La déclaration commune adoptée par les 29 pays membres de l’OTAN à Londres présente la montée en puissance de la Chine comme un « défi ». Quelle est la nature de ce défi, et comment expliquer ce changement de ton ?
A. Bondaz : Il est fondamental de contextualiser et de relativiser cette déclaration puisque de nombreux médias semblent l’avoir surinterprétée, faisant de la Chine une nouvelle menace clairement identifiée par l’Alliance.
Premièrement, la mention de la Chine dans la déclaration commune de décembre 2019 constitue la dernière phrase du sixième paragraphe, et non un paragraphe à part entière. Les éléments de langage utilisés sont aussi très mesurés puisqu’il est écrit : « Nous reconnaissons que l’influence croissante de la Chine et ses politiques internationales présentent à la fois des opportunités et des défis que nous devons relever ensemble en tant qu’Alliance ». Cette mention est historique et souligne qu’une prise de conscience des enjeux est en cours au sein de l’Alliance. Cependant, elle n’annonce pas un changement de paradigme en termes de perceptions des menaces pour les alliés, et encore moins une évolution des missions de l’Alliance.
Deuxièmement, les propos du secrétaire général, Jens Stoltenberg, au cours de différentes conférences de presse permettent de préciser cette mention. Selon lui, les alliés reconnaissent que l’objectif « n’est pas de créer un nouvel adversaire », mais simplement d’« analyser, comprendre et ensuite répondre de manière équilibrée aux défis que pose la Chine ». Parmi les sources d’inquiétudes : les dépenses militaires chinoises et la modernisation quantitative et qualitative des capacités de l’Armée populaire de libération (APL). Au cours de son audition au Parlement européen en janvier 2020, il a également précisé que « l’idée n’est pas de déplacer l’OTAN dans la mer de Chine méridionale. Mais le défi est que la Chine se rapproche de nous : dans le cyberespace, en investissant massivement dans nos infrastructures critiques, en Afrique, dans l’Arctique ». La Chine intègre donc officiellement la liste des défis auxquels doivent faire face les alliés, même si, de fait, elle en fait partie depuis longtemps.
Troisièmement, cette mention de la Chine s’inscrit dans une offensive diplomatique claire des États-Unis depuis l’arrivée au pouvoir du président Trump visant à convaincre leurs alliés et partenaires que Pékin est devenue une menace. À l’étranger, cela se traduit par les nombreuses déclarations du secrétaire d’État Mike Pompeo, dont celle d’avril 2019 dans laquelle il affirme : « Nous devons adapter notre alliance pour faire face aux nouvelles menaces », avant de préciser que « la concurrence stratégique chinoise, y compris la technologie et la 5G » en font partie. Or ce qui est une menace aux États-Unis ne l’est pas forcément en Europe.
Quelles ont été les réactions chinoises à cette déclaration ? La Chine a-t-elle fait part de son mécontentement ?
Alors que la rhétorique de la diplomatie chinoise est de plus en plus directe, voire parfois agressive, les commentaires officiels ont été mesurés. Dans une conférence de presse du 5 décembre, la porte-parole du ministère des Affaires étrangères s’est réjouie que la Chine ne soit pas présentée comme « une menace » contrairement à ce que souhaitaient les États-Unis, notant qu’au sein de l’OTAN, « des voix objectives et rationnelles s’élèvent pour dire que la Chine n’est pas un ennemi ». La communication de Pékin se concentre donc sur la critique de Washington et l’influence importante, mais non totale, des États-Unis sur leurs alliés. La presse chinoise reprend les mêmes éléments de langage. Un éditorial du Global Times, intitulé « Cibler la Chine ne peut pas sauver l’OTAN », ajoute que les États-Unis « veulent faire intervenir l’OTAN pour s’opposer à la Chine, mais cela va à l’encontre des intérêts stratégiques des pays européens en Chine ».
L’objectif de la Chine est clair : tenter de neutraliser au sens propre les pays européens en cas de tensions sino-américaines. Pour cela, Pékin cherche à accentuer les dissensions transatlantiques en essayant, entre autres, de transformer son poids économique en influence politique. La Chine soutient également une autonomie stratégique renforcée de l’Europe en formulant l’hypothèse — sûrement à tort — que cela entraînera une opposition accrue de l’Europe aux États-Unis.
Notons encore, ce qui n’est que trop rarement souligné, que pour la première fois en 2019, le livre blanc sur la défense chinois fait mention de l’OTAN, et notamment de son élargissement vers l’Est et de ses exercices militaires. Cette mention s’inscrit non seulement dans le cadre du renforcement de la coopération stratégique sino-russe, mais aussi dans la perception émergeant en Chine, depuis déjà une dizaine d’années, selon laquelle l’OTAN se rapproche du territoire chinois.
Quelles sont les inquiétudes des pays alliés vis-à-vis de la Chine et, à l’inverse, y a-t-il des inquiétudes particulières de la Chine vis-à-vis de l’OTAN ?
