puissance en mesure de projeter son influence et de fournir un contrepoids crédible face à celle des États-Unis.
Portée par un dynamisme économique et diplomatique affirmé, cette remarquable résurgence s’est surtout reposée, avec des succès divers, sur trois postures stratégiques simultanées à l’égard de l’espace moyen-oriental : un ciblage concerté des secteurs les plus rentables et les plus mutuellement bénéfiques dans les échanges commerciaux ; un soutien tant matériel que politique à la défense de l’intégrité territoriale et de la souveraineté de certains acteurs régionaux ; ainsi qu’une implication plus soutenue dans le processus de médiation et de résolution des nombreux conflits qui traversent l’espace moyen-oriental.
Cet activisme russe au Moyen-Orient ne doit toutefois pas masquer certaines vulnérabilités pouvant limiter son champ d’actions, en partie liées aux ambitions diamétralement opposées des pays de la région, mais aussi de certains acteurs internationaux. Si ces difficultés sont de nature à hypothéquer sur le long terme les progrès enregistrés jusqu’à présent, la diplomatie russe entend continuer à défendre, dans les prochaines années, une nouvelle architecture de sécurité au Moyen-Orient. Tour d’horizon des succès et des défis qui attendent la puissance russe dans la région.
Des liens commerciaux ciblés sur l’énergie
Depuis deux ans, les intérêts de Moscou dans le secteur énergétique s’articulent autour de trois objectifs cardinaux distincts : l’exportation de centrales nucléaires, l’acquisition de concessions gazières et le contrôle des prix des hydrocarbures.
Une offre nucléaire attractive
Dans le cadre du premier de ces objectifs, le groupe public Rosatom s’est fait le chantre, depuis le début de la décennie 2010, de la promotion de solutions intégrées dans le domaine des centrales nucléaires. Censés pallier la demande énergétique croissante des pays moyen-orientaux, ces grands projets d’infrastructures nucléaires recouvrent l’ensemble du cycle de combustion, de l’approvisionnement d’uranium jusqu’au traitement des déchets — et ce pendant toute leur durée de vie (soit près de 60 ans).
À l’heure d’écrire ces lignes, seuls les gouvernements turc (centrale d’Akkuyu), égyptien (El-Dabaa) et iranien (Bouchehr II) étaient en passe de parachever les différents travaux de construction en cours (1). L’Algérie, la Tunisie, le Maroc, et surtout l’Arabie saoudite, ont tous quatre exprimé à plusieurs reprises leur intérêt pour ce genre de projets clé en main. Cette dernière vient d’ailleurs de lancer un appel d’offres en février 2020 pour lequel Rosatom semble le candidat favori. Qualifiés le plus souvent de « gagnant-gagnant », ces récents projets permettent à la Russie à la fois de se positionner comme l’un des leaders mondiaux du secteur nucléaire et de peser de façon plus pérenne sur le mix énergétique des pays du Moyen-Orient.
Des concessions gazières prometteuses
Les entreprises énergétiques russes participent également depuis plusieurs années aux différents appels d’offres régionaux pour l’octroi de concessions gazières ou pétrolières. Dans le bassin Levantin (2), Gazprom, Rosneft ou encore Novatek poursuivent leurs activités de prospection, d’extraction et de production de gaz — le plus souvent au sein de consortia internationaux. En Égypte, par exemple, l’énergéticien public Rosneft gérait, début 2020, près de 35 % du gisement en offshore Zohr aux côtés de l’italien ENI et du britannique BP. La participation du groupe russe dans Zohr lui donne les ressources nécessaires pour augmenter ses livraisons de gaz à l’Égypte et pour soutenir ses activités commerciales croissantes face à la concurrence de son compatriote Gazprom (3).
