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Iran : vers un « après - Covid-19 » ?

De l’Iran, les opinions européennes ont gardé l’image d’un pays secoué par une succession de manifestations devenues endémiques à l’hiver 2017-2018, avant qu’une chape de plomb ne se rabatte sur les voix discordantes. Succédant à la relative ouverture diplomatique qui avait permis la signature de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien du 14 juillet 2015, ces années de tension croissante sont demeurées marquées pour Téhéran par le retrait de ce texte des États-Unis en mai 2018, suivi de l’adoption de nouvelles sanctions américaines. Elles ont été ponctuées, à l’été 2020, par la négociation d’un traité sino-iranien de type « pétrole contre investissements » : un tournant majeur, potentiellement, pour les relations internationales de la République islamique et pour l’évolution du climat politique et des rapports de force en son sein.

L’annonce publique de cette négociation intervenait après une crise printanière pendant laquelle, depuis février 2020, la diffusion de l’épidémie de Covid-19 et sa gestion épisodique par le président Hassan Rohani (en poste depuis 2013 ; il ne pourra pas se représenter au scrutin prévu en mai 2021) alimentèrent une brève mais vaste polémique. Face à un pouvoir préférant le déni, cette dernière jetait une lumière crue sur la compétition que se livrent des institutions publiques, parfois en opposition ouverte les unes avec les autres, auxquelles la crise permettait de chercher une légitimation auprès de segments divers d’une opinion publique plus parcellisée que jamais. Soulevant nombre d’incertitudes, à quelques mois de la fin de mandat d’un Hassan Rohani fragilisé par les sanctions puis par la progression de la pandémie, ces polémiques aiguillonnaient la multiplication de tribunes alternatives – auxquelles, cependant, la succession de changements de 2020 menace de mettre un terme durable.

Les termes du débat : une spécificité chiite ?

Admise tard par le ministère de la Santé (le 19 février 2020), la diffusion de la Covid-19 a exercé en Iran un effet psychologique particulier. D’abord, parce que son premier foyer notable a été la cité sainte de Qom, au sud de Téhéran (les deux villes partagent le même aéroport), et que la pandémie a donc frappé de plein fouet l’establishment politico-religieux du pays. Ensuite, du fait de sa progression rapide et continue, avec le triplement de la létalité du virus dès le mois de mars et la reprise de la courbe ascendante des infections confirmées dès le mois de juin, faisant alors de l’Iran le troisième pays le plus touché après la Chine et l’Italie (1).

Une autre forme d’impact a été la mise en doute publique des statistiques officielles par une multitude d’acteurs jusqu’au sein du « système » (nazm). L’Organisation mondiale de la santé (OMS) rejetait ces dernières dès le mois de mars 2020, rejointe en Iran même par nombre de pouvoirs électifs, au premier rang desquels le Majles (Parlement), voire par certaines agences publiques. Ainsi, comme souvent depuis l’hiver 2017-2018, le Croissant rouge y allait de sa partition, alertant sur l’impact des millions de déplacements que n’allaient pas manquer de causer, à la mi-mars, les célébrations de Nowrouz (le Nouvel An iranien, fêté à l’équinoxe de printemps), suivies de près cette année par celles du ramadan, avant l’annonce de l’interdiction de se rendre au Hajj en août. Vu le rôle joué par Qom dans la propagation de la pandémie, le débat public achoppait au printemps sur les fêtes calendaires, liées à la fréquentation des sanctuaires, avant de se focaliser à la fin de l’été sur le rôle d’Internet – et de sa libéralisation – dans l’organisation de la rentrée scolaire.

Difficile, pour autant, de parler ici de spécificité chiite, comme pour le Sud-Liban (2). Certes, la visite aux tombeaux d’imams et de saints (emamzadeh) s’est trouvée au centre de la polémique. Axiale dans la religiosité chiite, leur fréquentation n’est toutefois pas particulière, en islam, à cette dernière. En Iran par ailleurs, on n’a pas vu l’establishment confessionnel chiite sacraliser les autorités sanitaires, contre une « minorité » sunnite (de 8 à 15 % de la population, selon l’origine des statistiques) qui aurait fait primer la loi religieuse. Ne serait-ce que parce que le gouvernement lui-même a paru longtemps hésiter sur la conduite à tenir. Et lorsqu’il imposa, le 16 mars 2020, la fermeture des sanctuaires, ces derniers traînèrent les pieds : le gardien du tombeau de Fatemeh Masoumeh de Qom, fille du prophète Mahomet, n’avait-il pas gardé portes ouvertes, invoquant le « pouvoir de guérison » du pèlerinage ?

Le président, le Guide, les Gardiens

Hassan Rohani, il est vrai, traversait une période compliquée. Il se savait impopulaire auprès des influents gardiens de sanctuaire et des religieux en général après de nouvelles manifestations durement réprimées, en décembre 2019 et janvier 2020, contre l’enchérissement de l’essence. Le triplement du prix du litre était une nuisance potentielle pour l’économie de plus d’une ville-sanctuaire du Plateau iranien, menaçant d’assécher le flux des autocars qui drainent vers leurs coupoles, à l’occasion des fêtes calendaires, le gros de leurs visiteurs. Avant même le « confinement personnel » mollement décrété par le gouvernement en mars, l’augmentation des prix à la pompe avait privé le président du soutien des mollahs pour les législatives de février, perdues par Hassan Rohani au profit des conservateurs (3).

Au plus fort de la crise de la Covid-19, entre ces élections au Majles et l’annonce publique du traité sino-iranien, son gouvernement parut avoir perdu l’initiative face à la morgue des religieux et, plus encore, face au pouvoir envahissant des Gardiens de la révolution. Tandis que les députés qui avaient perdu leur siège dénonçaient à l’envi l’incurie des autorités face à la pandémie, la nouvelle majorité parlementaire, présidée depuis mai par un général en retraite des Gardiens, pouvait encourager la répression de ceux qui contestaient, dans le « système » comme sur les réseaux sociaux, les statistiques. Devenue exclusivement sécuritaire, la gestion du problème incluait maintenant que l’on abatte les détenus tentés de protester contre le danger croissant de contagion massive dans les prisons.

À propos de l'auteur

Stéphane A. Dudoignon

Directeur de recherche au CNRS, Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (GSRL) ; auteur de Les Gardiens de la révolution islamique d’Iran : sociologie d’une milice d’État (CNRS Éditions, à paraître en 2021)

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