Montée des nationalismes, réarmement international massif, contestation d’espaces souverains (1) et compétitions économiques agressives sont autant d’éléments qui nous mènent irrémédiablement vers le retour d’affrontements armés entre États. Le conflit au Haut-Karabagh en a été la matérialisation la plus récente.
Depuis la fin de la guerre froide, qui projetait un déferlement de l’armée Rouge en Europe, l’un des aspects de ce type de conflit a été exclu de la dialectique militaire occidentale : nos territoires souverains pourraient être le théâtre d’opérations d’une force étrangère. De fait, engagés dans d’innombrables opérations extérieures, les États occidentaux n’ont envisagé la guerre que sous le prisme de leurs corps expéditionnaires (2), projetant leurs forces à des milliers de kilomètres des bases arrière. Dès lors, il nous faut considérer qu’un adversaire puisse prendre l’initiative de l’offensive, et qu’il cherchera à porter le feu sur le territoire de son ennemi. Notre territoire.
Nos intérêts vitaux étant, le cas échéant, clairement menacés, notre recours à l’arme atomique apparaîtrait comme légitime et justifié. En outre, l’appui de nos alliés serait total. Cependant, en frappant vite, fort et dans un laps de temps limité, l’adversaire pourrait faire le pari d’un maintien du conflit sous le seuil de la réplique nucléaire, et sous le seuil de réactivité de nos alliés. Notre chaîne de défense A2/AD (3) doit donc être en mesure de briser une offensive de ce type.
Contrer une offensive armée menée par des moyens conventionnels ne s’improvise pas. Les capacités défensives à mettre en œuvre doivent réunir trois facultés majeures : pouvoir anticiper la crise, surveiller les mouvements de l’ennemi et neutraliser son offensive. Les capacités de déni d’accès de nos adversaires potentiels sont l’objet d’études et de débats innombrables. Dès lors, il est vital d’inverser le prisme attaquant/défenseur : la France est-elle en mesure de contrer une offensive majeure qui pourrait viser son territoire métropolitain, ultramarin ou ses zones économiques exclusives (ZEE) ?
A2/AD français : état des lieux
Quels moyens sont mis en œuvre par la France pour assurer l’intégrité de son territoire ? Brossons un rapide état des lieux.
Anticipation
Révélées par le premier conflit irakien, les lacunes du renseignement militaire français ont mis en lumière l’importance de l’autonomie d’appréciation de situation. Symbolisé par la création de la DRM (4) en 1992, le renouveau du renseignement français a été accompagné d’efforts financiers considérables. Ainsi, la France s’est dotée d’un large panel de capacités de renseignement modernes : capteurs ROIM (5) et ROEM (6) satellitaires (7), terrestres, aéroportés et embarqués, mais aussi capacités de renseignement cyber et humaines. Indéniablement, la France dispose des outils nécessaires à l’anticipation d’une offensive de haute intensité. Mais une fois l’ennemi à nos portes, c’est la résilience de ces moyens qui pourrait être remise en cause : celui-ci cherchant à nous rendre sourds et aveugles, les moyens de renseignement stratégiques feront assurément partie des premières cibles frappées.
Détection
À l’instar des capacités de renseignement, la France s’est dotée de systèmes de surveillance spatiaux, aériens et maritimes de premier ordre. Ainsi, afin de contrôler les 12 000 survols journaliers de son territoire ainsi que le trafic maritime intense sur ses façades maritimes (8), elle s’appuie sur une chaîne de détection de 70 radars civils et militaires, sur un réseau de près de 100 sémaphores, mais aussi sur les moyens de ses alliés européens et otaniens. Centralisées au niveau national, ces informations permettent à l’État français d’avoir une connaissance exhaustive des mouvements au-dessus et à l’approche de son territoire.
Mais si l’efficacité, la modernité et l’interconnexion de nos systèmes de surveillance sont incontestables, ils souffrent de vulnérabilités communes à ce type d’infrastructures : implantés sur des sites fixes, fortement rayonnants au niveau électromagnétique, les localiser et étudier leurs vulnérabilités physiques (dimensions, durcissement) est à la portée de tout pays doté de capacités de renseignement un tant soit peu modernes.
