Magazine DSI

Penser la guerre. Spécificité militaire et intégration démocratique

Les deux tribunes de militaires – et non « tribunes militaires » ou « des militaires » – publiées récemment par le magazine Valeurs actuelles ont agité l’espace politico-­médiatique quelque temps. Les dessous de l’affaire (1) nous intéressent moins ici que les réactions qu’elle a provoquées, en particulier au sein de la société civile. Elle a en effet suscité de nombreux commentaires, jugements et analyses dans les journaux et sur les réseaux sociaux ainsi que quelques interventions publiques d’autres généraux « deuxième section (2) ».

L’amiral Alain Coldefy s’est exprimé par exemple dans Le Point en jugeant qu’il s’agissait d’une «  opération politique » (3). Une interview pour Libération du général Vincent Desportes distingue à juste titre, du point de vue du devoir de réserve, expression professionnelle et expression politique, même si dans certains cas la frontière entre les deux est plus délicate à déterminer que dans d’autres, et expression en tant que militaire ou en tant que citoyen (4). Il y a eu aussi la tribune du général Henri Bentégeat, ancien chef d’état-­major des armées (2002-2006), dans Le Figaro, dont la tournure diplomatique et l’esprit rassembleur sont parfaitement résumés par son titre : « Halte au feu ! » (5). Enfin, la tribune du général Pierre Castres dans Libération qui, tout en s’inquiétant surtout, comme les interventions précédentes, de l’introduction d’un esprit de division (politique) au sein des armées, souligne de manière plus appuyée l’idée que les militaires ne doivent pas se laisser aller à oublier qu’ils ne sont pas tout à fait « comme les autres » en démocratie (6).

« Lorsque nous entrons dans les armées, je crois que, consciemment ou pas, nous prononçons des vœux ; des vœux de chasteté… Qu’est-ce à dire ? À nouveau l’alliance du sabre et du goupillon ? Non bien sûr. Ce sont des vœux de chasteté qui nous font volontairement renoncer à un mode de vie normal et à adhérer à quelques principes simples : le vœu d’accepter une mobilité géographique incessante – jusqu’à 15 à 20 changements de résidence au cours de sa carrière ; le vœu d’accepter sans sourciller de servir en tout temps et en tout lieu, au chaud comme au froid, sous la tour Eiffel, dans l’aéroport de Roissy ou dans l’Adrar des Ifoghas ; le vœu de loyalisme aux autorités de notre pays et enfin le vœu de neutralité politique. Tout ceci ne relève pas du seul respect du devoir de réserve, mais en réalité de l’efficacité opérationnelle de nos armées. Car une telle forme d’expression ne pose pas la question de savoir si les signataires ont tort ou raison, s’ils prennent le contre-­pied ou pas du langage officiel, mais bien celle des ferments de la division qu’ils créent ou pas au sein des armées. […] Selon le règlement de discipline générale des armées, la force principale des armées réside bien sûr dans sa discipline, mais aussi dans sa cohésion et son unité. Le loyalisme, la neutralité politique, l’unité, la défense des intérêts et la protection des Français, de tous les Français, voilà les vœux que nous avons prononcés à notre entrée dans les armées, et ce sont des vœux inviolables tant que nous nous prévalons d’un statut ou d’un grade militaire. (7) » La citation est assez longue, mais elle traduit nettement l’idée d’une spécificité militaire dont les aspects internes (fonctionnels) et externes (socio-­politiques) sont à la fois distincts et interdépendants.

La spécificité militaire

Le thème de la spécificité militaire est une des entrées classiques de l’analyse sociologique des relations entre les armées, l’État et la société dans les contextes occidentaux, tout en n’épuisant pas la question de l’organisation et de l’identité militaires où tout n’est pas spécifique par rapport au « monde civil ». Le sujet est beaucoup plus ample et complexe, d’autant qu’on l’aborde avec une certaine profondeur historique mettant au jour ses évolutions et sa relativité, que ce à quoi on le réduit d’ordinaire en première instance : donner la mort et un statut juridique spécial. On ne pourra pas ici entrer trop précisément dans l’analyse, et pour saisir toute l’étendue du thème, on conseille la lecture de l’ouvrage La spécificité militaire (8), sous la direction de Bernard Boëne, tandis que pour une réponse argumentée aux critiques que la notion soulève le plus souvent, on renverra à notre article en libre accès sur Internet « Du concept de spécificité militaire (9) ».

De manière schématique donc, on définit la spécificité militaire comme ayant une dimension fonctionnelle et une dimension socio-­politique. La spécificité de certains modes de fonctionnement des armées dérive des finalités de l’instrument militaire : l’usage réel ou virtuel de la force pour la défense ou la promotion des intérêts de la collectivité souveraine. Les militaires sont les seuls détenteurs des moyens de la violence légitime à pouvoir, sur ordre, faire un usage systématique de la force, à la différence de la police pour qui l’usage de la force est un moyen de dernier recours ou d’autodéfense.