Signé en janvier 2018 de concert avec les autorités syriennes, et en l’absence de tout autre soumissionnaire, un accord-cadre de coopération énergétique permet dorénavant aux compagnies russes de disposer de droits exclusifs sur l’ensemble des activités d’exploitation du pétrole et du gaz en Syrie. Couvrant une période de vingt-cinq ans, cet accord est perçu à Moscou comme une juste rétribution au soutien politique et militaire du régime de Bachar el-Assad. Cette entente fait notamment les choux gras de Stroytransgaz, une société privée dont les activités ne cessent de s’intensifier au Moyen-Orient (4). Après avoir remporté en 2017 un appel d’offres pour la reconstruction d’une usine de traitement du gaz près de la ville de Rakka et la modernisation des raffineries de Banias et de Homs, le groupe a conclu l’année dernière un contrat de 50 ans pour le développement des champs de phosphates à Palmyre et l’expansion du port de Tartous.
Début 2020, tous les regards se concentraient sur les gisements offshores d’Israël et du Liban. En dépit d’un dialogue bilatéral fécond sur le plan politique, la pénétration du marché gazier israélien demeurait l’objectif dont la réalisation apparaissait la plus complexe à moyen terme. En effet, une succession infructueuse de soumissions russes pour des concessions dans les blocs de Tamar et de Léviathan font croire à Moscou que l’industriel américain Noble, partenaire incontournable des Israéliens dans le secteur énergétique, s’oppose à l’apparition d’une quelconque concurrence russe dans ses prébendes (5). Les zones côtières libanaises constituent un second point d’intérêt, cette fois plus flexible. En janvier 2018, un consortium composé de l’énergéticien privé russe Novatek, du français Total et de l’Italien ENI a obtenu de la part du gouvernement de Beyrouth une première autorisation de développer les champs gaziers dans sa zone maritime exclusive.
Si les ressources du bassin Levantin sont effectivement de nature à concurrencer à moyen terme les exportations de gaz russe en Europe (voir carte ci-dessous), la morphologie sismique de la région et les différends juridiques liés aux tracés des frontières maritimes des pays riverains freinent pour l’heure les projets rivaux de gazoduc reliant la région à l’Europe. Moscou peut compter, à cet effet, sur l’appui de la Turquie qui cherche non seulement à se positionner en tant que pôle de transit gazier pour l’Europe du Sud mais à devenir, elle aussi, un important acteur économique dans le domaine du gaz (6).
Un contrôle des prix des hydrocarbures sous tension
Sur le plan énergétique, le défi majeur de la Russie se cristallise dans son face-à-face avec l’Arabie saoudite sur la question du contrôle des prix des hydrocarbures. En réaction à une déstabilisation de l’offre pétrolière sur les cours mondiaux essentiellement provoquée par la montée en puissance de la production américaine de pétrole de schiste, Moscou et Riyad s’étaient entendus dès septembre 2016 sur la nécessité de calibrer leur production collective en réduisant leur volume de production respectif. Or, la chute de la demande en produits pétroliers en raison de la pandémie de COVID-19 et le refus du Kremlin d’acquiescer aux demandes saoudiennes de procéder à de nouvelles réductions supplémentaires auront eu raison, début mars 2020, de cette entente (7). Selon toute vraisemblance, la logique de cette divergence stratégique tient moins à une bataille russo-saoudienne pour les parts de marché que d’une volonté russe de nuire à l’essor commercial des producteurs américains, accusés par les industriels russes de ne pas souscrire à l’équilibre des marchés pétroliers (8).
Dans ces circonstances, la prise de position des Russes tend à forcer le gouvernement américain à respecter les quotas auxquels la Russie souscrit elle-même depuis 2016. Au terme de nombreuses négociations, la Russie a accepté le 12 avril dernier de réduire sa production selon un calendrier préalablement fixé. Cette promesse est toutefois conditionnée au respect par Washington d’une baisse substantielle de sa production dans le but de faire remonter les prix.
Le soutien et la défense de l’État
La diplomatie russe au Moyen-Orient est également devenue la courroie de transmission d’une certaine vision traditionaliste du droit international, entendu comme le respect des principes de souveraineté et de non-ingérence. De plus en plus audible depuis les guerres d’Irak et de Libye, ce positionnement vient s’opposer de manière frontale aux tendances activistes dites « progressistes » des États occidentaux promouvant, pour leur part, une responsabilité commune de protéger les populations contre des actes arbitraires perpétrés par leur propre gouvernement. Cet affrontement idéologique se déploie, sur le terrain militaire, autour de deux objectifs stratégiques visant à freiner les interventions militaires occidentales et à renforcer dans le même temps la souveraineté de l’institution étatique au Moyen-Orient.
