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Quelle souveraineté sanitaire pour la France ?

En Europe et en France en particulier, nous avions tendance à considérer la santé comme un dû… pérenne et indéfectible. Une erreur commise autant par la population que par le gouvernement. N’avons-nous pas le meilleur système de santé au monde ? Pendant qu’on prenait plaisir à se le rappeler, notre système de santé a commencé à montrer ses défaillances, son usure, jusqu’à ce que l’on se rende compte qu’il ne correspondait plus aux défis sanitaires d’aujourd’hui et encore moins à ceux de demain.
Une souveraineté sanitaire sacrifiée sur l’autel de l’économie ?
En mars dernier, la France a « découvert » avec stupeur qu’elle n’avait plus aucune souveraineté sanitaire. Pour être honnête, le monde médical le savait déjà. Chaque jour, 5 % des médicaments commandés en officine sont en rupture. Faire vacciner son enfant contre la tuberculose devient compliqué… L’Académie nationale de pharmacie exprimait son inquiétude dès 2013 sur ce qu’elle considérait comme un sujet clef de la santé publique du XXIe siècle. Peut-on vraiment dater le moment où nous avons perdu notre souveraineté sanitaire ? Est-ce quand le service de santé a commencé à s’approvisionner à l’étranger ? Quand le personnel médical formé par les universités est devenu insuffisant pour fournir les hôpitaux ? Ou bien quand le paysage fiscal a cessé de favoriser l’implantation de startups biomédicales en France ? Mais les a-t-il seulement favorisées un jour ? 
La souveraineté sanitaire, c’est la compétence de l’État à assurer la santé de sa population en toute indépendance. Certains secteurs sont jugés prioritaires en termes de souveraineté, c’est d’ailleurs au concept de souveraineté énergétique que l’on doit aujourd’hui notre parc nucléaire actuel. La santé, jusqu’à il y a peu, ne faisait pas partie de ces priorités. Ainsi, lorsque le déficit de la Sécurité sociale a commencé à peser, la priorité a été donnée à l’urgence de faire des économies. Sans se douter un seul instant du virage que nous étions en train de prendre. C’est à cette période que l’on peut situer le moment où la France a perdu sa souveraineté sanitaire, lorsqu’elle a pensé ses stratégies en fonction de leur coût, alors même que toutes les études affirment que la véritable économie est le financement de la santé. Les dernières décennies ont vu ainsi une déferlante de mesures à visée « économique ». La tarification à l’acte (la T2A), les salaires non revalorisés, les infrastructures vieillissantes, la pénurie de ressources humaines. On a appliqué une logique comptable à la santé et à l’hôpital, qui était désormais dirigé par des gestionnaires.
Même stratégie de réduction des coûts avec les médicaments, lorsque à la fin du XXe siècle, la France se saisit du sujet des médicaments génériques. Ces médicaments, dont le brevet est tombé dans le domaine public après une période d’exploitation exclusive par leurs fabricants/développeurs, sont moins chers à produire, donc moins chers à rembourser par la Sécurité sociale, mais cela les rend aussi moins rentables à produire en France. L’industrie pharmaceutique se délocalise donc vers l’Asie, où elle trouve une main-d’œuvre moins chère, et une réglementation industrielle, environnementale et sociale moins cadrée. Aujourd’hui, 40 % des médicaments finis commercialisés dans l’Union européenne proviennent d’Asie, ainsi que 80 % des substances actives. La Chine et l’Inde occupent un quasi-monopole sur le marché du médicament. La Chine, spécialiste de la substance active, fournit l’Inde, qui fabrique le médicament fini… Outre le fait que la France a complètement perdu le contrôle de son approvisionnement médicamenteux, on rencontre également une problématique qualitative. Malgré des standards mettant en avant une façade de qualité en Asie, les problèmes émergent depuis plusieurs années déjà. 
L’Europe de la santé : la clef d’une souveraineté raisonnée ?
Mais être indépendant, ce n’est pas qu’une affaire de médicament. Un système de santé se base sur six piliers, dont les produits médicaux (vaccins, médicaments et technologies), mais aussi la prestation des services, le personnel de santé, l’information, un budget, mais surtout une gouvernance. Vouloir une France autonome d’un point de vue sanitaire implique de travailler sur chacune de ces six entités du système de santé. 
Regagner notre souveraineté nationale, comme l’a souhaité notre exécutif en juin dernier en annonçant l’intention d’une « souveraineté technologique, industrielle et sanitaire », peut sembler une bonne nouvelle, à la seule condition de ne pas tomber dans le piège du repli national. Prétendre être autonome et suffisant en matière de santé est illusoire et surtout déconnecté du principe de réalité. En santé, on ne peut pas raisonner comme pour les autres secteurs, tout simplement parce que notre santé dépend en partie de la santé des « autres ». Lorsqu’une épidémie de typhoïde multirésistante se déclenche à Karachi (Pakistan), on retrouve rapidement des cas aux quatre coins du monde. La grippe chaque hiver se joue de nos frontières, tout comme la rougeole, qui a touché 23 pays dont la France en 2019. Mais surtout, aujourd’hui, notre vie quotidienne est rythmée par une maladie qui a émergé de l’autre côté de la planète. C’est l’illustration parfaite du concept de santé publique, « prendre soin de moi en prenant soin des autres ». Tant que la COVID-19 sera présente et engendrera une transmission communautaire quelque part dans le monde, nous resterons menacés par un retour épidémique. Si nous voulons consolider notre « bonne santé », il faut s’assurer que les autres le fassent aussi.

