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Conquête spatiale : esquisses du monde futur

D’immenses habitats spatiaux abritant des millions de personnes, une industrie qui exploite les ressources minières et l’eau des corps célestes ; une Nouvelle Terre 2.0 sur Mars, habitée par un million de colons amenés par une noria de vaisseaux interplanétaires… : deux visions du futur, celles de Jeff Bezos et d’Elon Musk, les « barons de l’espace » américains.

Une humanité rationnée sur une Terre aux ressources épuisées : c’est ce qui nous attend, dit Jeff Bezos, « et ce n’est pas l’avenir que je souhaite à mes petits-enfants, ni aux petits-enfants de mes petits-enfants ». La solution, selon le fondateur d’Amazon (qui est aussi la plus grosse fortune mondiale) : poursuivre l’expansion là-haut, dans le cosmos, y transporter la croissance démographique et industrielle, la nouvelle création de richesse ; laisser, enfin, respirer la planète en y maintenant uniquement les activités non polluantes qu’elle peut supporter.

Elon Musk est l’autre « baron de l’espace », comme on les désigne, lui et Bezos, outre-Atlantique (2). Lorsqu’il fonde SpaceX, sa start-up spatiale, en 2002 (Jeff Bezos a créé la sienne, Blue Origin, deux ans plus tôt), son objectif à long terme est clairement affirmé : bâtir sur Mars, à l’horizon 2100, une colonie autosuffisante d’un million de personnes, une « Terre 2.0 ». Ainsi, l’humanité deviendrait une civilisation multiplanétaire : quoi qu’il arrive à la Terre, dit Musk, guerres nucléaires, pandémies exterminatrices, catastrophes écologiques, voire collision avec un astéroïde, les 4,5 milliards d’années d’évolution biologique puis culturelle qui ont abouti à Homo sapiens — la seule espèce consciente connue dans l’univers — seraient préservés sur la planète rouge [voir p. 88]. Le regretté astrobiologiste américain Carl Sagan avait déjà évoqué l’idée à sa manière : « Les dinosaures ont disparu parce qu’ils n’ont pas inventé le voyage spatial ».

De la science-fiction à la réalité ?

Parce qu’ils ont fait fortune dans les industries du numérique et de l’Internet, Elon Musk et Jeff Bezos ont eu les moyens de passer de leurs visions futuristes à des réalisations concrètes. Des fusées notamment, de plus en plus réutilisables — « comme des avions de ligne », souhaite Musk — pour faire baisser drastiquement les coûts d’accès à l’espace, et de plus en plus puissantes. Ce sont la Falcon 9 et, bientôt, la Super Heavy Starship chez SpaceX ; la future New Glenn puis, plus tard, la New Armstrong pour Blue Origin. Dans le spatial américain, la coopération avec la puissance publique est une marque d’excellence : les deux entreprises sont aujourd’hui engagées dans Artemis, le grand plan de la NASA pour le retour sur la Lune.

Jeff Bezos se voit comme un « facilitateur ». Il veut bâtir l’infrastructure de transport spatial qui permettra ensuite à d’autres de faire monter là-haut une nouvelle industrie. Il s’appuie sur sa propre expérience : si Internet, l’ordinateur individuel, la carte de crédit n’avaient pas déjà existé, il n’aurait pas pu créer Amazon. À mon tour, explique-t-il, de créer un écosystème qui ouvre le futur : « Nous allons construire une route vers l’espace. Ensuite, des choses étonnantes pourront se réaliser ».

L’enjeu du Space Mining

Ce que Bezos a en tête, c’est d’abord l’avènement d’une économie cislunaire, c’est-à-dire comprise dans l’espace Terre-Lune et aux points de Lagrange de ce système (3). Pour ne pas avoir à faire monter depuis la surface terrestre les ressources conséquentes dont elle aura besoin (à commencer par les ergols des propulseurs de vaisseaux spatiaux, comme l’hydrogène et l’oxygène), cette nouvelle économie devra s’appuyer sur l’exploitation minière des corps célestes à sa portée, le Space Mining. On pense à l’eau de la Lune, bien sûr, un des objectifs d’Artemis, mais aussi aux astéroïdes.