La contre-diplomatie des systèmes de missiles
Dans le domaine militaro-industriel, la Russie s’est décidée depuis la fin des années 2000 à vendre aux États de la région des armes défensives en vue de se prémunir contre une potentielle attaque aérienne massive orchestrée par la Maison-Blanche ou par les membres de l’OTAN — et ainsi, de réaffirmer leur souveraineté territoriale. À cet égard, l’un des plus beaux fleurons de l’industrie russe demeure les systèmes de défense antimissiles aériennes. Ces batteries de missiles, sur lesquelles sont embarqués de puissants radars, sont en principe à même de localiser, d’intercepter, puis de pulvériser tout objet aérien. Restreignant ainsi les chances de succès d’une intervention militaire ennemie, l’acquisition de cette arme défensive promet aux États de la région une certaine sanctuarisation de leur régime politique respectif.
Si l’Iran, l’Égypte et la Syrie sont les seuls États du Moyen-Orient à posséder de telles armes défensives, leur acquisition a récemment attisé l’appétit d’un pays comme la Turquie, en proie à des tensions croissantes avec ses alliés occidentaux. En ce sens, Ankara et Moscou ont signé fin 2017 un accord à hauteur de 2,5 milliards de dollars prévoyant la livraison de plusieurs unités du système de missiles S-400. Cette transaction, la première du genre effectuée entre la Russie et un membre de l’OTAN, se heurte de manière frontale à la domination américaine sur l’approvisionnement militaire de ses alliés. En dépit de la Loi sur les sanctions contre les adversaires de l’Amérique (CAATSA, en anglais), le gouvernement turc a maintenu son accord avec la Russie et quatre batteries de missiles comprenant 36 unités de tir et plus de 192 missiles lui ont été livrées en 2020 (9). En dépit des mesures de rétorsion de Washington (perte du traitement commercial préférentiel pour les produits turcs, suspension de la chaîne de production des avions de chasse américains F-35), des négociations sont actuellement en cours pour permettre une participation prochaine de la Turquie à la construction des S-500, version améliorée des S-400 (10).
Le récent intérêt porté par l’Arabie saoudite, un autre allié de Washington, pour ce type d’équipement militaire s’inscrit pour sa part dans la guerre que mène celle-ci au Yémen, mais aussi à sa confrontation géopolitique avec l’Iran. Après avoir conclu en octobre 2017 un premier mémorandum d’entente permettant notamment une fabrication conjointe et locale des systèmes de missiles, les gouvernements russe et saoudien étaient fin avril 2020 en cours de négociations pour traiter les derniers détails financiers et logistiques de cette nouvelle coopération militaro-industrielle.
La défense prioritaire de l’État syrien
La République arabe syrienne demeure, quant à elle, le pays qui a le plus bénéficié du soutien tant matériel que politique de Moscou pour la préservation de ses institutions depuis le début de la guerre civile. Souhaitant à tout prix éviter une répétition du scénario libyen, la Fédération russe s’est fortement impliquée dans la recherche d’un accord de paix qui préserverait l’intégrité territoriale de la Syrie et transformerait le régime syrien en maintenant les structures étatiques existantes. C’est dans cette perspective qu’il faut d’ailleurs comprendre la proposition russe de démantèlement de l’arsenal chimique syrien (septembre 2013), l’intervention militaire en Syrie (septembre 2015) ou encore le processus d’Astana initié avec la Turquie et l’Iran (mai 2017).