C’est donc une souveraineté raisonnée qu’il nous faut viser aujourd’hui. Être libres de contraintes, mais surtout libres de coopérer pour améliorer notre résilience au prochain choc sanitaire. Il nous faut construire une Europe de la santé. L’Europe, parce que la France ne peut pas aujourd’hui être autosuffisante sur la santé. Le coût en serait astronomique et le champ est si large que cela entrainerait automatiquement de l’investissement à perte sur certaines thématiques sanitaires (maladies orphelines, chimiothérapie rare…). Une mutualisation des points forts de chacun des États européens pourrait faire la vraie différence : 
• Au niveau des États, bénéficier non pas d’une expertise, mais de l’ensemble des points forts de chacun (l’industrie chimique et technologique allemande, la recherche et développement française, la médecine préventive scandinave, le volume patient de la population européenne : 446 millions…) en rendant le coût abordable. 
• À l’international, une position renforcée face aux géants asiatiques et américains, ainsi que la proposition d’une troisième voie pour l’Amérique latine et l’Afrique.

Jusqu’en 2020, l’Europe n’avait pas de politique sanitaire, la santé relevait de la compétence stricte des États. On évoquait alors la « souveraineté de la santé », même si le traité sur le fonctionnement de l’UE (TFUE) lui donnait une base pour intervenir dans le domaine. En mettant à mal la solidarité entre ses membres, la COVID-19 a mis à nu le projet européen. Cependant, l’Europe a su réagir aussi bien en innovant sur l’acceptation d’une dette commune que sur un plan de relance, mais aussi une tentative de coordination et partage d’information sur le rétablissement de la libre circulation en Europe. Récemment, la France s’est associée à l’Allemagne, à l’Italie et aux Pays-Bas via la Commission européenne afin de négocier l’accès aux vaccins, mais également pour s’assurer de leur production sur le sol européen. Les investissements cette année vont dans ce sens : ramener/consolider les industries en Europe et en France. Mais aujourd’hui, il faut aller plus loin et envisager la santé au niveau européen, de la même manière que les « smart grids » énergétiques, tout en suivant les différents piliers des systèmes de santé :
• Produits médicaux (vaccins, médicaments et technologies) : identifier les médicaments et matériels essentiels pour réagir en cas de crise sanitaire, et en assurer la production sur le sol européen, sur plusieurs sites et pays. Y intégrer la EDQM (Direction européenne de la qualité du médicament et des soins de santé) pour en assurer un standard qualité sur les différents sites.
• Information et bases de données : mettre en place un système de données sanitaires compatibles et comparables dans les différents pays pour une meilleure remontée et analyse des informations, ce qui permettrait également de gagner en réactivité et en pertinence. 
• Personnel de santé : renforcer les liens existants entre les universités et laboratoires européens, faciliter la mobilité des doctorants et chercheurs (et de leurs familles), afin de les fidéliser en Europe. Revaloriser le doctorat dans les cursus scientifiques français, la fuite de nos cerveaux est un luxe que l’on ne peut plus se permettre. 