Si les inquiétudes des États-Unis, et plus largement des membres de l’OTAN, à l’égard de la Chine sont multiples, des infrastructures critiques au cyber en passant par la présence accrue de la Chine en Méditerranée et en Afrique, elles varient fortement en fonction des pays. Plusieurs pays européens considèrent la Chine sur un plan strictement politique et économique, alors que d’autres, comme la France, la considèrent également sur le plan militaire. Cette différence de perceptions et, plus largement, d’intérêts au sein de l’Alliance n’est donc pas à souligner seulement vis-à-vis de la Russie, mais aussi de la Chine. Rappelons par exemple qu’avant d’acheter le système antimissile S-400 russe, la Turquie avait souhaité acquérir le système antiaérien et antimissile chinois HQ-9 et s’était exposée aux critiques américaines…
À Pékin, une crainte récurrente est de voir le réseau d’alliances militaires américaines se renforcer et se transformer, l’OTAN étant ainsi avant tout perçue sous le prisme d’une alliance militaire américaine multilatérale. Cette crainte est double et recouvre non seulement la création d’une « OTAN asiatique », un néologisme utilisé en Chine pour signifier la multilatéralisation des alliances militaires bilatérales américaines dans la région, mais aussi l’approfondissement des relations entre l’OTAN et ses voisins. Si la première inquiétude, notamment d’une trilatéralisation de l’alliance Washington-Tokyo et Washington-Séoul, est atténuée par les dissensions entre le Japon et la Corée du Sud, la seconde est légitime.
Dès le sommet de Riga en 2006, l’OTAN a annoncé son intention d’étendre et de renforcer sa coopération avec des États non membres dans le monde entier, quelques années avant que plusieurs pays asiatiques ne participent à l’opération militaire « Force internationale d’assistance et de sécurité » en Afghanistan, sous l’égide de l’OTAN. Depuis, les rencontres de haut niveau sont fréquentes à travers la participation des chefs d’État et de gouvernement à des sommets de l’OTAN et les visites du secrétaire général de l’OTAN dans ces pays. Il s’est ainsi rendu à Tokyo et à Séoul en 2017, et à Canberra et à Wellington en 2019.
Mais, surtout, il convient de souligner la signature de plusieurs programmes individuels de partenariat et de coopération (IPCP) avec la Mongolie, la Corée du Sud et la Nouvelle-Zélande en 2012, avec l’Australie en 2013 et avec le Japon en 2014, et l’inclusion de ces pays au sein de l’Initiative d’interopérabilité du partenariat (PII) adoptée lors du sommet du Pays de Galles en 2014.
Existe-t-il des canaux de communication entre l’OTAN et la Chine ? Peut-on imaginer la création d’un conseil OTAN-Chine sur le modèle du conseil OTAN-Russie ?
Si la déclaration de Londres est sans précédent, il convient de ne pas être naïf. Non seulement la Chine est un sujet d’intérêt des alliés depuis de nombreuses années — des analystes politiques travaillaient sur la question chinoise au siège à Bruxelles bien avant le sommet de décembre —, mais un dialogue politique et militaire s’est également développé entre l’Alliance et la Chine, et ce même s’il n’existe aucun plan en vue de créer un Conseil OTAN-Chine.
La première expérience de la Chine avec l’OTAN a laissé à Pékin des souvenirs traumatiques. En cause : le bombardement accidentel de l’ambassade chinoise à Belgrade en 1999, que les Chinois n’ont jamais pardonné malgré les excuses américaines. Les premières interactions informelles commencent en 2002 avec l’ambassadeur chinois à Bruxelles, tandis que l’OTAN intervenait en Afghanistan, pays avec lequel la Chine partage une frontière, Pékin craignant que cette guerre ne devienne une source de terrorisme islamiste touchant in fine son territoire. Le ministre des Affaires étrangères chinois s’est rendu au siège de l’OTAN pour la première fois en 2007, et une poignée de main historique a eu lieu en 2009 au large de la Somalie entre des commandants militaires.
Depuis lors, les interactions se sont multipliées. Un dialogue militaire a été instauré en 2010 et, même si sa fréquence est aléatoire, une quatrième édition a eu lieu en 2018. Les représentants de l’Alliance rencontrent des officiels chinois lors de visites bilatérales — la secrétaire générale adjointe de l’OTAN, Rose Gottemoeller, était à Pékin en octobre 2018 —, mais aussi en marge de sommets internationaux comme le Dialogue de Shangri-La.
Enfin, plusieurs réunions de travail ont été organisées dans un cadre plus large, comme en 2011 pour discuter de la lutte contre la piraterie dans l’océan Indien. Un exercice conjoint dans le golfe d’Aden a même eu lieu en 2015 entre la 21e force opérationnelle de la marine chinoise et les forces de l’OTAN de l’opération « Bouclier de l’océan » (CTF 508).
Propos recueillis par Nathalie Vergeron, le 20 février 2020.
Légende de la photo ci-dessus : Le 16 mai 2019, l’ambassadeur de Chine auprès de l’Union européenne, Zhang Ming (à gauche), est reçu au siège de l’OTAN par le Secrétaire général de l’organisation, Jens Stoltenberg. Vis-à-vis de l’Alliance atlantique, la Chine est pour sa part préoccupée par les programmes de partenariat et de coopération signés avec des pays de son voisinage : Mongolie, Corée du Sud, Nouvelle-Zélande, Australie et Japon, inclus par ailleurs dans l’initiative d’interopérabilité. (© OTAN)
« Faire entendre la voix de la Chine : les recommandations des experts chinois pour atténuer la perception d’une menace chinoise », Revue internationale et stratégique, no 115, octobre 2019.
« Rassurer le monde et lutter contre le séparatisme, quelques éléments d’analyse du nouveau livre blanc sur la défense chinoise », FRS, Note, no 13, juillet 2019 (disponible en ligne).