Sur le plan militaire, le déploiement d’une unité S-400 sur la base aérienne de Hmeimim en novembre 2015 a eu pour double effet de sanctuariser une partie du Nord-Est du territoire syrien et d’infliger d’importants dommages aux drones et autres avions de chasse ennemis (qu’ils soient turcs, israéliens ou américains) (11). La menace récurrente de déploiement de nouvelles unités — par exemple, près des frontières syriennes ou dans des zones stratégiques — met directement en péril la suprématie aérienne des États-Unis et d’Israël dans la région. Au niveau politique, les Russes n’hésitent pas — souvent de concert avec leurs homologues chinois — à recourir à leur droit de veto au Conseil de sécurité de l’ONU pour faire échouer tout projet de résolution visant à remettre en cause la légitimité, la souveraineté ou l’intégrité des institutions étatiques syriennes. Le dernier en date, le quatorzième du genre, s’est opposé en décembre dernier à la prolongation de l’aide humanitaire transfrontalière — la Russie estimant que le régime syrien était en mesure d’assurer lui-même la distribution de l’aide humanitaire sur son propre territoire, progressivement mieux contrôlé. Depuis 2018, la Russie promeut en outre un projet de nouvelle constitution pour la Syrie, dont les travaux ont d’ailleurs débuté le 30 octobre dernier à Genève. Placé directement sous l’égide de l’ONU, le comité constitutionnel syrien est composé des représentants du gouvernement syrien, de l’opposition et de la société civile. L’avancement de ce projet dépendra toutefois largement de la stabilité politique sur le terrain.
Une diplomatie davantage tournée vers la médiation des conflits
La Syrie n’est pas le seul champ d’action des Russes en termes de médiation. Depuis le début de la décennie 2010, Moscou cherche à s’imposer en tant que médiateur des nombreuses dissensions politiques au Moyen-Orient. Couplée à un certain détachement vis-à-vis de l’aléa moral et à une réactivité pragmatique dans un environnement régional hautement instable, l’influence croissante des Russes au Moyen-Orient leur permet d’anticiper de façon plus efficace les risques et défis potentiels liés à leurs choix stratégiques dans la région. Surtout, elle force indirectement les États occidentaux — États-Unis en tête — à être beaucoup plus attentifs aux revendications russes. En matière de résolution de conflits, l’approche de la diplomatie russe consiste moins à prendre parti pour l’un ou l’autre des belligérants qu’à dialoguer avec les deux parties simultanément. Si chaque partie liée au conflit ou à des tensions est effectivement mécontente de la coopération menée par la Russie avec son adversaire, elle est toutefois incitée à participer de bonne foi à la reprise du dialogue par l’entremise de Moscou, compte tenu des conséquences néfastes que représenterait un abandon de la coopération avec la Russie.
À la recherche d’un équilibre entre Israël et l’Iran
La stratégie des Russes à l’égard de l’antagonisme irano-israélien s’inscrit parfaitement dans ce schéma. Si la convocation de négociations trilatérales entre la Russie, Israël et l’Iran n’est certes pas à l’ordre du jour, Moscou demeure le seul interlocuteur entre ces deux pays et, par conséquent, le garant indirect de leur sécurité. Le Kremlin perçoit avant tout Israël comme un partenaire crucial pour son développement économique (à travers les investissements israéliens réalisés en Russie) et pour sa propre stratégie militaire en Syrie (renforcement de la coordination militaire et sécuritaire). Quant au régime iranien, la Fédération russe le considère comme un allié solide pour s’opposer à la politique étrangère américaine dans la région. Dans le même temps, Moscou voit également dans l’isolement économique de l’Iran une opportunité pour les entreprises russes d’acquérir des parts de marché supplémentaires dans le secteur de l’énergie sans avoir à faire concurrence à l’Occident. S’agissant de la rivalité entre l’Iran et Israël, le gouvernement russe parie pour l’heure sur une stratégie de coopération indiscriminée : en Syrie, les forces russes permettent aux combattants iraniens de poursuivre leurs opérations de soutien au régime syrien tout en tolérant officieusement les raids aériens d’Israël sur des cibles iraniennes (12). En ce qui concerne la coopération russo-iranienne dans le secteur du nucléaire civil, le Kremlin continue de réitérer auprès des instances internationales son caractère essentiellement pacifique. Sur fond de tension avec Washington sur le dossier iranien, le principal défi pour les mois à venir devrait consister, vu de Moscou, à naviguer entre, d’un côté, la supériorité technologique des arsenaux militaires et nucléaires israéliens (13) et, de l’autre, le projet iranien d’expansion de son influence dans le monde arabe (14).