• Prestation des services : renforcer l’Erasmus lors des études médicales pour y développer une culture sanitaire européenne dans le corps médical de demain. Travailler à la décentralisation de la pratique médicale. Revaloriser le rôle de la médecine générale, véritable chef d’orchestre de la prise en charge « patient », acteurs trop souvent négligés dans les crises sanitaires. Développer la santé digitale, que ce soit la télémédecine, l’utilisation de l’intelligence artificielle (gestion d’ordonnance plurispécialités, aide au diagnostic, imagerie médicale…), mais aussi utile dans la récolte de données. 
• Budget : prévoir un financement innovant, comme une taxe européenne sur les « industries dites pathogènes » (industrie de l’alcool, tabac, mais aussi les produits ultra-transformés, l’industrie de l’automobile et de l’armement… tout ce qui impacte la morbidité et mortalité). Être en mesure de proposer un paysage fiscal attractif et administrativement simple pour attirer l’installation et la pérennisation des biotechs et industries. 
• Gouvernance : établir des partenariats divers et variés avec les industries et laboratoires en dehors de l’Europe, tout en évitant les monopoles, que ce soit sur un principe actif, une molécule, une technologie médicale ou même un pays. Faire du lien avec les services de santé des armées pour un déploiement rapide, avec le bureau « Europe » de l’OMS, et les associations de « patients experts »… Instituer et maintenir à jour une cartographie de la recherche médicale européenne, identifier les gaps en fonction des challenges actuels et à venir et favoriser les recherches à approfondir ou initier. La gouvernance est la colonne vertébrale de ce projet. Le plus important de tous, mais aussi le plus compliqué, puisqu’il serait alors question de se défaire du principe de souveraineté nationale pour penser « européen ». C’est une des difficultés majeures depuis la création de l’Union. Le principe des décisions devant être prises à l’unanimité risque d’être un obstacle de taille au projet.

Pour répondre à la menace sanitaire, qu’elle soit terroriste ou « naturelle », l’Europe se doit de se doter d’une « Autorité sanitaire européenne » forte et cohérente. Des annonces sont faites en ce sens. La question aujourd’hui est plutôt : lui donnerons-nous toutes ses chances de survivre à sa naissance ? Les États-Unis ont créé la leur en 2001 suite à la menace des lettres contaminées à l’anthrax : la « BARDA » (Biomedical Advanced Research and Development Authority). Preuve s’il en est que sa simple existence ne suffit pas… il faut également lui donner les moyens d’exister et d’agir indépendamment de l’exécutif étatique.

Légende de la photo en première page : Alors que la Commission européenne a pris la main sur les échanges avec les grands laboratoires pharmaceutiques pour leur permettre d’avoir « un interlocuteur unique » et éviter que les pays membres ne se fassent concurrence, l’UE avait déjà précommandé, en date du 18 novembre, 1,2 milliard de doses auxquelles s’ajouteront 580 millions dans un second temps. Chaque pays recevra ensuite des doses en fonction de sa population et décidera lui-même de sa politique de vaccination. En date du 19 novembre 2020, il existait 11 vaccins de stade 3 (dont un seul européen) : 4 chinois, 3 américains, 1 russe, 1 indien, 1 anglais et 1 néerlandais (UE). Le vaccin français de Sanofi/Pasteur/GSK n’en était lui qu’à la phase 1-2. (© Shutterstock/Numstocker)

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°59, « Géopolitique de la France », Décembre 2020 – Janvier 2021.
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