Pour ceux qui la mettent en œuvre, l’action guerrière est d’une nature complexe. La rationalité y joue bien sûr un rôle majeur – l’action doit être pensée –, mais aux côtés d’éléments non rationnels qui sont indispensables au succès des armes. Face à la levée parfois soudaine des tabous majeurs de toute société, la destruction des biens et des individus, au risque de mort ou de blessure, à l’urgence et l’incertitude, le calcul et la motivation par l’intérêt collectif différé sont, seuls, impuissants à faire agir les hommes. Dans la guerre, il est nécessaire de faire jouer un ensemble de mécanismes et de dispositions qui participent de la spécificité fonctionnelle.

Tout d’abord, une organisation alliant une hiérarchie puissante, un fort degré de centralisation de la décision, une discipline stricte garante de l’autorité des chefs et une solidarité obligatoire fondant l’esprit de corps. Toutes les organisations, militaires ou civiles, sont organisées selon un mode hiérarchique. La particularité de l’organisation militaire est dans la superposition des organisations hiérarchique et communautaire et dans son formalisme. Une forte contrainte institutionnelle, le rappel incessant des valeurs fondamentales du métier militaire, les traditions militaires, à la fois globales et particularistes, les relations interpersonnelles, qui concourent à l’identité collective et la cohésion des unités, et enfin la valorisation du charisme des chefs lorsque c’est possible complètent la spécificité militaire fonctionnelle.

L’ensemble de ces traits rappelle les caractéristiques des sociétés d’Ancien Régime : organisation communautaire et hiérarchique, corps des officiers au statut quasi aristocratique au sein des armées, primat de l’institution et du groupe sur les individus, place centrale des traditions. Mais il ne s’agit ni d’un folklore militaire ni d’un choix d’ordre politique. S’ils fondent la structure de l’organisation et de la vie militaires dans ce qu’elles ont de particulier, et ce malgré les transformations parfois importantes des sociétés civiles que les armées ont vocation à défendre, c’est tout simplement parce qu’ils contribuent à la réussite des armées au regard de leur objectif premier : l’efficacité opérationnelle. Ces caractéristiques de l’organisation et de la culture militaires sont dites « spécifiques » de manière relative aux traits majeurs de la société parente. La dynamique générale des sociétés occidentales depuis le XVIIIe siècle est allée dans le sens d’une intensification des logiques démocratique, libérale et sociale. Les valeurs centrales qui se sont peu à peu imposées au sein de nos sociétés sont celles d’égalité, d’émancipation individuelle, de bien-­être économique et social et d’universalisme. Ainsi les éléments centraux de l’organisation et de la vie militaires sont-ils progressivement devenus des facteurs de distinction et de tension, politique, sociale et culturelle, entre l’institution militaire et son environnement civil.

Dans le cadre des démocraties libérales contemporaines, un des enjeux fondamentaux des relations entre armée et société est de trouver le bon équilibre entre une spécificité militaire fonctionnelle trop marquée ou trop faible, entre un éloignement et/ou une tension trop forte avec la société civile et une « banalisation » démocratique du fonctionnement militaire risquant d’affecter l’efficacité opérationnelle. En fonction de multiples paramètres contextuels, dont les plus importants sont la nature et l’ampleur des menaces pesant sur la nation, les transformations techniques du métier des armes et les évolutions culturelles de la société civile, des ajustements de cette spécificité fonctionnelle n’ont cessé d’être réalisés depuis la fin des années 1960 pour trouver le meilleur équilibre en contexte.

Le volet socio-­politique de la spécificité militaire, que l’on développera peu, concerne la plus ou moins grande distance selon les moments entre armée et société du point de vue de l’origine sociale des militaires, de leurs orientations idéologiques et choix politiques, rémunération, style de vie, prestige, etc. Il s’agit par ailleurs d’évaluer leurs relations au pouvoir civil et leur statut juridique plus ou moins particulier qui fixe leur place dans la vie publique. Ce statut a également, à partir des années 1970, connu un ensemble d’ajustements progressifs allant dans le sens d’une plus grande souplesse et liberté.

Le devoir de réserve

La question du devoir de réserve, de ses périmètre, degré et appréciation par la hiérarchie militaire et le pouvoir politique est un peu particulière à cet égard, car l’épisode algérien et la tentative de putsch de 1961 ont conduit à une très grande sévérité politique en retour concernant l’expression publique des militaires, et, peu à peu, l’idée que le silence complet imposé aux armées à l’issue de la guerre d’Algérie était l’équivalent de la norme démocratique française jusque-là s’est diffusée dans les esprits. Or, la vraie « grande muette » date des années 1960 et non du cantonnement juridique mis en place par la IIIe République. L’encouragement des officiers à prendre la plume pour traiter de sujets relevant de leur domaine professionnel s’est cependant développé de nouveau à partir des années 1990, au fur et à mesure de l’atténuation des frictions, tandis que le silence sur les sujets directement politiques restait la norme.

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