En 2017 et en 2019, la France occupait la première place du classement des pays les plus influents de la planète (1). Avec le départ de Donald Trump et l’arrivée de Joe Biden, les États-Unis veulent à nouveau compter sur la scène internationale. Alors que de nombreux pays cherchent aujourd’hui à étendre leur influence dans le monde, la France a-t-elle la capacité de rester l’une des nations les plus influentes ?
P. Clerc : Il convient toujours de relativiser les classements internationaux distinguant le plus influent, le plus puissant… Les courbes d’aveuglement en la matière sont légions, plus encore observées au filtre de la crise sanitaire qui disloque le monde et nos sociétés. La France conserve toutefois une certaine capacité à demeurer une nation influente dans le monde. Son influence géopolitique demeure importante.
« Puissance d’équilibre », entre grandeur passée et diminution régulière de son poids économique, la France est toutefois présentée sur la plateforme « Strategic Intelligence » du World Economic Forum comme un chef de file du bloc de l’Union européenne, renforcé par la sortie du Royaume-Uni. De plus, au cœur d’enjeux stratégiques majeurs en Asie, la France établit sa sphère d’influence (2) et apparaît comme « une puissance résidente indo-pacifique » (3). Récemment, les propos du président Emmanuel Macron sur l’islam radical, défendant les valeurs à la fois universelles et françaises au sortir de l’assassinat du professeur Samuel Paty, ont déclenché dans le monde musulman des manifestations violemment hostiles à la France et un appel au boycott des produits français, ainsi que de nombreuses réactions dans le monde, notamment anglo-saxon. Cette onde de choc atteste de l’influence du pays et de l’importance portée à sa parole et ses actes. « Notre sécurité, nos intérêts et nos valeurs n’ont jamais été à ce point contestées depuis des décennies » (4). Et pourtant, la France jouit encore, en comparaison de pays de même influence, d’une certaine « liberté d’action » (5) et donc de choix, compte tenu de ses atouts propres. Le pays affronte de fortes turbulences : contestation à l’extérieur, « déstructuration » de son environnement stratégique, crise sociale domestique.
Cependant, la capacité d’influence de la France peut perdurer et se renforcer. Il convient pour cela qu’elle sache mobiliser ses capacités d’intelligence stratégique et prospective. Il s’agit de décrypter au présent et à moyen terme les champs de force de la nouvelle mondialisation et d’appréhender la dynamique des « relations inter-sociales » (6) qui prévalent désormais dans les enjeux mondiaux et au sein de laquelle la France devra remettre en perspective ses atouts.
Quels sont les principaux atouts de la France face à la concurrence internationale ?
Préalable indispensable pour faire valoir ces atouts : reconsidérer les trois piliers fondamentaux permettant de lire la complexité de la compétition géopolitique : les sphères d’influence, les équilibres de pouvoirs et les alliances. Il convient de lire ces piliers à l’aune des réalités géopolitiques, géoéconomiques, géoculturelles et « inter-sociales » actuelles. La puissance militaire de la France, son siège « envié » au Conseil de sécurité (ONU), sa position géostratégique maritime, sa démographie, la francophonie, son attractivité économique, industrielle et culturelle, sa mobilisation pour l’écologie lui permettront certainement de concevoir des stratégies agiles au regard des trois piliers évoqués.
La France possède un autre atout important : sa capacité à comprendre et placer, avant d’autres, dans ses stratégies mondiales, le nouveau paradigme marqué par l’apparition du corps social comme élément central des relations internationales. Elle-même confrontée à de puissantes fractures sociales (rejet des élites, Gilets jaunes, intégration), la France sous contrainte fait déjà œuvre à cet égard d’une « sociologie compréhensive » et d’une « imagination sociologique » décentralisée (Wright Mills). Cela passe par la réhabilitation des corps intermédiaires, ainsi que par l’acquisition du statut international de « puissance normative » capable d’émettre et de proposer de la norme sociale à l’échelle mondiale.

La culture est l’un des principaux atouts de la France. Dans un rapport relatif à la diplomatie culturelle et d’influence (7), le député Frédéric Petit s’est inquiété récemment de l’impact de la pandémie, appelant à la « plus grande vigilance sur la fragilisation induite par les conséquences de la crise, afin de ne pas laisser des dommages irréversibles atteindre les réseaux culturels et d’influence ». Existe-t-il un risque réel et quelles pourraient en être les conséquences ?
