Le 4 juillet 2019, Donald Trump profitait de la fête nationale américaine pour promettre que les Américains seraient « de retour sur la Lune sous peu » (1), à savoir en 2024, et « qu’un jour prochain, nous planterons le drapeau américain sur Mars ». Pourtant, la NASA affirmait encore récemment que marcher sur la Lune avant 2028 était impossible. Quid du retour des Américains sur la Lune ? Est-ce avant tout un enjeu politique pour Donald Trump ?
A. Dupas : Il faut savoir que ce n’est pas Donald Trump qui a mis en avant la date de 2024, mais le vice-président Mike Pence, qui dirige également le National Space Council. C’est en fait au printemps 2018 que ce dernier a exigé que la NASA accélère son travail, lui reprochant de ne pas réaliser ses projets. La date d’un retour sur la Lune a alors été avancée à 2024 , avec une excursion de deux astronautes, dont la première femme sur la Lune. Le véritable « débarquement » sur la Lune, avec l’installation d’une petite base, est plutôt attendu pour 2028 *.
La date de 2024 revêt bien évidemment un enjeu politique, puisque qu’elle correspondrait à la fin d’un deuxième mandat — pour le moment très hypothétique — de Donald Trump, qui pourrait se féliciter d’avoir enfin permis le retour des États-Unis sur la Lune. Si cet objectif est essentiellement politique pour Mike Pence, c’est aussi un moyen de critiquer les lenteurs de la NASA. En effet, les projets de fusée SLS et de vaisseau Orion, qui doivent ramener les Américains sur la Lune, ont déjà coûté des dizaines de milliards de dollars, alors même que rien n’a encore volé. Il y avait donc un mécontentement évident de l’administration Trump vis-à-vis de l’agence spatiale américaine.
En quoi consiste précisément le programme Artemis ? Marque-t-il officiellement le retour des États-Unis comme puissance dominante du secteur spatial ? Quelle a été l’évolution récente de la politique spatiale américaine ?
Les États-Unis ont toujours été la puissance spatiale dominante, en particulier dans le domaine des vols habités.
Après le programme Apollo, les États-Unis se sont engagés dans un programme comprenant d’abord la navette spatiale, puis la station spatiale internationale (ISS). Il n’y avait alors plus d’ambitions lointaines, telles que des missions habitées vers la Lune ou Mars. Mais suite à l’accident de la navette Columbia en 2003 (2) sous l’administration George W. Bush, il a fallu prendre des décisions drastiques, dont notamment l’arrêt des vols de la navette spatiale — le dernier vol eut lieu en 2011 — une fois que l’ISS fut complètement assemblée.
Le président George W. Bush, qui avait alors envisagé un abandon total du programme de vol habité, a finalement annoncé sa Vision for Space Exploration (VSE) le 14 janvier 2004. Le programme correspondant, Constellation, prévoyait un retour sur la Lune en 2019, pour les 50 ans d’Apollo 11. C’est à ce moment-là qu’a été mise en place l’architecture du programme, qui prévoyait un lanceur géant Ares V, un vaisseau spatial Orion et un atterrisseur lunaire Altair. Le problème fut que l’administration de G. W. Bush n’a jamais demandé les budgets suffisants au Congrès américain. Le programme a donc pris du retard et le Président a ainsi laissé au Congrès la mainmise sur le programme spatial. Or, il faut savoir qu’aux États-Unis, la NASA est extrêmement soutenue par le Congrès, de manière bipartisane, du fait que l’agence spatiale a su, depuis le début de ses activités, disséminer des installations sur l’ensemble du territoire américain. Cela fournit beaucoup de travail à l’industrie, ce qui plait tout particulièrement aux membres du Congrès. Le programme VSE a donc été maintenu à flot par le Congrès.
Lorsque Barack Obama est arrivé au pouvoir, il a voulu que la NASA s’engage dans de nouveaux programmes, au détriment du programme VSE, qu’il a arrêté. Obama visait Mars, mais pas la Lune, qu’il préférait laisser à d’autres pays, en disant en substance : nous l’avons déjà fait, pourquoi recommencer ? Cependant, le Congrès n’a pas été d’accord, en particulier du fait que le lanceur lourd génère beaucoup de travail dans certains États politiquement importants, et il a obligé la Maison-Blanche à maintenir un lanceur lourd, qui sera le SLS (moins performant que Ares V) , engagé en 2011, et le vaisseau Orion, très cher mais effectivement irremplaçable en tant que véhicule habité interplanétaire. En revanche, l’atterrisseur lunaire a bien été annulé, ce qui démontre l’incohérence du programme.
