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Souveraineté alimentaire : un nouveau récit géopolitique pour la France agricole

Après un demi-siècle de progrès remarquables en matière de sécurité alimentaire, la France s’interroge souvent ces dernières années sur la trajectoire que le secteur agricole doit prendre. La période actuelle, frappée par l’irruption de la COVID, permet de mieux distinguer l’essentiel du superflu. Au point de réveiller la société sur l’importance de l’agriculture et de la reclasser parmi les priorités de souveraineté stratégique ?

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’agriculture française connaît une évolution profonde. Les combats ont tué des paysans, ravagé des outils de production et endommagé des infrastructures. Le rationnement du pain ne prend fin qu’en 1949. L’agriculture se retrouve au cœur de la modernisation de l’économie et de la recherche d’indépendance nationale. Les Lois d’orientation de 1960-1962 et la mise en place de la politique agricole commune (PAC) en Europe facilitent les progrès en matière agronomique, de formation, de mécanisation des exploitations, de structuration de la profession et de financement des investissements (1). Dans un pays encore attaché à ses racines rurales, les décideurs et la société attendent des agriculteurs que les rendements s’améliorent et que la production s’accroisse.

La peur de manquer disparaît, la sûreté sanitaire s’amplifie et le maillage logistique se répand dans la métropole. À partir des années 1970, les Français mangent bien plus et mieux, mais en dépensant moins. C’est l’époque de la grande distribution et de la consommation de masse. Les agriculteurs ont fait leur travail. Le développement agricole est tel que la France se met à exporter vers les marchés communautaires qui s’élargissent ou vers d’autres continents où les besoins explosent. Dans le dernier tiers du XXe siècle, le pays s’installe parmi les principales puissances agro-exportatrices du monde. En bénéficiant d’un cadre politique stimulant, d’une stabilité climatique remarquable et du déploiement de filières agro-industrielles, la France voit sa taille s’agrandir sur un planisphère quand l’attention porte sur le pouvoir vert de l’alimentaire.

Une puissance de premier plan

La France est devenue la première nation agricole européenne grâce à une politique volontariste. Elle a su bâtir une agriculture reconnue, forte d’atouts multiples, qui en font une puissance repère tant en Europe que dans le monde. Les surfaces agricoles sont les plus grandes du continent. Avec 28 millions d’hectares, c’est la moitié de l’Hexagone qui s’exprime en termes agricoles de nos jours. En survolant le pays ou en le traversant par la route, nous distinguons aisément l’empreinte de l’agriculture sur nos paysages. Nous devons aussi reconnaitre son rôle pour la sécurité alimentaire des Français et le rayonnement du pays à l’international.

La contribution de l’agriculture et de l’agro-alimentaire (2) au PIB national a été divisée par deux en 40 ans : 8 % en 1980, 4 % de nos jours. Cependant, si l’on observe cette contribution en valeur absolue, nous avons assisté à un doublement sur la période, de 40 à 80 milliards d’euros (Md€) courants. Sur le plan social, le secteur agricole, la pêche et l’agro-alimentaire représentent actuellement 5 % des emplois en France, soit 1,4 million de personnes (salariés et non-salariés) en équivalents temps plein (ETP). C’est là aussi deux fois moins qu’au début des années 1980. Mais soyons précis : les emplois dans l’industrie agro-alimentaire n’ont pas diminué, c’est dans la production et l’amont du secteur qu’ils ont drastiquement chuté. La France compte aujourd’hui trois fois moins d’exploitations agricoles que dans les années 1980, soit environ 430 000 entreprises. Les deux tiers sont individuelles, les autres étant constituées en société. Un quart de ces exploitations se consacrent aux grandes cultures, 15 % à la viticulture. Que ce soit en matière végétale ou animale, la France est de loin le pays européen qui dispose de la plus forte production en valeur. Au total, le pays réalise 18 % de la valeur ajoutée économique agricole de l’Union européenne (UE). La liste pourrait être plus fournie, mais soulignons que la France est le premier producteur européen de céréales, de viande bovine, de sucre, de pomme de terre ou encore d’eau minérale naturelle. Nous sommes seconds sur le lait, le vin et les fromages.

