Magazine Moyen-Orient

Gilgamesh, un modèle de roi

Depuis l’antique Mésopotamie, entre (meso en grec) ces deux fleuves (potamos) que sont le Tigre et l’Euphrate, il est une histoire qui nous est parvenue à travers les millénaires : celle de Gilgamesh, un jeune roi plein de fougue, tyrannisant ses sujets, qui, au fil de ses aventures dans sa condition de mortel, se lance à la recherche de l’immortalité ; il ne la trouve pas, mais c’est fort de son expérience et empli de sagesse qu’il rentre chez lui. Cette épopée, du IIe millénaire avant Jésus-Christ, écrite en babylonien sur des tablettes d’argile, a inspiré poèmes, symphonies, romans de science-fiction, bandes dessinées…, se retrouvant même dans des séries télévisées et des jeux vidéo. Gilgamesh, ce roi sumérien d’il y a plus de 5 000 ans, est connu du monde entier. Mais qui était-il ? A-t-il vraiment existé ?

Sans doute Gilgamesh a-t-il été, au XXVIIe siècle av. J.-C., un réel souverain d’Uruk, ville de Basse-Mésopotamie, dans le sud de l’Irak actuel. Les fouilles ont révélé en cette fin du IVe et ce début du IIIe millénaire avant notre ère une forte augmentation de la population. Les villes sont moins nombreuses, mais plus vastes. Il en va ainsi d’Uruk où, à partir de petits villages, naît une véritable agglomération urbaine. À la fin du IVe millénaire av. J.-C., elle s’étend déjà sur 230 hectares, soit davantage que, plus tard sous l’Antiquité, Athènes ou Jérusalem. Elle atteint même 550 hectares au début du IIIe millénaire av. J.-C. Entourée d’un rempart de 9,5 kilomètres de long, la ville, d’après les textes littéraires, aurait été composée d’un tiers d’habitations, d’un tiers de jardins et d’un tiers de terrains réservés aux grands organismes (temples et palais). Si les activités liées à la production de nourriture restent prépondérantes, elles ne sont plus l’unique occupation de chacun des habitants. Cette société est en mesure de produire des excédents agricoles suffisamment importants pour engendrer une transformation des modes de production et de gestion, pour permettre la prise en charge de dirigeants. Ainsi émerge une organisation étatique qui s’inscrit dans l’espace par la présence de monuments de prestige. À Uruk, ceux-ci s’élèvent sur des proéminences : notamment le secteur dit du temple Blanc et celui de l’Eanna (temple du dieu du ciel et de sa fille Inanna, déesse de l’amour et de la guerre).

Richesse et prospérité de l’« époque d’Uruk »

Parallèlement, on observe aussi de nombreux progrès techniques. La question de l’irrigation est cruciale pour l’agriculture. C’est à ce moment que la Basse-Mésopotamie se dote, à partir des fleuves, d’un réseau hiérarchisé de canaux le long desquels sont mis en culture des champs de forme allongée, dits en « arête de poisson », selon un procédé encore utilisé de nos jours dans la région du Chatt el-Arab (delta du Tigre et de l’Euphrate, à la frontière irako-iranienne). Pour ce qui est des instruments, apparaissent l’araire à semoir tractée par des ânes, permettant de labourer et d’ensemencer la terre en dosant et répartissant harmonieusement les semences ; le traîneau à battre le grain ; le chariot à roues et la batellerie permettant le transport ; le tour de potier si pratique pour la fabrication de céramiques en grand nombre. Les innovations touchent aussi le travail des métaux, l’artisanat textile centré sur la laine issue des importants élevages de moutons.

Et pour les matières premières qui font défaut, guerre et commerce, y compris à longue distance, se complètent. Tout est inventorié, enregistré, classé. Les plus anciens textes ont, en effet, été trouvés dans l’un des temples d’Uruk. En quelle langue ces tablettes ont-elles été écrites ? Celles-ci étant couvertes de pictogrammes, nul ne peut le savoir. Quand l’écriture devient cunéiforme (du latin cuneus « clou »), la langue est sumérienne et l’on constate qu’à côté des textes administratifs et comptables, il existe déjà des œuvres scientifiques et littéraires, notamment des listes de noms de villes, d’animaux, de plantes, etc.

De l’accroissement démographique ou des innovations techniques, quelle est la cause, quel est l’effet ? En l’état, nul ne peut trancher, et il y a sans doute un peu des deux. Et la ville d’Uruk semble être le moteur de ces prouesses, au point que les archéologues appellent cette période « époque d’Uruk ». La culture urukéenne essaime en effet très tôt au-delà de son foyer originel. Son influence est considérable, y compris dans les régions les plus lointaines : à l’est jusqu’en Iran, au sud jusqu’aux côtes de l’Afrique et de l’Inde par le golfe Persique, au nord en Syrie et à l’ouest jusqu’en Égypte. Elle est décelable dans les thèmes et les styles iconographiques décorant des objets de la même époque découverts bien loin de la Mésopotamie.