Obama cherchait avant tout à développer le New Space, prônant une nouvelle approche avec de nouveaux acteurs et de nouveaux systèmes. Le Président n’a pas réussi à faire ce qu’il souhaitait en raison de l’opposition du Congrès. Tout cela a progressé très lentement jusqu’à l’élection de Donald Trump, puisqu’aujourd’hui, près de dix ans plus tard, le SLS et Orion n’ont toujours pas volé.
Donald Trump a toujours eu une attitude très ambiguë vis-à-vis de la Lune. Il ne s’opposait pas à ce que les États-Unis y retournent, mais uniquement s’il s’agissait d’une étape sur la route de Mars. Il a donc pris une mesure, qui ne l’a pas impliqué directement, mais qui fut décisive : la recréation du National Space Council, à la tête duquel il a placé son vice-président, Mike Pence. Or, la vice-présidence étant un poste avec peu de responsabilités, Mike Pence a pris sa mission très au sérieux et s’y est investi totalement. Il a constitué une équipe dont la première directive fut d’annoncer que les États-Unis allaient retourner sur la Lune le plus tôt possible. La NASA a répondu à cette exigence en essayant de définir une architecture pour permettre ce retour sur la Lune.
Se sont alors ajoutés au programme déjà prévu par la NASA, un atterrisseur, le Human Landing System, et une station en orbite autour de la Lune, la Gateway. L’objectif intitial était fixé à 2028, avec un vrai retour qui impliquait des vols de quatre astronautes, l’établissement d’une petite base lunaire proche des pôles où pourrait se trouver de la glace. Mais en 2018, Mike Pence a exigé de la NASA une accélération de ce programme, dans une version simplifiée, et a baptisé le programme Artemis. À présent, tout semble lancé. Cette année, la Maison-Blanche a envoyé un projet de budget au Congrès, qui inclut davantage d’argent pour la NASA, dont une rallonge budgétaire conséquente pour le programme Artemis. Au cours des cinq prochaines années, ce dernier devrait coûter 30 milliards de dollars. Mais le Congrès n’est cette fois pas d’accord, en particulier les Démocrates, qui contrôlent la chambre des Représentants. Les Républicains eux-mêmes voient d’un mauvais œil le fait que le budget spatial augmente à ce point. Le budget ne devrait donc pas être voté avant les prochaines élections présidentielles.
Justement, la NASA a-t-elle les moyens des ambitions de Donald Trump ?
Elle les aura si le budget suit. Le principal problème du programme Artemis, c’est qu’il englobe deux vieux projets, le SLS et Orion, qui sont en route depuis très longtemps, qui ont déjà coûté beaucoup d’argent et qui n’ont toujours pas fait leurs preuves. Le programme Artemis a donc une architecture qui repose sur certains éléments qui ne sont pas très satisfaisants. Or, pour l’instant, il n’existe pas d’alternatives.
Quoi qu’il en soit, si la NASA obtient le budget proposé par la Maison-Blanche, elle aura les moyens de mener à terme le programme Artemis. Mais très franchement, je ne crois pas que ce budget sera approuvé, ni que les Démocrates — qui ont des chances sérieuses de revenir à la Maison Blanche après les élections de novembre 2020, mais aussi de reprendre le contrôle du Sénat — acceptent de financer un Artemis accéléré.
En revanche, je pense que le programme Artemis a des chances de subsister. Il a déjà sa propre dynamique et son nom est un excellent choix. Le programme devrait donc se maintenir, mais en se calquant plutôt sur le calendrier précédent, avec quelques retards supplémentaires possibles en raison de la situation économique actuelle. Cependant, le Congrès ne perdra sûrement pas de vue le fait qu’injecter de l’argent dans Artemis, c’est injecter de l’argent pour les centres de la NASA en Floride, au Texas ou dans l’Alabama, ce qui devrait assurer le soutien des sénateurs et des représentants de ces États influents. Depuis le début des années 2000, le Congrès a bien davantage soutenu l’industrie spatiale que la Présidence.
Les entreprises du New Space ont-elles une part importante dans le retour en force de l’industrie spatiale américaine ?
C’est incontestable. Oublions un instant Artemis pour en revenir à un projet bien concret : la Station spatiale internationale (ISS). Des équipages internationaux se succèdent à son bord depuis une vingtaine d’années et il s’agit d’une véritable réussite en tant que projet international auquel se sont associés l’Europe, le Canada, le Japon et la Russie (même si son utilité scientifique et technique reste douteuse). Mais les États-Unis, qui financent la majorité du programme ISS, se sont trouvés, après le retrait des navettes spatiales en 2011, dans une situation absurde : ils ne disposaient plus du moyen de rejoindre eux-mêmes l’ISS pour y transporter du cargo et des astronautes. C’est à partir de ce moment que le New Space a vraiment révélé toute son importance, qui découlait directement de décisions prises en 2006, sous l’administration G. W. Bush.