L’idée de leur exploitation est ancienne (le Russe Constantin Tsiolkovski, un des pères fondateurs de la conquête spatiale, l’avait évoquée dès 1903) et c’est un thème classique de la science-fiction. Plus concrètement, le Space Mining est largement débattu aux États-Unis dans le cadre de rapports et de conférences, généralement sous l’égide de la NASA. United Launch Alliance (ULA), l’un des grands opérateurs de lancements américains (l’autre est SpaceX), a diffusé en 2016 une étude baptisée « Cislunar 1000 » (4). Elle montre où pourrait en être, en 2045, une économie cislunaire et évalue les potentialités de l’exploitation minière des astéroïdes.

« Cislunar 1000 » met en scène une infrastructure de stations spatiales et d’habitats lunaires desservis par des vaisseaux de transport, occupant à plein temps un millier d’astronautes. Leurs activités viseraient la prospection et le raffinage du minerai, la production dans l’espace de matériaux nouveaux (fibres optiques pures, tissus biologiques à but médical sont donnés en exemple), l’assemblage de structures orbitales à haute valeur ajoutée (comme des centrales solaires), sans oublier le nerf de cette économie : la production, à partir de l’eau de la Lune et des astéroïdes, des ergols (hydrogène et oxygène liquides) destinés à alimenter les propulseurs des engins spatiaux indispensables au système. Là-haut, l’énergie nécessaire à ces opérations est illimitée : c’est la lumière solaire…

Dans un tel contexte, estime ULA dans son étude, la part du spatial dans l’économie mondiale pourrait s’élever à 2700 milliards de dollars (5) par an, contre environ 350 milliards actuellement.

Mais quelle est la valeur des astéroïdes ? ULA estime à 17 000 ceux d’entre eux qui seraient accessibles au Space Mining. Ce sont des Near Earth Objects (NEO, les Français disent « géocroiseurs »), dont l’orbite autour du Soleil les fait évoluer dans notre voisinage. Environ 13 700 de ces NEO seraient des astéroïdes de type C, riches en matières carbonées et en eau, avec une proportion non négligeable (20 %) de métaux industriels. Quelque 3000 seraient du type S (pour silicates), avec de bonnes quantités de minerais et de métaux. Enfin, 300 environ seraient du type M (pour métallique), masses de ferronickel avec une forte concentration de métaux rares ou précieux. ULA évalue tout cela à mille ans de la production mondiale actuelle de métaux industriels. Un eldorado minier, en somme…

Les agences spatiales savent parfaitement poser une sonde à la surface d’un astéroïde (comme récemment la sonde scientifique euro-japonaise Hasabuya2-Mascot sur Ryugu, et bientôt l’américaine Osiris-Rex sur Bennu). Après l’abandon du programme lunaire Constellation (le prédécesseur d’Artemis) par l’administration Obama en 2010, la NASA avait envisagé de lancer l’Asteroid Redirect Mission (ARM). Il s’agissait d’aller prélever un gros morceau d’astéroïde grâce à un remorqueur automatique, de le placer en orbite lunaire et d’envoyer un vaisseau avec équipage pour l’étudier in situ (l’ARM a été annulée en 2017 par l’administration Trump).

Dans « Cislunar 1000 », le diamètre des Near Earth Objects pris en compte va de la dizaine de mètres au kilomètre. Pour en extraire le minerai, toutes sortes de techniques sont envisagées : forage, grattage, pulvérisation, processus chimiques et même dissociation par chauffage pour les corps riches en glace d’eau.

Vers des colonies spatiales ?

Admettons que l’on sache exploiter ces milliards de tonnes de minerais flottant dans l’espace, à quoi cela servirait-il ? À construire, selon la vision futuriste de Jeff Bezos, les mégastructures orbitales où s’installeront les populations dont l’économie cislunaire aura de plus en plus besoin à mesure qu’elle se développera. Bezos fait là directement référence à un autre visionnaire, le physicien américain Gerard K. O’Neill, et aux immenses habitats spatiaux qui portent son nom (6).

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