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Quelles perspectives pour les relations entre Washington et Moscou ?

Parmi les nombreux dossiers internationaux de la nouvelle administration Biden, la gestion des rapports avec la Russie et l’éventuelle définition d’une nouvelle relation avec celle-ci constituent un enjeu de taille. Doit-on s’attendre à une dégradation ou à une amélioration des relations bilatérales ?

Déjà fortement fragilisées sous le deuxième mandat de Barack Obama, les relations entre Washington et Moscou atteignent, sous l’administration Trump, leur plus bas niveau depuis le début des années 1980. C’est donc dans un contexte américano-russe très dégradé que l’administration Biden fait ses débuts, et rien ne permet pour l’heure d’envisager une quelconque amélioration. Du côté américain, plusieurs éléments tenant tant du legs des années précédentes, les sanctions notamment, que des positions très fermes à l’égard de la Russie prises durant la campagne par le candidat Biden suggèrent que la mise en œuvre d’une politique d’ouverture n’est aucunement à l’ordre du jour. Du côté russe, le durcissement du régime sur la scène intérieure et le maintien d’une politique assertive dans l’espace postsoviétique et au-delà montrent que Moscou continue de privilégier ce qui lui semble être ses intérêts aux dépens d’une nouvelle dynamique avec les pays occidentaux en général, et les États-Unis en particulier. Dans ce contexte, envisager un « reset » semblable à celui mis en place durant le premier mandat du président Barack Obama paraît foncièrement illusoire. Toutefois, plusieurs importants axes de coopération existent, et c’est autour de ces axes qu’une nouvelle dynamique pourrait être insufflée.

Une politique étrangère russe jugée agressive

Trois grands ensembles de raisons permettent d’appréhender la dégradation de la relation américano-russe survenue ces dernières années. Elle est la conséquence d’une politique étrangère russe perçue comme étant de plus en plus agressive, de l’ingérence de Moscou dans la campagne présidentielle de 2016 — jugée à Washington comme une attaque directe contre la démocratie américaine — et, de façon corollaire, la prise en otage de la question russe dans l’antagonisme opposant l’administration Trump et le camp démocrate.

Le retour à une politique de puissance par la Russie ne date pas de 2014. Annoncée par Vladimir Poutine dès son arrivée au pouvoir en 1999, elle s’était notamment illustrée, au cours des années 2000, par une multiplication des initiatives visant à renforcer l’influence russe dans l’espace postsoviétique, le conflit russo-géorgien de l’été 2008, et le lancement d’une ambitieuse réforme des forces armées à la fin des années 2000, afin que Moscou dispose d’un outil militaire à la hauteur de ses ambitions. Pour autant, la crise ukrainienne, ouverte en mars 2014 par l’annexion de la Crimée puis par la déstabilisation du Donbass, amorce la plus grave crise dans les relations entre la Russie et l’Occident depuis la fin de la guerre froide. Contenue jusqu’alors à l’espace postsoviétique, la politique de puissance de la Russie s’étend désormais à des théâtres plus lointains : à la faveur de son intervention en Syrie, celle-ci renforce ses relations avec plusieurs pays du Moyen-Orient, et conteste politiquement, diplomatiquement et militairement ce qui était jusqu’alors la suprématie américaine dans la région. Elle parvient également à reprendre pied dans plusieurs pays d’Afrique subsaharienne grâce à sa « diplomatie de défense », vente d’armes et sociétés militaires privées notamment. Au plus fort de la crise opposant Caracas et Washington à la suite de l’élection présidentielle vénézuélienne de 2018, elle a multiplié les démonstrations de soutien au régime Maduro, y compris en dépêchant des bombardiers stratégiques au large du Vénézuéla. Ces dernières années, elle est également parvenue à fragiliser les alliances existant entre les États-Unis et certains de ses partenaires historiques, comme la Turquie, en développant avec Ankara une importante coopération politique et opérationnelle sur le terrain syrien ainsi qu’une relation d’armement, portant notamment sur la vente de systèmes de défense antiaérienne S-400. Cette mise en œuvre d’une politique de puissance entrant en contradiction avec les intérêts américains dans plusieurs régions du monde, associée à un renforcement de la convergence entre Moscou et Pékin, dans le domaine de la défense notamment, explique pourquoi Washington désigne désormais Moscou, dans sa dernière Stratégie de défense nationale publiée en 2018, comme un « compétiteur stratégique » (1).