Dès son déclenchement, la pandémie a agi comme un accélérateur/amplificateur impitoyable des fragilités et des crises qui couvaient. Telle est la réalité. La pandémie et ses conséquences ne font qu’accélérer la crise du financement des opérateurs et des réseaux de notre diplomatie d’influence culturelle. Le risque est réel. Il faut bien parler d’une chronique annoncée lorsque, trop longtemps, la vision comptable et budgétaire accentuée par la crise, a dominé. « L’agir stratégique et prospectif » est privé de vision. La conséquence ? L’affaiblissement d’un des leviers d’action et de projection majeur (avec l’économique et le militaire) de l’influence de la France dans le monde priverait durablement le pays d’une logistique exceptionnelle de promotion et de valorisation de ses propres atouts culturels et scientifiques — facteur clé de l’influence — d’une « capacité à modeler le visage géoculturel de la planète » (8). Elle le priverait aussi d’un réseau de veille et d’intelligence culturelle (décryptage des cultures pour mieux coopérer, affronter) sur l’échiquier géoculturel. La bataille menée par la France pour la diversité culturelle (2005) est un combat de tous les instants, notamment contre des stratégies de soft power anglo-saxonnes à vocation hégémonique. La France poursuit, grâce à ses réseaux culturels à l’étranger reliés à ses terroirs, une action essentielle de « fabrication de normes culturelles », dans un objectif non exclusivement marchand, mais de régulation mondiale articulée sur la notion de bien public commun respectant la diversité. Ici, la bataille de la maîtrise des données de grande valeur (HVDS) (9) et des contenus culturels se retrouve au cœur des enjeux de notre siècle.

Les Français de l’étranger sont de plus en plus nombreux. Peut-on parler de diaspora française ? Contribuent-ils au développement de l’influence française dans leur pays d’adoption, à l’image de ce qui s’observe dans d’autres diasporas ?
Au fond, la question posée est : la diaspora française est-elle un acteur de la diplomatie d’influence ? La France compte près de 1,6 % de ressortissants (recensement officiel). Mais des analystes prennent en compte les 220 millions de francophones pour évaluer la diaspora à environ 30 millions de personnes. Il est alors aisé d’imaginer que cette population devenue diaspora (10) se mobilise pour un territoire, selon ses origines, ses racines, liens culturels, linguistiques ou familiaux et devienne un levier d’accroissement de puissance et d’influence pour le pays d’origine. Les domaines de mobilisation sont de tous ordres. Affichés : attractivité des investissements directs, tradition culinaire, coopération scientifique et culturelle, éducation. Quasi invisibles : capacité d’analyse interculturelle, filtre des cultures, passeurs. La France, à cet égard, souffre d’un déficit. L’intérêt stratégique de cette diaspora est sous-exploité : les réseaux francophones sont méconnus et les réseaux associatifs parfois réunis par l’OIF (normalisation, droit, presse…) n’ont que de faibles liens avec les réseaux publics de la diplomatie d’influence (11). Il s’agit d’un défaut d’intelligence organisationnelle majeur. L’avenir réside, selon nous, dans la mobilisation des diasporas régionales, territoriales. Celles-ci disposent d’une véritable capacité d’expertise mobilisable au service d’un territoire ou d’un écosystème local et contribuent au rayonnement collectif du pays. Enfin, des innovations surgissent, isolées, loin de la dynamique public-privé. Diaspora Ventures s’intéresse à la nouvelle génération d’entrepreneurs globalisés, enfants de « la troisième culture » — élevés dans une autre culture que celle de leurs parents et vivant dans une autre culture — qu’il mobilise au bénéfice des écosystèmes français.
Comité Colbert, Choose France, French Tech, French Fab… La France multiplie les marques et évènements qui se veulent le porte-étendard des productions françaises dans le monde. Est-ce indispensable face à la concurrence internationale et est-ce que cela marche vraiment ?