Les Français consacrent en moyenne 18 % de leur revenu à la nourriture (3). Si cette part a nettement diminué par rapport aux années 1960, où elle atteignait encore 35 à 40 %, elle se stabilise autour de 20 % depuis la décennie 1990. Alors que la sûreté des produits s’est améliorée et que la diversité de l’offre s’est élargie, les Français ne dépensent pas plus d’argent pour leur sécurité alimentaire. C’est à la lumière de toutes ces performances qu’il faut examiner l’état stratégique du secteur. En effet, l’agriculture et l’agro-alimentaire français garantissent des volumes et des qualités à même de correspondre aux demandes nationales, mais aussi européennes et mondiales. Il s’agit là d’un avantage compétitif important à l’heure où les jeux géopolitiques s’intensifient autour de la sécurité alimentaire mondiale (4).

La France est actuellement la 6e puissance exportatrice mondiale, la 9e si l’on se réfère aux produits bruts, mais la 4e si l’on regarde les produits transformés, derrière le trio États-Unis, Allemagne et Pays-Bas. L’agro-alimentaire fait partie des secteurs clefs du commerce extérieur, avec un excédent de 7 à 9 Md€ par an en moyenne durant la décennie 2010. Les exportations se sont élevées à 64 Md€ en 2019, dont deux tiers en direction des pays membres de l’Union européenne. L’Allemagne, la Belgique et l’Italie sont les trois premiers clients de la France. Le poids de l’exportation sur des destinations plus lointaines, en Amérique (États-Unis), en Afrique (Algérie) ou en Asie (Chine), compte aussi et s’est même renforcé ces dernières années au sein de cette balance commerciale agricole positive. Si l’on vend beaucoup sur les marchés communautaires, l’amplitude de notre solde commercial provient surtout des exportations vers des pays tiers (5). Plus spécifiquement, la France est ainsi le premier exportateur mondial de vins et de spiritueux avec 18 % de parts de marché, le premier exportateur d’animaux vivants (11 %), le troisième exportateur de céréales (7 %) et de sucre (5 %), le quatrième dans le monde pour le lait et les produits laitiers (9 %). La France est également le premier exportateur mondial de semences agricoles.

À ces volumes s’associent des performances en matière scientifique (6), de formation d’ingénieurs (7) et d’innovations socio-organisationnelles comme les coopératives ou les signes de qualité. Environ 700 produits français (dont les deux tiers sont des vins) bénéficient d’une appellation d’origine protégée (AOP) ou d’une indication géographique protégée (IGP), ce qui représente 20 % du total de l’UE. L’agriculture contribue aussi à l’attractivité touristique d’une France réputée pour ses paysages et sa gastronomie. À l’heure où les débats sont vifs à propos de l’alimentation dans l’inclusion sociale et territoriale, il importe de souligner que l’agriculture et l’agro-industrie constituent les forces motrices de l’emploi, de l’économie et de la vitalité des zones rurales et régions périphériques de la France (8).

Une puissance en transition

Depuis le début du XXIe siècle, la peur du déclassement hante la France dans de nombreux domaines. Cette tendance existe aussi sur le terrain agricole et alimentaire, alors que le pays dispose d’atouts indéniables pour cultiver sa puissance dans ce secteur, ce qui n’est pas toujours vrai dans d’autres. C’est sans doute le manque de vision stratégique et de long terme qui contribue à remettre en cause en France la centralité de l’agriculture dans le panier des priorités politiques (9). Il est toutefois certain que plusieurs mutations bouleversent la donne.

D’abord et avant tout, le regard de la société sur ces mondes agricoles devenus marginaux a changé. La France s’est fortement urbanisée et déconnectée des réalités rurales, et partant, de celles agricoles et industrielles. Les agriculteurs sont devenus ultra-minoritaires (4 % des actifs, 1 % des Français), et même si toute la population bénéficie de leur travail, rares sont ceux qui se rendent compte qu’ils ont un agriculteur à leurs côtés quand ils passent à table. Pire, un climat de défiance existe parfois, au point de tendre les relations entre les agriculteurs et les consommateurs. En outre, la part de l’agriculture dans la création de richesses nationales s’est amoindrie, comme le nombre d’exploitations dans le pays. Avec la crise de renouvellement générationnel, ces agriculteurs sont toujours plus vieux et moins nombreux. Ces transformations dans l’amont agricole contrastent avec celles de l’aval, fort de près de 20 000 entreprises dont la majorité sont des PME-PMI. L’économie du secteur est donc surtout agro-alimentaire. Même sur le plan commercial, 75 % des exportations reposent désormais sur l’industrie agro-alimentaire, le reste provenant des produits agricoles bruts. En parallèle, la sylviculture ne pèse pas grand-chose et la filière bois-forêt en France n’a jamais véritablement été considérée à l’aune d’intérêts économiques à développer. Quant à la pêche et à l’aquaculture, notre pays est en souffrance, malgré le potentiel offert par ses façades et territoires maritimes. Plus de 80 % des poissons et produits de la mer consommés en France proviennent de l’importation. C’est assurément là un axe majeur de progrès à l’avenir, car l’impuissance halieutique et aquacole obère le discours général en faveur d’une plus grande souveraineté alimentaire de la France. Un débat stratégique mériterait d’avoir lieu à propos des combinaisons à faire entre l’économie bleue des littoraux et l’économie verte des mondes ruraux.