L’ingérence russe au cœur des débats

Avec les allégations d’ingérence russe dans l’élection présidentielle américaine de 2016, l’antagonisme change de dimension, puisque Moscou est désormais accusé d’intrusion directe dans les affaires intérieures américaines. Au-delà de la réalité de cette ingérence, que le rapport du procureur spécial Robert Mueller (2), publié au printemps 2019, établit formellement, c’est peut-être davantage sa portée considérable dans le débat public américain que l’histoire retiendra. Comme l’indiquait déjà en 2017 Antony Blinken, nouveau secrétaire d’État de l’administration Biden, « nous sommes désormais obnubilés par ce que la Russie a fait ou n’a pas fait durant les élections, par les collusions avec Moscou qui ont eu lieu ou pas durant la campagne. C’est devenu le principal sujet de discussion dans notre pays, à tel point qu’il devient difficile d’avancer sur d’autres sujets qui ont aussi leur importance (3) ».

En dépit de cette omniprésence sous la présidence Trump, l’une des caractéristiques de la question russe est que, plus qu’un objet de politique étrangère, elle devient plutôt l’un des principaux terrains d’affrontement entre le camp démocrate et le président Trump, les premiers critiquant le second tant pour ses réfutations régulières de l’ingérence russe que, plus généralement, pour l’ambivalence de son positionnement vis-à-vis de la Russie. C’est essentiellement cette prise en otage de la question russe qui explique la surenchère des sanctions américaines prises à l’égard de la Russie, et principalement votées par le Congrès (4).

Aucune concession, mais des points de convergence

Quelques semaines après l’alternance à la Maison-Blanche, rien ne permet d’escompter un nouveau départ dans les relations américano-russes. Du côté américain tout d’abord, si Joe Biden, avait joué, en tant que vice-président de Barack Obama, un rôle majeur dans le « reset », il s’est montré, sous la présidence Trump, comme l’un des dirigeants démocrates les plus virulents à l’égard de Moscou et, en comparaison du programme des autres candidats, le sien était de loin le plus ferme vis-à-vis de la Russie, appelant notamment à un renforcement du rôle de l’OTAN sur le flanc est et, plus généralement, du lien transatlantique. Les récentes déclarations du président Biden, consécutives à sa première discussion, depuis son arrivée à la Maison-Blanche, avec son homologue russe, laissent peu de doutes quant aux intentions de son administration vis-à-vis de la Russie : « J’ai clairement indiqué au président Poutine que contrairement à la situation prévalant sous mon prédécesseur, la période où les États-Unis demeuraient silencieux face aux actions agressives de la Russie, aux ingérences dans nos élections, aux attaques cyber et à l’empoisonnement de nos citoyens était révolue. (5) »

Ainsi, les propos tenus fin janvier par Richard Mills, chargé d’affaires américain à l’ONU, et appelant à un retrait des mercenaires russes de Libye, tranchent singulièrement avec le silence de l’administration Trump sur la présence russe en Libye, et illustrent ce changement de posture. Du côté de Moscou, l’actualité de ces derniers mois — soutien au régime Loukachenko fragilisé par une contestation sans précédent, renforcement significatif de l’influence russe dans le Caucase du Sud suite à l’accord de cessez-le-feu au Haut-Karabagh signé en novembre dernier, vague de répressions ayant suivi le retour d’Alexeï Navalny à Moscou en janvier —, constitue autant d’éléments confirmant que le régime russe n’a pour l’heure en rien renoncé à sa politique, répressive sur plan domestique et assertive à l’étranger.

Si la relance de la relation politique entre Washington et Moscou n’est pas d’actualité, c’est autour de plusieurs dossiers techniques que celle-ci pourrait être alimentée, et éventuellement reconstruite dans les temps à venir. On rappellera tout d’abord que l’établissement de coopérations sur des sujets d’intérêts communs entre Moscou et Washington dans un contexte pourtant marqué par une très nette hostilité entre les deux s’est déjà vu dans le passé, par exemple l’ouverture de négociations, sous Brejnev et Reagan, ayant finalement abouti à la signature du Traité sur les forces nucléaires intermédiaires (traité FNI) en 1987. Le « reset » de 2010-2012 avait pour sa part également permis de nombreuses avancées sur plusieurs sujets d’intérêt majeur pour les deux pays, comme le traité New Start, le lancement des négociations sur le nucléaire iranien ayant abouti à la signature du Joint Comprehensive Plan of Action (JCPOA) en 2015, ou encore des accords bilatéraux pour faciliter le retrait américain d’Afghanistan. À l’instar des coopérations engagées à la fin des années 1970 à la suite de la crise des euromissiles, et de celles développées dans le cadre du « reset », c’est bien dans le domaine de la maîtrise des armements que la coopération entre la nouvelle administration Biden et Moscou pourrait s’avérer fructueuse. La reconduction — in extremis — du traité New Start pour une période de cinq ans, fin janvier, constitue un élément positif et propice à une relance du dialogue bilatéral en la matière, dont tant Moscou et Washington s’accordent à dire qu’elle est indispensable, particulièrement après que le traité FNI est devenu caduc en 2019. La relance du JCPOA, mise à mal par les sanctions imposées par l’administration Trump au régime iranien et, en réponse, la reprise du programme d’enrichissement d’uranium par Téhéran, constitue une autre opportunité majeure de coopération entre Moscou et Washington.