L’activisme marketing français révèle le dynamisme de nos start-ups, la compétence de niveau mondial de nos chercheurs et de nos mathématiciens, de nos ingénieurs et développeurs. Il s’agit d’un sujet d’importance lié à l’impératif de souveraineté du pays et à sa capacité à maîtriser les technologies liées au nouveau modèle industriel et d’innovation. Des données précises permettent d’en apprécier le retour sur investissement. Par exemple, à l’issue du troisième sommet Choose France en janvier 2020, 8 milliards d’euros sont investis par de grandes compagnies étrangères en France. En 2019, la France a attiré 1468 nouvelles décisions d’investissements étrangers, soit une progression de 11 % par rapport à 2018. Malgré la crise sanitaire et économique mondiale, les investisseurs réaffirment leur confiance dans les perspectives des sociétés françaises de technologie (12). Ainsi, « la politique internationale commence chez soi » (13). Cette diplomatie de la « start-up nation » est indispensable pour exister au monde au cœur de la bataille qui se joue pour la suprématie technologique (intelligence artificielle, 5G, informatique quantique). Les entreprises françaises et européennes sont prises en étau entre les stratégies agressives du duopole Chine-Amérique (14) (atteinte au droit de propriété intellectuelle, dumping, application extraterritoriale « prédatrice » du droit US, régulation des exportations de technologies à double usage…). Le rapport parlementaire de Paula Fortezza, députée des Français d’Amérique latine et des Caraïbes, sur la révolution quantique, recommande, comme en réaction à ces contraintes, une diplomatie économique offensive vers des coopérations actives avec les pays européens ou extra-européens.
La pandémie de coronavirus a stoppé les flux touristiques à travers le monde. Or, la France est depuis de nombreuses années la première destination touristique mondiale. Doit-on s’attendre à des conséquences au-delà de l’impact économique ? La France pourra-t-elle retrouver sa première place ?
Dans l’incertitude radicale qui domine notre futur, s’il est bien un secteur qui laisse espérer un retour d’influence, c’est le tourisme. Compte tenu de son patrimoine exceptionnel, de ses infrastructures et des compétences reconnues de ses professionnels, la France demeurera une destination mondiale privilégiée.
Entretien réalisé par Thomas Delage le 24 novembre 2020
Notes
(1) Selon le classement « Soft Power 30 » établi chaque année par l’institut Portland et l’Université de Caroline du Sud (https://softpower30.com/).
(2) Graham Allison, « The New Spheres of Influence », Foreign Affairs, vol. 99, no 2, mars/avril 2020.
(3) Frederic Grare, « France, the Other Indo-Pacific Power », Carnegie Endowment for International Peace, octobre 2020 (https://bit.ly/3m0oc4h).
(4) Entretien d’Emmanuel Macron accordé au Point, 31 août 2017 (https://bit.ly/3m011XC).
(5) https://www.ifri.org/fr/espace-media/lifri-medias/chine-veut-peser-monde
(6) Bertrand Badie, « Le monde en 2050 : la fin de la géopolitique ? » Diplomatie no 100, septembre 2019 (https://bit.ly/Badie_D100).
(7) https://bit.ly/2UTqu9r
(8) Jean Musitelli, « L’intelligence culturelle, un outil pour maîtriser la mondialisation », Journée d’étude sur l’intelligence culturelle, organisée par l’Association internationale francophone d’intelligence économique (Unesco, 3 février 2011).
(9) Voir par exemple la liste établie par le Groupement français de l’industrie de l’information (https://bit.ly/3l0excB).
(10) « Diaspora matters: Kingsley Aikins at TEDxVilnius » (https://youtu.be/yQ_y5LgM7D0)
(11) Le MOCI (Moniteur du commerce international) no 2056-2057, juillet-août 2018.
(12) KPMG (https://bit.ly/360Hkt9).
(13) Richard Haass, « Foreign Policy Begins at Home », New York BC, 2013.
(14) Philippe Clerc, Patrick Cappe de Baillon, « Course à la suprématie technologique et géopolitique de l’innovation », Revue I2D – Information, données & documents (ADBS), à paraître fin 2020.
Légende de la photo en première page : Inauguration de l’école maternelle du lycée français Louis Massignon, à Abou Dabi. Avec 131 services culturels dans les ambassades, 98 instituts français, 260 espaces Campus France, 26 instituts de recherche à l’étranger, mais aussi une douzaine d’opérateurs dont l’Agence pour l’enseignement du français à l’étranger qui gère un réseau de 522 établissements dans 139 pays, la France dispose du premier réseau d’action culturelle à l’étranger, un acteur essentiel et parfois oublié de la diplomatie d’influence. Aujourd’hui, cette action culturelle est fragilisée par la crise sanitaire mondiale, en raison de l’autofinancement d’un bon nombre de ces structures qui se retrouvent mises à mal et qui fortes de leurs 5500 agents, dispensent des cours à plus d’un million d’apprenants et organisent 30 000 manifestations culturelles et artistiques chaque année. (© Jonathan Sarago/MEAE)