Une implication proportionnée entre Israéliens et Palestiniens
Cette posture équilibriste se retrouve également dans le cadre de la gestion russe du conflit israélo-palestinien : le 6 avril 2017, la Russie est devenue le premier pays à reconnaître Jérusalem-Ouest comme capitale d’Israël et Jérusalem-Est comme capitale d’un futur État palestinien indépendant (15). Depuis l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, le positionnement pour le moins tranché des Américains sur cette question est venu à bien des égards court-circuiter les efforts russes entrepris ces dernières années pour remettre le processus de paix sur les rails (tentative de conciliation intra-palestinienne ; proposition d’une conférence de paix israélo-palestinienne à Moscou). Dès son annonce en janvier 2020, l’efficacité du nouveau plan de paix américain a été immédiatement remise en doute par le ministre des Affaires étrangères russes Sergueï Lavrov. Selon lui, les dispositions unilatérales qu’il concède à Israël et la négation des bases juridiques internationales qu’il implique sont peu susceptibles de contribuer à un apaisement des tensions et à rectifier la situation sur le terrain. Si le gouvernement russe se persuade que ce traité de paix ne devrait pas survivre à son promoteur, Moscou réitère régulièrement son refus catégorique du projet d’annexion par Israël de certaines portions de la Cisjordanie, soulignant que cette action compromettrait le règlement du conflit sur la base d’une solution à deux États (16). Cette prise de position en faveur de la souveraineté palestinienne ne saurait toutefois remettre en cause la collaboration russo-israélienne dans les domaines militaire, économique et politique.
Un nouveau concept de sécurité régionale
La Russie a une nouvelle fois suscité l’émoi en présentant le 23 juillet dernier un nouveau concept de sécurité collective dans le golfe Persique (17). Cette proposition, de portée essentiellement pratique, s’inscrit dans le regain de tensions observé ces dernières années autour du partage des ressources gazières et halieutiques entre riverains, mais aussi à l’international, dans le cadre de la rivalité irano-américaine. Élaborée sur le modèle de la « feuille de route » israélo-palestinienne, l’initiative se veut une approche programmatique, en trois étapes, devant mener à la création d’une Organisation pour la sécurité et la coopération dans le golfe Persique. La première de ces étapes concernerait les secteurs militaire, informationnel et diplomatique : il s’agirait dans un premier temps de mettre en place une coalition régionale contre le terrorisme sous l’égide de l’ONU, de lutter contre la propagande terroriste et de résoudre les conflits yéménite et syrien. La seconde phase consisterait en la formation d’un groupe d’initiative chargé de préparer une conférence internationale de grande ampleur sur la sécurité et la coopération régionales, laquelle mènerait in fine à l’objectif, capital selon Moscou, de création de la nouvelle organisation ci-haut citée. Facteur d’instabilité régionale et source de tensions alimentant l’extrémisme religieux, le conflit israélo-palestinien est la clé de voûte de la troisième étape : sa résolution définitive porterait en elle l’embryon d’une future architecture sécuritaire plus stable.
Si cette initiative offre à la Russie une occasion de se présenter comme une force de proposition et comme un participant responsable dans la gestion des conflits sur la scène internationale, de nombreuses pierres d’achoppement viennent fragiliser ce plan. La première d’entre elles est la présence militaire américaine dans la région. En dépit du désengagement mondial amorcé dès les premiers mois de la présidence Trump, les États-Unis demeurent toujours très impliqués dans leur face-à-face avec l’Iran, « l’ennemi juré » de ses deux alliés au Moyen-Orient : Israël et l’Arabie saoudite. A contrario des désidératas géostratégiques de Moscou, les récentes tensions entre Washington et Téhéran risquent bien au contraire d’inciter ce premier à augmenter sa puissance militaire régionale. Entre les lignes de ce texte se dessine aussi une inclination pour la normalisation des relations entre le régime iranien et ses voisins. Or, à l’exception notable du Qatar, du Sultanat d’Oman et de l’Irak, la grande majorité des pays de la région est en proie à une véritable guerre larvée avec ce pays chiite que les efforts de médiation de la Russie ne risquent pas d’apaiser de sitôt. Enfin, en dépit du soutien étroit de la Chine, une médiatisation négligeable de cette proposition accroît l’invraisemblance de son adoption à court terme par la communauté internationale et les États de la région.