Une autre grande mutation à prendre en compte dans le raisonnement relatif à la puissance est celle de l’accompagnement des politiques publiques, qui s’est repositionné sur d’autres enjeux que ceux de la seule production. Que ce soit au niveau européen avec les réformes successives de la PAC et l’actuelle stratégie du Pacte vert à l’horizon 2050, ou sur le plan national avec la montée incontestable des questions écologiques en haut des agendas, le secteur agricole et agro-alimentaire se trouve au cœur des exigences politiques et sociétales en matière de pratiques plus respectueuses de l’environnement. Les techniques agronomiques évoluent, les innovations se multiplient et d’indéniables transitions sont à l’œuvre depuis quelques années. Car les mondes agricoles et alimentaires sont des acteurs clefs dans la réalisation des Objectifs de développement durable (ODD) définis par les Nations Unies et auxquels la France accorde la plus grande importance. Il faut dire que les changements climatiques impactent les agricultures et les entreprises françaises. Ce sont les premiers concernés en cas d’épisodes météorologiques extrêmes, avec alors d’inéluctables baisses de productions. Les revenus, déjà instables en raison de la volatilité des prix des matières premières, peuvent être lourdement dégradés lors d’année climatique défavorable ou d’émergence de maladies sur le végétal ou l’animal. À ce titre, si les métiers s’avèrent difficiles, ils sont aussi au service des biens communs, tant pour la sécurité humaine que pour celle de la planète. Face à une telle panoplie d’enjeux, l’agriculture doit être hyper-intensive en savoirs, connaissances et expériences. Plus largement, ce chemin emprunté vers des activités agricoles plus durables et une alimentation encore plus saine, a été fixé. Le secteur agricole et alimentaire s’y engage, comme l’illustre l’essor des filières biologiques, de l’économie circulaire et des initiatives bas-carbone. Mais les professionnels du secteur rappellent aussi à quel point il est nécessaire d’avoir de la prévisibilité dans la conduite de ces transitions. L’agriculture requiert en effet des temporalités longues qui ne se calquent pas sur les calendriers électoraux.

Alors que les consommateurs s’avèrent exigeants, leur consentement à payer plus cher leurs aliments reste très faible. Or l’un des défis principaux consiste à pouvoir garantir des revenus aux agriculteurs et un meilleur partage de la valeur ajoutée tout au long de la chaîne agro-alimentaire. C’étaient d’ailleurs deux engagements des États généraux de l’alimentation (EGA) menés par le gouvernement en 2018. Un autre pari formulé lors de ce processus consiste à favoriser une montée en gamme des productions made in France. S’il faut faire demain encore mieux qu’hier, et améliorer sans cesse la qualité des produits, il convient aussi de préserver cette alimentation pour tous et qui ne soit pas exclusive économiquement. Pour le marché national français comme pour la conquête de clients internationaux, il faut ne pas tomber dans le piège du très haut de gamme, avec des produits dont les prix ne seraient accessibles qu’à une minorité. Tout le monde veut manger sain et réclame de la qualité, mais très nombreux encore sont les consommateurs, en France et dans le monde, qui regardent le prix avant tout dans leurs achats. Il serait tout de même regrettable de voir surgir une fracture sociétale, avec d’un côté une « France d’en haut » qui consommerait français et durable, et qui ferait la leçon à une « France d’en bas » qui ne serait ni économiquement patriote ni écologiquement responsable dans ses comportements alimentaires.

À propos de l'auteur

Sébastien Abis

Directeur du Club DEMETER et chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), enseignant à l’Université catholique de Lille et à l’école d’ingénieurs JUNIA (Lille), chroniqueur et auteur.

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