Neutraliser
Anticiper l’arrivée de l’ennemi et suivre ses mouvements en temps réel est une chose. Mais la finalité d’un système de défense reste de repousser son offensive, si nécessaire en le neutralisant. Sur cet aspect, dans un cadre de haute intensité, le système français marque le pas. La France dispose d’un parc de 184 avions de chasse aptes aux missions de défense aérienne (9). Ce chiffre, s’il peut sembler important, doit être pondéré et mis en perspective. Pondéré, car il faut lui soustraire la part d’appareils indisponibles (24 % pour le Rafale (10)), ceux déployés qui n’auraient pas la possibilité de rejoindre le territoire national (l’adversaire ayant tout intérêt à les maintenir à distance), et ceux préemptés pour la mission de dissuasion nucléaire. À titre de mise en perspective, les forces aériennes russes auraient perçu 437 chasseurs de 4e génération entre 2006 et 2019 (11), en complément de leur flotte d’appareils plus anciens et de l’arrivée en service d’appareils de 5e génération (12).
En outre, nos moyens d’action depuis la surface présentent des limites d’emploi : nos 20 systèmes sol-air terrestres (Crotale et Mamba) n’assurent une couverture aérienne qu’à courte et moyenne portée (13). De ce fait, ils ne sont en mesure de couvrir que la moitié du territoire métropolitain (14). Les bâtiments de la Marine, équipés des mêmes types de missiles, seraient en mesure de densifier le premier rideau de défense sur les côtes, mais ne peuvent agir dans la profondeur du territoire. En outre, on l’aura noté, ces calculs déjà limitatifs ne prennent pas en compte une menace sur nos ZEE (15) ou nos territoires ultramarins.
Le constat est plus alarmant concernant la défense de nos côtes contre une offensive maritime, la France n’ayant pas maintenu de réseau de batteries côtières. L’artillerie de l’armée de Terre pourrait certainement assurer des tirs de défense à la mer, mais nous ne parlons pas ici d’une capacité spécialisée et affectée à cette mission.
Enfin, nos capacités de guerre électronique active (brouilleurs de communications et de systèmes de navigation) n’ont fait l’objet d’aucun investissement massif depuis les années 1990. La priorité ayant été donnée à l’autoprotection de nos aéronefs, véhicules et bâtiments, les capacités de brouillage offensives françaises ne reposent plus que sur le système SCRIBE (16), mis en œuvre par un unique escadron de l’armée de l’Air et de l’Espace (17). En outre, la France ne dispose d’aucune capacité de brouillage aéroporté, à l’exemple des EC-130H « Compass Call » américains.
La France se trouve ainsi dans une position paradoxale. Elle a investi pour être en mesure de voir arriver les coups de l’adversaire, mais ne dispose pas du panel de riposte A2/AD adéquat. Si l’ennemi engage un volume de forces équivalent à celui de la France, il sera très probablement repoussé. Si la France se trouve à affronter une force plus massive, sa faible masse d’effecteurs et l’attrition des combats ne laissent que peu d’illusions quant à l’issue du conflit. Transformer le territoire français en place forte est cependant à notre portée.
Stratégie à court et moyen termes
La dégradation actuelle de la situation sécuritaire mondiale nous engage et nous oblige : le système défensif français doit être capable à court terme de repousser une offensive de haute intensité. Pour atteindre rapidement cet objectif, les mesures prises doivent être soutenables en termes tant humains que financiers, et concerner des briques technologiques matures. Nous l’avons vu, l’effort principal doit porter sur nos capacités à neutraliser l’adversaire. Augmenter la masse de notre aviation de chasse n’est objectivement pas atteignable à court terme. A contrario, nous détenons les leviers pour améliorer la disponibilité du parc existant : la création de la DMAé (18) en 2018 répond à cet impératif, avec des résultats déjà concrets (19). Cependant, nos chaînes de maintenance doivent intégrer dès à présent l’impact d’un conflit sur notre territoire : il faudra réparer vite, bien, et dans des conditions dégradées des appareils pouvant être lourdement endommagés, mais aussi être en mesure de produire les pièces « consommables » (20) à des rythmes soutenus. Des processus « temps de guerre » doivent dès à présent être mis en place dans nos chaînes de maintenance, tant militaires que civiles.