L’innovation technologique est devenue un véritable enjeu de souveraineté et a un impact direct sur les rapports de force entre les puissances. La volonté d’être moins dépendant technologiquement est intégrée par de nombreux pays. L’Europe, avec les spécificités qui lui sont propres, ne déroge pas à cette règle.
Depuis quelques années, la volonté de certains États de limiter leur dépendance aux technologies étrangères et de protéger leurs capacités internes s’est affirmée, concernant divers secteurs (technologies spatiales, de l’information et de la communication, d’exploitation des données, etc.) (1). Les discours des autorités ont été accompagnés de la création de mécanismes adaptés. Dans le cadre du programme « Économie digitale de la Fédération de Russie », lancé en 2018, Moscou a par exemple décidé que les fournisseurs d’accès nationaux devaient assurer l’indépendance de l’espace Internet russe (Runet). L’un des objectifs officiels de ce dispositif est de pouvoir « déconnecter » les réseaux russes du reste du monde si une attaque d’ampleur est lancée de l’extérieur (2). Autre illustration, le ministère fédéral de l’Intérieur et la Fédération des industries allemandes (BDI) ont décidé la création, en septembre 2018, d’une Alliance pour la cybersécurité, afin d’améliorer la cyberrésilience des opérateurs économiques nationaux. L’une des composantes de cette coopération est d’identifier des projets susceptibles de renforcer la souveraineté numérique du pays. De même, pour éviter que les États-Unis ne perdent leur avance en matière de semi-conducteurs et de processeurs avancés, les administrations Obama et Trump ont bloqué l’achat, par des acteurs chinois, de composants élaborés dans le pays et l’acquisition d’entreprises spécialisées américaines (en particulier Lattice Semiconductor (3)).
Ces exemples – qui pourraient être multipliés – attestent que la problématique de l’indépendance technologique a été intégrée par de nombreux pays. Dans certains cas, cette attention a suscité la mise en place de cadres juridiques et d’organisations destinés au contrôle « souverain » des opérations économiques dans les secteurs jugés stratégiques. C’est le cas des États-Unis (4), où les acteurs étrangers désirant investir dans des domaines technologiques sensibles doivent se soumettre à des procédures de vérification et d’autorisation. En août 2018, le Foreign Investment Risk Review Modernization Act a permis de moderniser le régime de contrôle sur les investissements étrangers au titre de la sécurité nationale. Il a notamment renforcé les prérogatives du Committee on Foreign Investment in the US, pour que cet organisme puisse s’assurer que les investissements étrangers ne représentent pas de menaces pour la sécurité nationale ou ne risquent pas de gêner l’accès des entreprises américaines à des technologies critiques (5).
L’Union européenne (UE) n’a pas échappé à ce mouvement. Bien qu’elle soit profondément attachée à limiter le protectionnisme économique, elle a intégré la notion de souveraineté technologique à son lexique. La France, notamment son président de la République, a plaidé à plusieurs reprises pour qu’un « agenda de souveraineté » soit établi au niveau européen (6). La nouvelle Commission a décidé de traiter la thématique de la dépendance technologique et a présenté un programme qui doit notamment aider au développement de la prochaine vague de « géants » du numérique, en investissant dans les technologies de dernière génération (5G, intelligence artificielle, calcul à haute performance…). De même, il a été décidé que la Commission pourrait user de la taxation comme outil souverain (7). Ces derniers mois, l’expression « souveraineté technologique » a vu son succès renforcé avec la pandémie de COVID-19. De nombreuses chaînes d’approvisionnement industrielles ont été mises en difficulté. Des responsables de différents États membres, de diverses sensibilités politiques, ont ainsi demandé que la dépendance de l’UE à l’égard des technologies étrangères soit atténuée.
Souveraineté technologique : de quoi parle-t-on ?
Comme certains observateurs l’ont noté, la notion de souveraineté technologique est relativement floue. Elle est parfois employée dans un sens étroit, la limitant à la souveraineté numérique (voir ci-après). En réalité, sa signification varie sensiblement selon la position de la personne qui l’utilise. L’expression est surtout devenue un label justifiant des mesures disparates.
La souveraineté peut être définie comme la détention de l’autorité suprême et inconditionnée. Par autorité suprême, il faut entendre un pouvoir qui s’applique à tous ceux qui dépendent de lui, sans exception. Par autorité inconditionnée, il faut comprendre un pouvoir qui n’a rien au-dessus de lui et se gouverne donc lui-même. Notion charnière de la conception politique et juridique du pouvoir en Occident, la souveraineté a été successivement reconnue au pape, au prince, au peuple, à la nation puis à l’État. Au XVIIe siècle, se sont progressivement affirmés les États-nations, entités politiques aptes à imposer, au sein de leurs frontières, une religion et à concentrer les pouvoirs. Ces entités sont devenues les seules disposant de la capacité à édicter des règles générales et impersonnelles et à les faire respecter, éventuellement en utilisant la contrainte (8). La souveraineté est ainsi l’affirmation du primat des institutions politiques sur les autres sphères, quelles qu’elles soient (familiales, financières…). L’association entre violence légitime, souveraineté et État s’est aussi imposée dans les relations internationales : l’État est le seul à être totalement légitime à agir au niveau international puisqu’il est l’unique acteur à avoir une pleine autorité et un contrôle total sur son territoire – ce qui lui ouvre la voie de la reconnaissance internationale (9). Dans le cadre des relations internationales, la souveraineté consiste notamment en l’absence, pour un État, de subordination à un autre.