À l’époque, la NASA a considéré que si elle ne disposait plus de navettes opérationnelles, elle allait devoir trouver une solution pour continuer à envoyer du matériel vers l’ISS. Et au lieu de développer ses propres programmes, elle a décidé de sous-traiter complètement à des entreprises privées le transport de cargo vers l’ISS. Il s’agissait d’un vrai tournant, presque philosophique, pour la NASA qui avait toujours assuré la maîtrise d’œuvre de ses programmes. Et c’est grâce à ce tournant que la jeune entreprise SpaceX a remporté l’appel d’offres d’un programme qu’elle a su mener à bien grâce notamment à ses Falcon 9 et à ses vaisseaux Dragon.
Au début des années 2010, la NASA a décidé de suivre la même approche pour envoyer des astronautes sur l’ISS. Deux entreprises ont été sélectionnées : un pilier historique de l’aérospatial, Boeing, et la jeune startup SpaceX. C’est cette décision historique qui, en mai 2020, a permis pour la première fois depuis 2011 l’envoi de deux astronautes de la NASA sur l’ISS avec une fusée et un vaisseau américain, en l’occurrence le lanceur Falcon 9 de SpaceX et son vaisseau Crew Dragon. De son côté, Boeing accuse de nombreux retards, et n’accomplira son premier vol habité avec son CST-100 Starliner qu’en 2021, ce qui semble illustrer que le New Space est plus efficace que le Old Space.
Par ailleurs, en mettant le pied à l’étrier de SpaceX, la NASA a permis une vraie révolution technique. SpaceX a en effet développé non seulement son lanceur Falcon, mais aussi la Falcon Heavy, qui reste la plus puissante fusée existante au monde ; le vaisseau Dragon, qui permet le transport de cargo ; et enfin le Crew Dragon, qui permet de transporter des astronautes. L’autre point stratégique, c’est que SpaceX a réussi à mettre au point une technique de réutilisation des boosters du Falcon 9, ce qui a permis une forte diminution des coûts. Aujourd’hui, la NASA bénéficie directement de ces nouvelles capacités apportées par le New Space, y compris pour le programme Artemis et le retour sur la Lune, et peut-être demain pour l’aventure vers Mars.
La NASA a donc intérêt aujourd’hui à utiliser les programmes développés par des entreprises comme SpaceX ou Blue Origin, plutôt que les siens ?
Il faut savoir que le coût du lancement de la future fusée géante SLS est de l’ordre de 1,5 milliard de dollars pour une seule mission. La Falcon Heavy, qui a la moitié de la capacité du SLS, a un coût de lancement inférieur à 150 millions de dollars. Si l’on considère le projet futuriste de SpaceX, le Starship, qui aura une capacité de 100 tonnes (soit plus qu’un SLS), le coût d’un de ses vols pourrait être inférieur à 20 millions de dollars. Nous sommes face à un écrasement des prix incontestable, qui fait que tous les anciens systèmes dérivés du programme Apollo et de la navette spatiale américaine seront peu à peu abandonnés au profit des systèmes développés par les entreprises privées du New Space. À terme, la NASA ne sera plus le maître d’œuvre de ses projets, mais achètera des services, ce qui constitue une vraie révolution.
La NASA a-t-elle toujours autant de prestige ?
La NASA possède un budget pour l’exploration spatiale robotique et la science de l’ordre de six milliards de dollars. C’est tout à fait considérable, et cela lui assure un prestige sans équivalent. Elle est actuellement la seule à avoir déposé des sondes et des rovers sur Mars. Elle est également la seule à avoir envoyé des sondes vers toutes les planètes et principaux satellites naturels du système solaire. Le télescope Hubble est connu dans le monde entier. En termes de prestige et de soft power, cela assure un rayonnement certain aux États-Unis. Même si en Europe nous sommes également capables de réaliser des prouesses techniques avec des budgets plus restreints, le fait est là : aujourd’hui, tout le monde connait la NASA. On ne peut pas en dire autant de l’ESA.