À l’heure actuelle, les perspectives d’un nouveau départ dans la relation bilatérale sont limitées et, au vu des nombreux sujets de dissension existant entre Moscou et Washington, qu’ils concernent la dénonciation par les États-Unis des actions du Kremlin sur la scène intérieure russe ou le renforcement de l’influence russe dans son étranger proche et au-delà, et de la posture affichée de l’administration Biden — après tout, celle-ci est composée de très nombreux « staffers  » démocrates considérant que la Russie est à l’origine de l’échec de leur candidat en 2016 —, c’est plutôt à une dégradation de la relation que l’on pourrait s’attendre. On peut toutefois escompter une politique américaine vis-à-vis de la Russie plus cohérente, car procédant désormais d’un consensus, et non plus d’une opposition, entre les branches exécutive et législative du pouvoir américain. Pour reprendre les mots de William Burns, nouveau directeur de la CIA nommé par le président Biden et fin connaisseur du dossier russe dans la mesure où il fut ambassadeur des États-Unis à Moscou entre 2005 et 2008, « le chemin vers la Russie sera semé d’embûches avant de devenir plus praticable. Nous devons le prendre sans illusions, en ayant conscience des intérêts et des sensibilités russes et en ne faisant aucune concession sur nos valeurs et sur ce qui fait notre force (6) ».

Notes

(1Summary of the 2018 US National Defense Strategy : Sharpening the American Military’s Competitive Edge, département américain de la Défense, janvier 2018 (https://​dod​.defense​.gov/​P​o​r​t​a​l​s​/​1​/​D​o​c​u​m​e​n​t​s​/​p​u​b​s​/​2​0​1​8​-​N​a​t​i​o​n​a​l​-​D​e​f​e​n​s​e​-​S​t​r​a​t​e​g​y​-​S​u​m​m​a​r​y​.​pdf).

(2) Robert S. Mueller, « Report On The Investigation Into Russian Interference In The 2016 Presidential Election », département américain de la Justice, mars 2019.

(3) Entretien accordé par Antony Blinken à la chaîne Public Broadcasting Service le 24 juillet 2017 (https://​www​.pbs​.org/​w​g​b​h​/​f​r​o​n​t​l​i​n​e​/​i​n​t​e​r​v​i​e​w​/​a​n​t​o​n​y​-​b​l​i​n​k​en/).

(4) Voir à ce sujet Emmanuel Dreyfus et Giovanna de Maio, « US-Russia relations in the Trump era : domestic polarization and foreign policy », Note de recherche de l’IRSEM no 109, 19 novembre 2020.

(5) Christian Nunley, « Biden says U.S. will not hesitate to raise the cost on Russia, calls for Navalny’s immediate release », CNBC, 4 février 2021 (https://​www​.cnbc​.com/​2​0​2​1​/​0​2​/​0​4​/​b​i​d​e​n​-​s​a​y​s​-​u​s​-​w​i​l​l​-​n​o​t​-​h​e​s​i​t​a​t​e​-​t​o​-​r​a​i​s​e​-​t​h​e​-​c​o​s​t​-​o​n​-​r​u​s​s​i​a​.​h​tml).

(6) William J. Burns, « How the U.S.-Russian Relationship Went Bad », The Atlantic, avril 2019 (https://​www​.theatlantic​.com/​m​a​g​a​z​i​n​e​/​a​r​c​h​i​v​e​/​2​0​1​9​/​0​4​/​w​i​l​l​i​a​m​-​j​-​b​u​r​n​s​-​p​u​t​i​n​-​r​u​s​s​i​a​/​5​8​3​2​55/).

Légende de la photo en première page : Lors de son premier discours de politique étrangère, le nouveau président Joe Biden a condamné « la volonté de la Russie d’affaiblir » la démocratie américaine, citant l’interférence dans les élections américaines, les cyberattaques ou « l’empoisonnement de ses citoyens ». Il a également donné le ton en déclarant qu’il avait « clairement dit au président Poutine, d’une façon très différente de [son] prédécesseur, que le temps où les États-Unis se soumettaient face aux actes agressifs de la Russie (…) était révolu. » Mi-mars, sur la chaîne ABC, Joe Biden accentuait la crise en déclarant penser que Vladimir Poutine était « un tueur » et en promettant qu’il paierait « le prix » de ses actes. Une déclaration qui a choqué Moscou, dont l’ambassadeur à Washington a été rappelé. (© Shutterstock)

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°61, « Géopolitique des États-Unis », Avril – Mai 2021.
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