Depuis plus d’une vingtaine d’années, l’expression « souveraineté technologique » est employée par des collectifs de hackers et de militants des logiciels libres (10). Leurs raisonnements concernent plus particulièrement Internet, les réseaux sociaux et leur gouvernance. Pour ces acteurs, la souveraineté qui est en jeu est celle des utilisateurs. Ils constatent que les espaces créés par le développement d’Internet et des technologies de l’information et de la communication sont façonnés et contrôlés par les structures étatiques et de grandes entreprises, qui ont des intérêts très différents de ceux des utilisateurs et se comportent parfois comme des acteurs oppressifs. Ils militent donc pour que ces espaces soient construits sur une base communautaire et participative. La maîtrise des réseaux numériques ne concerne en réalité pas que les utilisateurs. Le terme « souveraineté » a aussi été employé dans le cadre de l’absence de contrôle des autorités étatiques sur l’évolution de ces réseaux (11). À partir de cette définition étroite de la souveraineté technologique, de nombreuses thématiques ont été traitées : utilisation des données privées, confiance dans les contenus, domination d’un petit nombre d’entreprises sur Internet, protection des consommateurs sur les réseaux…
Si le numérique demeure l’un des principaux domaines d’emploi de l’expression « souveraineté technologique », celle-ci a également été utilisée pour d’autres secteurs d’activité. Certains acteurs et analystes se sont ainsi intéressés à l’accès aux technologies critiques. La notion a alors été définie plus largement. Il s’agit de l’aptitude d’un État ou d’une fédération d’États à fournir les technologies qu’il (elle) juge critiques pour le bien-être des populations, la compétitivité de l’économie et sa capacité à agir, ainsi que celle de développer ces technologies ou de se les procurer dans d’autres aires économiques sans dépendance structurelle unilatérale (12).
Intégration de la notion au niveau des institutions européennes
Notion de nature essentiellement juridique, la souveraineté concerne l’État (voire l’individu). Or les institutions de l’UE, parfois décrites comme les prémices d’un État fédéral, relèvent toujours largement d’une organisation internationale de coopération interétatique. Le pouvoir de l’UE n’est ni suprême ni inconditionné. Il dépend encore des États membres. Et ceux-ci continuent d’avoir des intérêts distincts, souvent divergents. Dans ces conditions, il demeure complexe d’apposer la notion de souveraineté à l’UE. Les États membres ont toutefois opéré des transferts de compétences aux institutions européennes, conférant, pour certaines politiques, à la Commission une capacité de production générale de normes. Les traités ont par ailleurs consacré le principe de subsidiarité. Dans ce cadre, les différents échelons institutionnels doivent tendre vers un même objectif d’intérêt supérieur, mais à des niveaux de délégation différents. États membres et Union partagent donc une communauté de destin et un même ordre de décision. Surtout, pour que la subsidiarité puisse être efficiente, elle doit être accompagnée d’une certaine convergence entre les différents pays qui vont l’appliquer. Plus globalement, une coordination doit être pratiquée pour forger une union, en particulier économique, harmonisée.
Les caractéristiques juridiques et fonctionnelles si particulières de l’UE peuvent expliquer, dans une certaine mesure, que la notion de souveraineté soit actuellement employée pour qualifier des politiques publiques européennes. L’emploi du terme est surtout symbolique : comme les mots « indépendance » et « autonomie », il implique en effet l’existence d’un « nous », clairement délimité, distinct des autres acteurs, ainsi que la volonté de limiter, voire d’empêcher, l’ingérence de ces autres dans les affaires communes. Il appelle à une unité nécessaire, car, dans le domaine de la promotion et de l’emploi des technologies, existe la nécessité d’une masse critique d’investissements et de compétences, tout comme d’une réelle capacité à se positionner comme un espace de réglementation.
Les institutions européennes, notamment la Commission, mettent désormais en pratique leur volonté de ne plus dépendre, dans certains domaines, de sources non européennes. Il s’agit d’un changement majeur de philosophie. Jusqu’à il y a peu, l’ouverture des marchés était le principe premier, certes parfois controversé, y compris dans la recherche et le high-tech. La Commission européenne appréhende la souveraineté technologique en distinguant deux composantes (13). Le volet « interne » concerne les possibilités pour l’Europe de développer ses filières technologiques. Il ne s’agit cependant pas de toutes les construire sur le territoire européen et uniquement entre États membres.