Ainsi peut-on voir au musée du Louvre un couteau d’apparat, le « poignard du Gebel el-Arak », découvert en Égypte, au sud d’Abydos. Le manche est en ivoire, taillé dans une canine d’hippopotame, la lame en silex. L’une des faces du manche représente des combats menés près de bateaux spécifiquement égyptiens. L’autre est décorée d’un personnage barbu, coiffé d’un bonnet à rebord ou d’un bandeau proéminent, qui se tient debout, entre deux lions qu’il maîtrise ; d’autres animaux domestiques et sauvages viennent compléter la scène. Cette représentation d’un homme en « Maître des animaux » est spécifiquement mésopotamienne et particulièrement liée au personnage de Gilgamesh. Il est ainsi certain que des contacts directs ou indirects ont eu lieu entre les deux civilisations. La culture d’Uruk s’est bien exportée.

Cette influence cesse brusquement au tournant des IVe et IIIe millénaires av. J.-C. Pourquoi ? En l’état actuel de la recherche, les causes restent inconnues. La Mésopotamie se replie sur elle-même, mais l’urbanisation y continue et la prospérité y demeure. C’est à cette époque charnière que l’on place, s’il s’agit bien d’un personnage historique, le règne de Gilgamesh, roi d’Uruk, comme point culminant de cette brillante civilisation. Mais, à ce jour, parmi les tablettes de cette époque mises au jour par les fouilles, aucune ne mentionne Gilgamesh. Tous les textes le concernant sont plus tardifs ; ils datent, pour les plus anciens, de la fin du IIIe millénaire av. J.-C., c’est-à-dire de l’époque de la IIIe dynastie d’Ur.

<strong>L’empire de la troisième dynastie d’Ur (2112-2004 av. J.-C.)</strong>

Le recours à Gilgamesh comme source de légitimité

Que se passe-t-il donc durant ce fameux millénaire ? Au début, la Basse-Mésopotamie est composée de multiples petits États sumériens, dont Uruk : c’est ce que l’on appelle l’« époque des dynasties archaïques », à l’aube de laquelle Gilgamesh a pu régner. Puis, en 2340 av. J.-C., l’hégémonie politique passe au nord avec la création de l’empire d’Akkad qui dure pendant environ cent cinquante ans avant de disparaître sous les raids des Gutis, montagnards venus de l’est. Les États du sud en profitent alors pour redresser la tête : c’est l’« époque de la Renaissance sumérienne ». Parmi les royaumes qui resurgissent, l’un d’entre eux est celui d’Uruk avec à sa tête Utu-hegal (2133-2113). Ce dernier, pour asseoir son pouvoir, place comme gouverneur de la ville d’Ur, plus proche des rives du golfe Arabo-Persique, un des membres de sa famille : Ur-Namma (2113-2094). Quelques années plus tard, en des circonstances bien étranges, Ur-Namma remplace Utu-hegal et transfère la capitale d’Uruk à Ur.

Ce changement politique, avec une prise de pouvoir à l’intérieur d’une même famille, s’inscrit dans un contexte plus large : un changement environnemental avec un bouleversement climatique et une salinisation des terres due à la longue pratique de l’agriculture intensive, le tout accompagné de vagues de migrations venant du nord et de l’ouest. Le roi d’Ur est donc confronté à un double enjeu : légitimer son pouvoir issu d’un coup d’État en dissuadant d’autres d’en faire autant pour transmettre son royaume à l’un de ses fils, et donner une unité aux différents peuples qui cohabitent au sein du territoire qu’il dirige. À sa mort, son fils Shulgi (ou Sulgi, 2094-2047) lui succède. Les conditions ne sont pas aisées. Ur-Namma est mort en plein combat et son corps n’a pas été retrouvé. Les dieux l’auraient-ils, et à travers lui toute sa dynastie, abandonné ? Il est impératif pour Shulgi de poursuivre les réformes engagées par son père et d’ancrer encore plus profondément la légitimité de sa dynastie. Son long règne de quarante-huit ans lui permet même d’anticiper non seulement sa succession, mais aussi l’idéologie royale qui lui survivra. À eux deux, Ur-Namma et Shulgi totalisent 70 ans de règne à une époque où le renouvellement des générations est bien plus rapide que de nos jours. Cela leur donne la possibilité de laisser une marque pérenne dans le temps. Et pour y parvenir, Shulgi fait appel à Gilgamesh, se présentant dans les hymnes à sa propre gloire comme son frère étant né comme lui de la petite déesse Ninsun, élaborant des textes littéraires exaltant les exploits du souverain de l’ancienne Uruk. Cinq œuvres écrites en sumérien nous sont parvenues : Gilgamesh et Agga ; Gilgamesh, Humbaba et la forêt de cèdres ; Gilgamesh et le taureau céleste ; Gilgamesh, Enkidu et les enfers, et La mort de Gilgamesh (selon les noms donnés par les historiens), auxquelles s’ajoutent quelques textes idéologiques comme la Liste royale sumérienne.