Quelles perspectives ?
Début 2020, la Fédération russe — aux côtés de la Chine, de l’Inde et du Brésil — pouvait prétendre à un rôle clé dans la nouvelle structure de gouvernance mondiale du fait de son poids énergétique et de sa contribution à la pacification générale du Moyen-Orient. La crise sanitaire actuelle risque de changer brusquement la donne pour Moscou. Une demande énergétique mondiale en baisse, des ressources financières plus difficilement mobilisables et une communauté internationale aux arrêts forcés sont tous trois susceptibles de freiner momentanément — voire durablement — la réalisation de certains projets d’infrastructures et médiationnels en cours ou anciennement prévus. En dépit d’une crise économique qui s’annonce difficile, la Russie devrait, selon toute vraisemblance, continuer à revendiquer son rôle de contrepoids face à la domination occidentale — en rejetant le recours unilatéral à la force armée et en promouvant une prise en compte plus systématique des États (ré)émergents sur la scène internationale. Entre coopération énergétique, collaboration militaro-industrielle et négociation diplomatique, les principaux objectifs de Moscou au Moyen-Orient risquent donc d’être inchangés.
Notes
(1) En juin 2018, une mésentente financière entre Rosatom et le gouvernement jordanien a finalement eu raison du projet de construction de la première centrale nucléaire du pays.
(2) Le bassin Levantin, dont les ressources sont estimées à environ 3000 milliards de mètres cubes de gaz, est devenu le théâtre de rivalités géopolitiques pour l’exploitation des ressources gazières.
(3) Les deux sociétés d’État russes Rosneft et Gazprom sont en conflit ouvert pour l’obtention de parts de marché en Russie.
(4) Les activités de Stroytransgaz se concentrent essentiellement en Turquie, en Syrie et dans le golfe Arabo-Persique.
(5) Un premier projet d’exploitation gazière en conglomérat a échoué en 2016.
(6) Voir l’article de Noémie Rebière (p. 67).
(7) Sous prétexte que les compagnies pétrolières russes ne souhaitaient pas réduire davantage leur niveau de production, le ministre russe de l’énergie Alexandre Novak a refusé de signer le 6 mars 2020 une entente en ce sens avec les membres de l’OPEP — dont l’Arabie saoudite est le chef de file. Deux jours plus tard, cette dernière promettait, en guise de rétorsion, d’offrir des rabais très importants aux clients européens que la Russie fournit également.
(8) En 2015, les États-Unis sont devenus le premier producteur mondial de pétrole.
(9) http://www.diken.com.tr/s-400leri-beklerken-kac-tane-aliyoruz-maliyeti-ne/
(10) https://www.dw.com/en/turkey-to-produce-new-s-500-missile-system-with-russia/a-48792240
(11) https://www.bbc.com/news/world-europe-34976537
(12) Le 1er mai dernier, deux attaques aériennes israéliennes étaient menées en Syrie en mesure de représailles à la suite d’une attaque de roquettes.
(13) Tenu secret, l’arsenal nucléaire israélien serait composé de 80 à 400 ogives.
(14) Ce projet est appelé péjorativement « croissant chiite » par ses opposants.
(15) L’ambassade russe n’a toutefois pas encore été transférée à Jérusalem-Ouest et siège toujours à Tel-Aviv.
(16) La dernière sortie en date et en ce sens du gouvernement russe est intervenue le 20 avril dernier à l’occasion d’un appel téléphonique entre le Premier ministre palestinien et le ministre russe des Affaires étrangères.
(17) Voir la présentation du document sur la page du ministère russe des Affaires étrangères (https://bit.ly/2AXyQWw) (en russe).
Légende de la photo en première page : Le 7 janvier 2020, le président russe, en visite surprise en Syrie, allume une bougie en compagnie de son homologue syrien Bachar el-Assad, dans la cathédrale orthodoxe de Damas. Lors de sa visite dans le pays, il a notamment salué les « immenses » progrès réalisés par le pays, en guerre depuis 2011, « vers la restauration de son intégrité territoriale ». (© Kremlin.ru)