L’armée américaine dépend aujourd’hui énormément du secteur spatial. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
Au niveau militaire, les États-Unis sont extrêmement dépendants du secteur spatial, que ce soit pour le renseignement ou le soutien aux forces armées. Sans satellite, le système militaire américain ne fonctionne plus. Cela en fait un secteur hautement critique. Le secteur militaire spatial constitue d’ailleurs de très loin le premier programme spatial public au monde, avec un budget de l’ordre de 30 à 40 milliards de dollars. Cela signifie que les USA dépensent chaque année 6 à 7 % de leur budget de défense pour le spatial militaire, ce qui est sans comparaison avec les autres pays du monde. Depuis les années 1980, le budget militaire spatial est supérieur à celui de la NASA et il en représente aujourd’hui près du double.
En juin 2018, le président américain Donald Trump annonçait également sa volonté de créer une Space Force. Pourquoi une telle décision ?
Cette décision est une initiative personnelle de Donald Trump, qui a pris par surprise le Pentagone et le National Space Council. Compte tenu de l’importance critique de l’espace pour les systèmes militaires américains, cette idée existait déjà depuis longtemps. Mais la principale question était de savoir quel statut donner à cette Space Force. Initialement, elle devait être intégrée au sein de l’US Air Force. Il faut se rappeler que lors de la Seconde Guerre mondiale, l’US Air Force n’existait pas. Elle fut créée en 1947 et était auparavant dépendante de l’US Army.
Cela fera partie de l’héritage de Donald Trump, quoi que l’on pense par ailleurs de sa présidence : il a réussi à convaincre le Congrès de créer la Space Force malgré d’importantes réticences au sein du Pentagone. Aujourd’hui, la Space Force demeure dans le périmètre de l’US Air Force, mais de façon très indépendante. Maintenant que la dynamique est lancée, il est certain que la Space Force va prendre de plus en plus d’importance, d’autant plus qu’elle dispose déjà de moyens qui existaient par ailleurs. Les transferts de personnels et de départements sont en cours, que ce soit depuis l’Air Force ou d’autres départements du Pentagone — l’espace étant déjà présent dans toutes les forces. Compte tenu de l’importance croissante que vont prendre les activités spatiales militaires — l’espace étant dorénavant considéré comme un War Fighting Domain (3) —, il est certain que la Space Force est appelée à se développer.
Le résultat des prochaines élections présidentielles américaines peut-il avoir un impact sur l’avenir de la politique spatiale américaine ?
Même s’il est difficile de faire des prévisions politiques, j’aurais tendance à penser que nous pourrions assister à l’arrivée de Joe Biden à la Maison-Blanche, ainsi qu’à une forte poussée démocrate au Congrès. Cependant, en général, les élections dites de mid-terms (à mi-mandat du Président) conduisent à une forte correction dans l’autre sens, et à un rééquilibrage entre le pouvoir des deux grands partis, ce qui interdit de facto des changements profonds dans la politique spatiale des États-Unis.
Cela étant, une Maison-Blanche démocrate sera probablement beaucoup moins pro-active dans le domaine spatial. Ce sera donc le Congrès qui pilotera les affaires spatiales. Comme on l’a vu, le Congrès étant très lié à la NASA, cette dernière devrait conserver un excellent budget mais certains projets devraient être étalés dans le temps ou repoussés. Curieusement, l’aspect New Space — toujours critiqué par la vieille garde de la NASA — sera probablement beaucoup moins favorisé par l’administration démocrate. L’administration Trump a plutôt bien géré les affaires spatiales, et un changement à la tête de la Maison-Blanche pourrait être plutôt négatif de ce point de vue. Mais le Congrès veillera au devenir de la NASA. Rien d’important ne devrait être arrêté et peut-être devrons-nous simplement attendre 2030 pour voir à nouveau des Américains, avec certains de leurs alliés comme l’Europe, marcher sur la Lune.
Entretien réalisé par Thomas Delage le 11 septembre 2020.
Notes
(1) https://www.lesechos.fr/industrie-services/air-defense/artemis-le-nouveau-reve-spatial-americain-1039805
(2) Le 1er février 2003, la navette Columbia fut détruite au-dessus du Texas, durant sa phase de rentrée athmosphérique, tuant les 7 membres de l’équipage.
(3) https://www.bbc.com/news/av/world-us-canada-50875940
Légende e la photo en première page : Le 30 mai 2020, à Cap Canaveral, le président américain Donald Trump et son vice-président Mike Pence assistent au lancement de la fusée SpaceX Falcon 9 transportant le vaisseau spatial Crew Dragon. À son bord, deux astronautes américains qui doivent rejoindre la Station spatiale internationale (ISS). Grâce à ce premier vol habité lancé par les États-Unis depuis 2011, SpaceX donne aux États-Unis un accès autonome et low cost à l’espace. (© NASA/Xinhua/Bill Ingalls)