L’enjeu est, pour les rois d’Ur, d’élaborer et d’ancrer l’idéologie royale. Pour cela, point de traité théorique austère, mais les aventures à rebondissements de rois légendaires, car Gilgamesh n’est pas le seul. Ses exploits viennent clore en point d’orgue ceux de ses prédécesseurs. C’est l’histoire d’Etana qui cherche à avoir un enfant afin de lui transmettre la couronne, lui qui s’élève dans les airs juché sur un aigle, tombe, recommence, finit par atteindre le septième ciel et obtenir, de la déesse de l’amour en personne, la plante d’enfantement. C’est le périple de Balih, son fils, enlevé par l’aigle et déposé loin au nord, près de la rivière qui porte maintenant son nom, liant Sumer et Akkad, le sud et le nord, couvrant ainsi toute la Mésopotamie. C’est le jeu d’Enmerkar, le fondateur d’Uruk, qui après moult épreuves et énigmes finit par faire reconnaître, même par les contrées les plus éloignées, la supériorité de la civilisation mésopotamienne en inventant l’écriture. C’est le parcours initiatique de Lugalbanda, le père de Gilgamesh, qui, après avoir été donné pour mort, abandonné au fin fond d’une caverne, en sort régénéré, en homme nouveau, doté par Anzu, l’aigle léontocéphale, de pouvoirs extraordinaires lui permettant de sauver ses camarades, et par là même la ville d’Uruk et, à travers elle, toute la civilisation mésopotamienne.

Derrière chacune des épreuves que surmontent ces héros se cachent des faits historiques, mais surtout, l’ensemble sert de base à la mise en place d’une idéologie royale qui dépasse les simples rois de la IIIe dynastie d’Ur. Il s’agit d’abord de légitimer un mode de gouvernement : une royauté venue du ciel, exercée par un homme – les femmes en sont exclues – choisi par les dieux. Il s’agit également de justifier la prise de pouvoir par Ur-Namma sur Utu-hegal d’Uruk et ainsi stabiliser sa dynastie. À l’issue de toutes ses aventures, Gilgamesh, le grand roi d’Uruk, est enterré avec toute sa famille à l’exception de l’un de ses fils, Ur-lugal dont le nom signifie « roi d’Ur ». Il lui transmet son royaume et aussi et surtout toute la sagesse qu’il a acquise, parfois chèrement, au cours de sa vie. Ainsi, le roi d’Ur ne commettra pas les erreurs de l’ardent roi d’Uruk, capricieux et despotique dans sa jeunesse, mais, dès le début de son règne, agira en bon entendement et en toute sagesse.

Une organisation royale puissante et centralisée

Gilgamesh est le dernier maillon de cette geste de rois héroïques auxquels veulent se rattacher les souverains, réels eux, de Mésopotamie. Sa figure ainsi élaborée devient le portrait du roi par excellence. Même au crépuscule de sa vie, il reste toujours vigoureux. Ses cheveux abondants et sa barbe fournie symbolisent sa force. De sa personne se dégage, ainsi qu’un dieu, mais en intensité moindre, un melam, une sorte d’aura que les simples humains ne peuvent regarder en face. À sa seule vue, les ennemis tombent, terrassés. À mi-chemin entre les dieux et les êtres humains, il est celui qui relie les deux mondes. Le roi se devra donc d’être pieux, de construire et de restaurer les temples, d’élever des ziggourats (tours à étages à vocation religieuse) dans chacune des grandes villes du royaume. Lien entre le ciel et la terre, il est lié à l’arbre dont les racines s’ancrent dans le sol et la cime atteint les cieux. Cet arbre se retrouve également dans celui dont Gilgamesh tire le bois pour fabriquer le lit de la belle déesse Inanna, celle qui préside à l’élection divine du roi et renouvelle chaque année, lors de la fête du Nouvel An, l’alliance entre les dieux et les hommes. La figure littéraire de ce lit sculpté dans un arbre, conférant au roi sa reconnaissance, traversera plus tard la Méditerranée pour se retrouver dans d’autres aventures, celles d’un autre personnage célèbre, Ulysse. Une fois la couche terminée,

Gilgamesh fabrique avec les chutes de bois qui restent les insignes de la royauté, conférant à celui qui les tient entre ses mains un pouvoir unique.

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